Café.
Situé au centre-ville, le Métropole est le lieu de
rassemblement de tous les artistes qui s’intéressent à la
musique. De la découverte des talents jusqu’à la signature
des contrats, tout se passe ici.
La bohème au rendez-vous
Même
s’il n’y a aucune pancarte pour indiquer son nom, tout le
monde connaît le café Métropole, ou le café des artistes
comme l’ont surnommé les gens. Cosy, vivant, accueillant, ce
café est situé en plein centre-ville près du théâtre qui
porte le même nom à Ataba. Tout commence vers 20h dans une
salle trop étroite pour contenir tous les clients, alors
beaucoup préfèrent s’attabler sur la terrasse, qui en fait
n’est que le trottoir de la rue. Et c’est là où le
propriétaire a installé quelques tables et des chaises. Un
café modeste, mais très connu, car il est le lieu où se
rassemblent les artistes du monde de la musique depuis des
années. C’est là où se retrouvent compositeurs,
monologuistes, musiciens, poètes ou chanteurs. A partir de
20h et jusqu’à l’aube, il devient le lieu de prédilection de
tous ceux dont la profession et les talents sont consacrés à
la musique. Si les matinées se déroulent de manière
habituelle comme tout autre café du Caire où chômeurs,
employés des institutions des alentours viennent prendre
leurs boissons, le soir, ce café change complètement de
décor. La clientèle est uniquement composée d’artistes. De
sa maison située dans un autre quartier, Andalib,
monologuiste, est le premier à arriver. « Le fameux
monologuiste Fayçal Khourchid avait l’habitude de venir ici
et de s’attabler comme nous dans ce café », dit Andalib, qui
fréquente ce café depuis les années 1970. Ce dernier attend
de saisir sa chance comme ce fut le cas pour Khourchid. Mais
ce qui arrive à un artiste ne peut certainement pas se
répéter pour un autre, car c’est le jeu du hasard. Alors
Andalib va de temps en temps travailler à la radio, mais le
plus souvent, il présente ses monologues à l’occasion des
mariages dans les quartiers populaires. Il ne passe plus
tous les jours dans ce café comme il le faisait auparavant,
seulement trois ou quatre fois par semaine pour rencontrer
ses amis, suivre ce qui se passe dans le domaine artistique
et surtout s’y inspirer pour faire ses nouveaux monologues.
« Les meilleurs, je les ai tirés de cet endroit », dit
Andalib. En fait, l’inspiration est la chose qui fait naître
l’enthousiasme créateur chez tout artiste qui vient
s’asseoir dans ce café et où l’ambiance générale aide à
toute sorte de créativité. Yéhia Nizar arrive une main dans
la poche, de l’autre, il salut de loin ses copains en
faisant la révérence dans un geste théâtral. En tant que
poète, Nizar est le spécialiste de la romance. Et bien qu’il
soit capable de composer des vers à toutes les occasions, il
préfère tout ce qui est romantique. Cela convient à son
regard rêveur, à la douceur de sa voix. « J’ai en tête les
paroles de plus de 800 chansons prêtes à sortir dès qu’un
chanteur ou musicien me le demande », dit Nizar, client
fidèle depuis 1985. Ce dernier se presse pour rejoindre ses
deux copains, compositeur et chanteur, afin de composer une
chanson patriotique commandée par la télévision et qui sera
bien payée. « Je ne cède pas à mes principes, mais gagner
son pain est devenu difficile par les temps qui courent,
alors cela ne me gêne pas parfois de composer des vers sur
commande pour n’importe quelle occasion », se justifie-t-il.
Les maîtres du lieu
Peu à peu, des dizaines d’artistes et rien que des artistes
commencent à envahir l’endroit, certains parmi eux exercent
un autre travail loin du domaine de l’art. Ce dernier ne
nourrissant pas suffisamment. Pendant la journée, ils sont
des fonctionnaires ou de simples ouvriers, et le soir ils
redeviennent ce qu’ils sont avec les talents qu’ils
possèdent. « Même si nous sommes des artistes de second
degré, on est fier de pratiquer ce que l’on aime. Et, soit
la chance choisit l’un d’entre nous pour le transformer en
une grande star, soit il reste dans l’oubli. En attendant,
il suffit de faire ce que l’on aime et de se retrouver dans
cet endroit où tout le monde parle le même langage », dit
Andalib.
On a du rythme
L
à,
c’est un brouhaha permanent, les interminables discussions
ou débats se mêlent au bruit de chaises que l’on déplace
entrecoupé du son des cuillères et des verres qui
s’entrechoquent. Ils sont tout sauf silencieux. « On ne
baigne pas dans l’ennui ni dans la monotonie, bien au
contraire, on est là pour discuter, monter des projets,
faire de la polémique, et je n’ai pas l’impression de perdre
mon temps », lance un auteur de blagues qui vient dans ce
café régulièrement depuis des années. Comme n’importe quel
autre café, le bruit des dominos et du trictrac résonnent en
même temps que l’enthousiasme des joueurs, mais ici
l’enthousiasme peut aussi se transformer en débats autour
d’un même sujet ou d’une polémique et en création de vers
qui deviendront en quelques minutes les paroles d’une
chanson qui va défiler d’une table à l’autre jusqu’au
compositeur. Ce dernier arrive en saluant à haute voix.
C’est Mahmoud Abdel-Aal. Tout de suite, il cherche le
musicien Hoda Al-Masri, le tire dans un coin pour discuter
d’une affaire qui semble bien importante. Les autres
comprennent alors qu’un nouveau projet est en train d’être
élaboré. Ils s’approchent pour écouter et voir s’ils peuvent
les aider. « On ne cache rien, ici chacun connaît le travail
de l’autre et offre son aide sans éprouver de sentiments de
jalousie », affirme Abdel-Aal. Ce dernier ne peut pas nier
qu’il doit son succès à ce café qu’il fréquente depuis les
années 1990. Il confie qu’à ses débuts, il travaillait sans
organisation et ne trouvait que rarement une aide, surtout
qu’il est handicapé. « Mais ici, continue-t-il, j’ai
constaté que tout le monde m’encourageait et me soutenait ».
Actuellement Abdel-Aal prépare les chansons du nouveau
feuilleton avec le musicien Al-Masri. Petit à petit les voix
s’élèvent, les uns participent en chantant, d’autres en
tapant sur la table et faisant des gestes de la tête pour
signifier qu’ils apprécient. Cette scène qui ne se répète
pas souvent attire une famille qui passait par là et décide
de s’attabler pour profiter de ce spectacle gratuit. Les
voix et les rythmes sur la table se mêlent au tintement des
verres qui se télescopent sur les plateaux transportés par
les serveurs. Ces derniers se faufilent entre les tables
pour servir des boissons chaudes ou froides et des
narguilés. Ramadan, le plus ancien des serveurs, sait très
bien ce que préfère chacun de ses chers clients. Mais
comment ignorer ce que les clients apprécient, surtout
qu’ils n’ont pas changé depuis des années ? Lui-même est là
depuis plus de 30 ans. Et ce vieux serveur connaît bien plus
que les appétits de ses clients, il a compris la nature et
les conditions de leur travail. Grâce à cette connaissance
et la présence permanente des artistes, le café s’est
transformé en une cible pour tous les agents qui cherchent
un talent. « L’affaire commence toujours par un coup de fil
d’une personne me demandant après quelqu’un de connu
d’avance ou elle me sollicite pour lui proposer un
monologuiste, chanteur, musicien ou ce qu’il désire, ils
sont toujours là et prêts à répondre à l’appel », explique
Ramadan. Et d’ajouter : « Au cas où un agent me demanderait
de lui choisir quelqu’un, je n’hésite pas à faire mes
propres critiques et c’est à lui de décider. J’ai mon point
de vue, car si je dois choisir parmi plusieurs artistes, je
choisis celui qui n’a pas travaillé depuis longtemps, ou
celui dont les conditions familiales sont difficiles ».
Ramadan sait pertinemment que tout le monde fera cas de son
choix, car il est un homme honnête. En fait, la relation qui
s’est tissée entre les serveurs et les clients est tout à
fait exceptionnelle, et celle des artistes l’est encore plus
et n’a rien à voir avec la relation que peuvent avoir les
clients dans un café. Mahmoud affirme que le fait de se
retrouver ensemble régulièrement, parler de leurs
souffrances et espoirs a créé une ambiance familiale qui se
ressent clairement lorsque tous participent pour achever les
paroles ou la musique d’une chanson de l’un d’entre eux. Ou
même lorsque tout le monde décide de rendre visite à un
malade ou de l’aider lorsqu’il est en difficulté financière.
« Les artistes doivent être irréprochables surtout en ce qui
concerne les relations, c’est ce qu’on tente de faire dans
ce café », dit Mahmoud.
Un rendez-vous obligé
Théâtre, cinéma, mariage ou toute autre occasion, tous les
agents doivent passer par ce café, devenu un lieu de
rassemblement de tous les artistes. « Hassan Al-Asmar,
Adawiya, Mohamad Rouchdi et d’autres venaient tous ici », se
rappelle Adel Hassan, avocat et propriétaire de ce café
qu’il a hérité de son père et dont il a pris la charge
depuis les années 1980. « J’ai grandi parmi les artistes et
c’est au Métropole où j’ai passé toute mon enfance. Alors ce
nom est très cher à mon cœur », dit Adel qui ne vient pas au
café pour jouer au propriétaire, mais pour rencontrer les
artistes ou échanger avec eux différents points de vue
autour de l’art. Et avec toutes ces années qui se sont
écoulées et en voyant toutes les stars qui ont défilé au
Métropole, s’y rendre est devenu le rêve de beaucoup de
jeunes qui viennent des quatre coins de l’Egypte avec
l’espoir d’être propulsés sous les feux de la rampe.
Beaucoup n’ont pas pu réaliser ce rêve et sont restés des
artistes de dernier rang, mais ils n’ont jamais quitté le
café. Ramadan, le serveur, affirme qu’il accueille
quotidiennement des jeunes qui viennent le chercher pour
qu’il leur présente des compositeurs ou des musiciens qui
peuvent découvrir leurs talents. Parfois, l’affaire va plus
loin à l’exemple d’Ahmad, originaire du gouvernorat de Minya.
Ce jeune se considère comme un grand poète et attend de
saisir cette chance qui va le propulser vers le monde des
stars. « En attendant ce jour pour lequel j’ai quitté mon
village, je ne peux m’éloigner de ce café ni rentrer chez
moi avant de réaliser mon but. Alors Adel, le propriétaire,
a accepté que je travaille chez lui pour gagner ma vie et en
même temps être parmi les artistes », s’exprime Ahmad, en
étant sûr et certain qu’il va atteindre son but. Cet
endroit, qui a gagné sa réputation grâce au théâtre
Métropole mitoyen d’où émergeaient les artistes pour
rejoindre le café du coin, est resté au sommet de sa gloire.
Il continue de jouer son rôle en soutenant une association
non annoncée pour les artistes. Et il paraît que beaucoup de
choses ont changé au fil des années. D’après Hoda, directeur
d’une troupe musicale, le café était tout autre jusqu’aux 15
dernières années. « Il y a eu plusieurs changements dans les
domaines politique et social qui ont influencé la vie en
Egypte en général, entre autres notre café. La guerre du
Golfe par exemple nous a beaucoup influencés », dit Hoda, en
affirmant que c’est surtout l’apparition du DJ qui a
réellement menacé l’art et les artistes. D’après lui, cette
nouvelle tendance a remporté un grand succès chez les gens
qui peuvent entendre ce qu’ils veulent à travers des CD, et
parce que cela leur revient beaucoup moins cher. Une chose
qui a encouragé les hôtels et les salles de fêtes à recourir
au DJ pour satisfaire les clients. Alors, continue Hoda, les
artistes ne travaillent plus comme avant sauf dans le cinéma
ou la télévision. Andalib ajoute que le goût des gens aussi
a beaucoup changé, et l’art n’a plus sa place d’antan.
D’après lui, c’est la technologie moderne qui fait l’artiste
maintenant, et non ses talents. Cette situation a déprimé
beaucoup d’artistes qui ne viennent plus régulièrement dans
ce café. Autre chose qui menace l’existence du café c’est
l’apparition d’autres cafés qui jouent le même rôle dans
d’autres quartiers, comme ceux de la rue Fayçal ou de la rue
Mohamad Ali. Hammouda dit que c’est de l’injustice que de
comparer son café aux autres qui existent depuis toujours,
mais n’ont rien à voir avec le sien, car ceux de la rue
Mohamad Ali ne servent que le secteur des danseuses ou des
instrumentistes (al-alatiya) qui peuvent jouer même dans la
rue, une chose que nos artistes n’acceptent pas. La même
chose pour ceux de la rue Fayçal qui servent les artistes
qui travaillent dans les casinos et les clubs de la rue
Haram. « Non, le café n’a pas perdu de son prestige. Mais à
cause des mauvaises conditions qu’est en train de vivre
l’art en général, il serait difficile de restaurer le passé
glorieux, surtout qu’il y a des choses qu’on ne peut pas
ressusciter », dit Andalib, en ajoutant qu’il sait qu’il est
difficile de rattraper le temps perdu.
Hanaa
Al-Mekkawi