Ecrivain et éditeur libanais de renom, Soheil Idriss vient de nous quitter à l’âge de 83
ans, après une vie très active où il a durablement marqué la scène culturelle
arabe. Nous publions un extrait de son autobiographie Les souvenirs de la
littérature et de l’amour, dont l’audace avait suscité un tollé lors de sa
publication.
Du journalisme à la littérature
J’ai
fait mon entrée dans la vie littéraire par la porte du journalisme.
J’avais
reçu un de ces jours de l’année 1943 une lettre de Saïd Féreiha, rédacteur en
chef d’Al-Sayyad me demandant de lui rendre visite et ce, après qu’un ami « des
deux côtés » comme il me l’avait dit lui eut parlé de moi, alors qu’il
cherchait « un rédacteur actif ».
Lorsque
je rencontrai Saïd Féreiha dans son bureau d’alors dans le quartier d’Azarieh,
je lui posai des questions sur la nature de mon travail dans la rédaction. Il
me répondit sans hésitation :
— De
tout !
Je
demandais : Quelles rubriques de la revue ?
—
Toutes !
Je
voulus m’opposer et je dis : Mais …
Il
m’interrompit en disant : Pas de Mais ni de Comment ni de Pourquoi !
Je ris
et Saïd Féreiha de poursuivre :
— Vous
passerez par toutes les rubriques en attendant d’atterrir dans l’une d’entre
elles et de vous poser !
Je ris
de nouveau puis je me précipitais de dire :
—
D’accord … Essayons !
—
Superbe !
Il
ajouta quelques instants plus tard :
—
Quant au salaire, nous en reparlerons après l’essai !
J’eus
honte de lui demander combien de temps durerait l’essai, surtout que ma
famille, dans un besoin urgent, comptait sur ma participation financière.
J’occupais
le lendemain une petite pièce dans le bureau d’Al-Sayyad qui donnait sur de
vieilles maisons d’Al-Azazeya. Je m’assis derrière mon bureau tout plein de
fierté. Je demandais un café, alors qu’un sourire moqueur planait sur mes
lèvres : « C’est après l’essai donc … C’est donc comme ça ! ». Puis je me
demandais : « Et toutes ces nouvelles que me publient les revues d’Al-Amali,
Al-Makchouf et Al-Gomhour ne font-elles pas partie de l’essai et n’ont-elles
pas passé l’examen avec succès ? ».
L’après-midi
du même jour, je présentai à Saïd Féreiha une nouvelle que je venais de
terminer depuis quelques jours. Il lança un regard sur le titre puis ajouta
rapidement :
— Je
n’aime pas les nouvelles !
Je fus
sidéré, mais je me retins et lui dis :
— Mais
tout ce que vous écrivez dans la Gooba monsieur Saïd, ce sont des histoires !
Il
répondit calmement :
— Mais
d’une autre manière !
Puis
il se reprit et ajouta :
—
Malgré cela, je vais lire la nouvelle maintenant. Asseyez-vous.
Je
m’assis en tremblant. Et ce faisant, je me souvins de ce que je connaissais sur
Saïd Féreiha comme étant un analphabète n’ayant pas été scolarisé et qu’il
avait travaillé comme barbier puis comme vendeur de journaux d’après ce qu’il
avait raconté dans sa Gooba. Alors que moi, j’avais été scolarisé et que je
suivais mes cours en droit bien que j’aie échoué à l’oral cette année-là. Le
voilà maintenant qui me fait passer un examen privé et je ne sais pas si …
Le
propriétaire d’Al-Sayyad me coupa le fil des idées en me redonnant la nouvelle
et en disant :
—
Antipathique … Bien que la langue soit belle !
Bien
que j’eusse le sentiment qu’il avait « blessé et guéri en même temps » par ce
jugement, je dis en m’opposant :
— Une
nouvelle doit être de qualité ou médiocre … Quant au fait d’être antipathique …
Il
m’interrompit :
— Ne
vous fâchez pas monsieur … Si je vous disais que l’antipathie est un signe de
médiocrité !
Puis,
il poursuivit en me tendant un paquet de lettres et de papiers sur son bureau :
—
Lisez-les s’il vous plaît et choisissez ce qui convient à la publication. Inaugurez
une nouvelle rubrique où vous commenterez ce qui intéresse dans cette
documentation.
Puis
il termina ses paroles en riant :
—
N’oubliez pas le critère, celui d’être sympathique !
Ensuite,
il se leva et sortit sans me donner la chance de commenter.
Je
revins dans mon petit bureau déchiré par un sentiment contradictoire de
satisfaction et d’indignation : il avait jugé la nouvelle antipathique et avait
reconnu la beauté de la langue. Comment devais-je réagir ?
Je
ressentis une oppression au cœur et me dirigeai vers la fenêtre du bureau pour
respirer un peu d’air frais qui allégerait mon courroux. C’est alors que je vis
cette jeune fille au deuxième étage de la maison d’en face. A partir de ce
moment, s’instaura une relation entre ma fenêtre et son balcon.
Puis,
la relation évolua et se fit entre ma main alors qu’elle rédigeait les petites
lettres et le jardin de la maison d’en face alors qu’elle recevait les lettres.
Ces gestes complices ne tardèrent pas à générer des rendez-vous avec Anahid.
Et
grâce à Anahid, s’évapora toute désapprobation à la dictature de Saïd !
Après
plusieurs rencontres dont certaines se déroulèrent dans des salles de cinéma et
dans lesquelles nous échangeâmes baisers et attouchements, Anahid profita de
l’occasion de l’absence de sa mère en voyage dans sa famille dans la Bécaa pour
me recevoir chez elle. Elle m’ouvrit alors les portes de la féminité envoûtante
et fit goûter au jeune homme de 17 ans que j’étais les délices des premiers
fruits mûrs.
Il ne
se passa pas beaucoup de temps avant qu’on nous informa que les habitations
d’Al-Azezya avaient été vendues à de grands entrepreneurs et que les anciens
bâtiments qui s’y trouvaient seraient détruits afin de construire à leur place
les plus belles constructions de Beyrouth. En détruisant les vieux bâtiments
d’Al-Sayyad et les maisons adjacentes, la relation entre la fenêtre et le
balcon se coupa. Et Anahid partit avec sa mère dans la vallée de Bécaa.
Les
bâtiments de la revue furent mutés à la rue Allenbi et je revins à la dictature
de Saïd Féreiha et il faut avouer qu’il réussit à me colorer selon son humeur. Je
me mis à écrire comme il le désirait et à parler de sujets qui m’étaient
étrangers comme celui des chanteurs et des chanteuses sur lesquels j’écrivis
plusieurs articles que le rédacteur en chef décrivit comme n’étant pas
antipathiques.
Traduction de Soheir Fahmi
Une génération perd son repère
Plus qu’un romancier, plus qu’un nouvelliste, Soheil Idriss était également à l’initiative d’un projet culturel et littéraire qui a profondément marqué la deuxième moitié du vingtième siècle. Le nom du fondateur de la prestigieuse revue littéraire Al-Adab, et de la maison d’édition du même nom, restera gravé dans les annales de l’histoire comme un repère culturel majeur dans le champ littéraire arabe de la belle époque.
Né en 1925 au Liban, Soheil Idriss a obtenu un doctorat en littérature à la Sorbonne en 1952. Ces années passées à Paris lui inspireront son roman le plus célèbre, Al-Hay al-latini (le quartier latin, 1953), où il explore, tout comme d’autres grands noms de la littérature arabe, Taha Hussein et Tewfiq Al-Hakim avant lui, Al-Tayeb Saleh un peu plus tard, les rapports ambigus entre Orient et Occident. Des rapports dans lesquels il a joué un rôle actif par le biais de son activité de traducteur. Soheil Idriss est ainsi l’auteur de très belles traductions d’œuvres majeures de Sartre et de Camus (La Peste), publiées chez Al-Adab. Intellectuel érudit et encyclopédique, c’est également à lui que l’on doit le dictionnaire français-arabe Al-Manhal.
Une génération entière d’écrivains égyptiens et arabes doit à Al-Adab, revue (fondée en 1953) et maison d’édition (fondée en 1956 avec Nizar Qabbani) confondues, leurs débuts. Al-Adab a ainsi publié les premiers poèmes d’Ahmad Abdel-Moeti Hégazi, de Salah Abdel-Sabour et d’Amal Donqoul, les premiers articles de Ragaa Al-Naqqach, entre tant d’autres.
Audacieuse dans sa manière d’aborder les grands tabous du monde arabe — c’est chez Al-Adab que le roman Awlad haritna (les fils de la médina) de Naguib Mahfouz est publié après son interdiction en Egypte, dynamique dans sa volonté d’innover en littérature, la « méthode Idriss » se distinguait également par un engagement politique clair dans le camp du nationalisme arabe. Une position basée non pas sur un repli intellectuel, mais au contraire, sur l’ouverture par rapport aux grands courants de pensée occidentaux. Tout en restant intransigeante par rapport à la censure pratiquée par les régimes arabes. En tant que président de l’Union des écrivains libanais (qu’il avait également fondée en 1968), ou secrétaire général de l’Union des écrivains arabes, Soheil Idriss a plus d’une fois pris fait et cause aux côtés d’écrivains censurés ou brimés. Ainsi faisant, il contribuait à offrir à la littérature arabe une bouffée d’oxygène.
Dina Heshmat