Compositeur, luthiste et académicien libanais,
Charbel Rouhana
évoque par sa musique l’âme du temps présent, avec un
soupçon de dérision.
Le Liban dans le coeur
La salle est aménagée pour recevoir un petit takht (ensemble
oriental) de trois musiciens. Sur scène, trois chaises, des
micros et des pupitres. Et puis Charbel Rouhana apparaît,
moustachu avec des lunettes, chemise et pantalon. Sans faire
un sourire, il s’assoit en faisant signe à ses amis et se
penche sérieusement sur son oud (luth oriental). Commence
alors le concert. Le musicien libanais fait salle comble. Il
a acquis des cœurs en Egypte, étant réputé comme le disciple
de Marcel Khalifé, la voix authentique du Liban.
Rouhana chante Ah men al-wagd (ô l’affection), Telaat ya
mahla nourha (le beau soleil s’est levé), un air du
compositeur alexandrin Sayed Darwich. Ensuite, il renoue
avec son propre répertoire. L’audience chante avec lui dans
une grande émotion. Les applaudissements et les youyous de
joie donnent la cadence. Les yeux de Rouhana pétillent et un
grand sourire se dessine sur ses lèvres. Il introduit les
nouveaux arrangements et les nouvelles compositions qu’il a
présentés dans le cadre du dernier Festival de jazz au
Caire. En fait, il a juste joué une séquence d’une
demi-heure, expliquant : « C’était difficile de jouer entre
deux troupes spécialisées de jazz, le fameux Peter Lipa et
la troupe égyptienne Al-Dor al-awal. Le jazz est une musique
qui ouvre ses bras pour accueillir tous les genres. Ma
musique, aussi. Parfois, je vais vers le folklore, les
compositions du passé, les chansons du patrimoine, les
nouvelles techniques … Pourtant, j’avoue que je ne fais pas
de jazz. J’aime tout simplement l’écouter ». En fait, le
musicien se plaît à mélanger les styles occidental et
oriental. Avec lui, l’improvisation est souvent de mise. Et
le dialogue débute entre violon, percussions et luth. Le
tempo s’accélère, de quoi enflammer la salle. « N’importe
quel instrument traduit la pensée de son joueur. C’est lui
qui le manipule et le fait voyager dans son propre monde »,
estime Rouhana sur un ton posé et confiant. Il ajoute : « On
a l’habitude de juger tout ce qui est différent à notre
musique comme bizarre. Pourtant, un genre comme le jazz a
ses règles et ses techniques. Moi, je joue toujours de la
musique arabe, c’est ma langue ».
Non sans humour, Rouhana se montre assez critique à l’égard
de sa propre société libanaise. Il déclare ouvertement Bil
arabi ahsane (c’est mieux en arabe). Une chanson
sarcastique, dénonçant l’usage fréquent des langues
étrangères par les Libanais, mélangeant arabe, français et
anglais dans une seule conversation.
De temps en temps, il chante pour s’exprimer, jouer et
dénoncer quelque chose qui lui déplaît. Ses chansons
touchent le public, car parlant de leurs soucis
sociopolitiques. Un chanteur engagé ? Il ne veut pas l’être
vraiment. Mais comment s’en empêcher ? « On est forcément
influencé par la situation sociopolitique du pays. Mais au
moment de la composition ou de l’écriture d’une chanson,
j’essaye de trouver ma sérénité, c’est un moyen de faire la
paix avec soi-même. Donc, il faut prendre un peu de distance
pour pouvoir créer », explique Rouhana, qui tente toujours
de ne pas être négativement influencé par l’actualité
politique. Plutôt, il la tourne en dérision, comme il l’a
fait il y a quelques années avec la chanson La chou
al-taghyir (pourquoi le changement ?, 2004), où il cassait
les rêves d’opérer un changement. En fait, il y critiquait
la passivité et l’indifférence des gens. A quoi donc sert le
changement ? Mais quand même, le dernier couplet souffle un
peu d’espoir.
Ses chansons, sa musique et ses albums traduisent alors une
voix contestataire. Pour lui, chose tout à fait naturelle,
voire évidente. C’est l’influence de son entourage.
« Celui-ci m’a initié à la musique arabe et au luth »,
lance-t-il. Un frère joueur de nay (flûte orientale), un
autre de tabla (percussions) et un cousin qui n’est que le
fameux Marcel Khalifé. Voilà ses références. Comment donc
Rouhana peut-il échapper à son sort ? « Marcel Khalifé a
joué un grand rôle dans ma formation musicale. C’est un
modèle pour tout musicien », dit-il. En fait, les deux
cousins ont chanté et joué ensemble à divers concerts.
Rouhana faisait partie de la troupe de Khalifé, Mayadine
(places). « Ma relation avec Marcel Khalifé est assez belle
et attirante. Sur le plan artistique et humain, j’étais
content. C’est difficile alors de se séparer de lui. Mais
comme j’ai mon propre projet musical, j’ai des rêves que je
cherche à réaliser, il fallait s’en sortir sans problèmes,
ni conflits. Jusqu’à présent, nous avons une très bonne
relation. Nous pouvons travailler ensemble … Toutes les
options sont ouvertes ».
Avant de jouer au luth, l’adolescent qu’il fut voulait faire
du piano. A 14 ans, il a suivi des cours de piano pendant
deux ans. Mais à cause de la guerre, sa professeure ne
pouvait pas se rendre jusqu’à chez lui près de Byblos. Plus
de cours alors. Le jeune Charbel prend le luth dans les bras
et commence à jouer. Un jeu du hasard ? « Au départ, j’ai
voulu découvrir le piano. Si j’avais suivi mes cours, je
serais peut-être devenu pianiste. On ne sait jamais. Mais
franchement, au fond de moi, je sentais un certain contraste
entre ce que nous, ma famille, mon entourage et moi,
chantons et jouons et ce que le piano représente. Le luth
était donc un choix naturel, mais de temps en temps j’aime
fouiller la musique classique, le jazz, la musique du monde,
la musique de fusion … ».
Le jeune Rouhana a poursuivi ses études de musique arabe,
avec le luth comme spécialisation. Diplômé du Conservatoire
du Liban, il a été recruté comme professeur de musique arabe
et de oud. Tout au long de sa carrière académique, il a
élaboré un ouvrage de 8 tomes portant sur son instrument de
prédilection. C’est devenu plus tard le programme enseigné
aujourd’hui aux étudiants du Conservatoire. « C’étaient tout
simplement des notes et des remarques que j’ai écrites,
portant sur le jeu et l’instrument. Juste un pont qui relie
le jeune étudiant à la musique arabe, entre présent et
passé. C’est aussi un lien entre la musique déjà existante,
écrite et composée et celle que nous composons aujourd’hui.
Cet ouvrage est toujours soumis à des modifications et à des
changements. Il n’est pas sacré. Mais j’espère avoir le
temps pour continuer cette mission. A l’académie, règne
toujours une ambiance conservatrice », dit-il, ajoutant : «
Ma tâche sur scène est plus facile. Je me sens plus à
l’aise. Le public et moi, nous sommes dans un état de joie
».
Depuis les années 1980, Rouhana a sorti 8 albums, assez
variés. Tous ses concerts, sa musique d’avant 1997, date de
la sortie de son album Salamat (salutations), ne faisaient
que préparer la suite. Car cet album constitue un vrai
tournant. Ses compositions d’auparavant, il ne les dénigre
pas. Au contraire, il les reprend pour leur donner un autre
sens, à travers une interprétation plus contemporaine. C’est
son jeu préféré. Mazaj Alaani (2000) est un autre album qui
a regroupé des œuvres remontant aux années 1980, avec un
nouvel arrangement. « Tous ces albums, c’est moi. Je cherche
toujours à faire quelque chose de différent ».
Cependant, d’aucuns l’accusent ouvertement d’imiter Marcel
Khalifé ou Ziad Rahbani. D’autres avancent qu’il cherche, de
par sa musique, à flirter avec l’Occident. Et lui, il fait
la source oreille, ignorant ces accusations. sur un ton
diplomatique, il répond : « Marcel Khalifé et Ziad Rahbani
sont des grands noms. Ce sont des modèles que l’on respecte
beaucoup. C’est un grand honneur d’être comparé à eux. Même
si j’anime des concerts en Europe ou loin du Liban, l’idée
de suivre la mode occidentale ne me préoccupe pas. Je
m’attache à ma culture, à ma musique et à mes origines
arabes. Toute ma carrière est au Liban. Je suis professeur
au Conservatoire de Beyrouth, j’ai épousé ma femme pendant
la guerre, mes deux enfants sont nés dans ce pays … J’ai
vécu là-bas tous mes 43 ans. Ma physionomie ne trahit pas
mon âge, n’est-ce pas ? ».
Un concert au Caire, à Montréal ou ailleurs …, l’agenda de
Charbel Rouhana est surchargé. Ses nouvelles sont diffusées
rapidement sur les blogs, les sites musicaux, le Facebook ….
A-t-il un bon agent, un directeur de la communication ? «
C’est ma femme. Sans même le lui demander, elle le fait …
Une manière de me suivre au sens positif ou négatif »,
plaisante-t-il, ajoutant : « La femme qui vient assister à
un concert de Charbel Rouhana, et qui l’admire pour une
demi-heure, n’est pas la même femme qui peut vivre avec lui
24 heures sur 24. Mon épouse supporte ma mauvaise humeur,
mon inquiétude, mes soucis … ». La gratitude l’emplit et lui
procure satisfaction. « Ma vie est axée autour de deux
projets : la musique et la famille. L’un ne peut dominer
l’autre. J’essaye le plus possible de maintenir l’équilibre
nécessaire », souligne-t-il.
Déjà la nouvelle circule entre les navigateurs d’Internet,
Rouhana se produira en concert durant le mois de décembre.
Avis aux mélomanes.
May
Sélim