Mekkawi Saïd
tente, dans son dernier recueil de nouvelles Serri al-saghir
(mon petit secret, éditions Akhbar Al-Youm), de capter les
moments humains qui ressortent en pleine décadence. En voici
une de ses nouvelles, Al-Donia betlef.
La terre tourne
Les gouttes de pluies se prolongeaient et se précipitaient
et, en quelques secondes, la rue se transforma en marée de
boue avant de se vider complètement des flâneurs. Je me
protégeai sous la tenture des autobus et je remarquai un
minuscule fantôme, celui d’une silhouette de jeune fille
émincée qui apparaissait à peine à la lueur de la pâle lune.
Elle était poursuivie par quelques gamins qui s’amusaient à
la draguer, puis ils s’approchèrent d’elle et se mirent à la
bousculer et à la toucher. La situation se dramatisa et prit
une plus grande ampleur lorsqu’elle se retourna pour les
remettre en place. Ils se recroquevillèrent sur eux-mêmes à
cause des injures grossières et insolentes qu’elle leur
lançait. A force d’insultes, ils reculèrent de quelques pas,
l’air abattu. Elle se retourna subitement, découvrit ma
présence, me dévisagea et se précipita vers moi. Les gamins
la suivaient sans trop de vigueur. Je remarquai à peine ses
traits. La large robe à la manière des pays du Golfe cachait
son corps mince alors que le fard bon marché couvrait le
visage émincé de cette jeune fille qui n’avait pas atteint
ses seize ans et dont la bouche mâchait à grands bruits une
mastique de manière péremptoire comme pour crier bien haut
et fort : « Je suis une prostituée ».
Elle s’arrêta devant moi, me sourit et je fus frappé par sa
vulgarité alors qu’elle disait :
« Dieu me protège, et personne d’autre que toi va me prendre
dans ses bras et me laisser dormir à ses côtés ».
Je regardais les gamins qui avaient l’air sidéré par la
scène. Ils sentaient que la situation leur échappait. Ils
lancèrent alors des grossièretés en se moquant de nous tout
en ne dissimulant pas leur envie et leur jalousie.
« Alors, mon vieux, tu es chanceux ! N’oublie pas de bien
prendre soin d’elle. Elle est après tout de l’âge de ta
fille ! ».
Lorsque la situation prit ce tour et qu’ils se mirent à
ricaner de ma personne, de mon âge, de ma tête chauve et de
mes lunettes, je les bombardais de mes regards perçants tout
en lançant des mots calmes pleins de sous-entendus. Il ne se
passa pas longtemps avant qu’ils ne prennent la fuite, les
uns après les autres, en réalisant parfaitement que le tour
était joué …
D’un regard aigu et avec un sourire, elle surveillait leur
retrait tout en insistant à se cantonner contre mon corps.
Sa robe humide caressait mon corps et me faisait frissonner.
Elle se serra contre mes coudes en s’exclamant avec
affection :
« Bravo ! J’étais sûre que tu allais me sauver d’eux ! ».
J’éloignai mon corps en affirmant paternellement :
« Ils sont partis, tu peux partir maintenant ».
D’un regard perçant et souriant, elle me fixa : « Tu croyais
que je rigolais ? Je veux vraiment dormir chez toi ».
Mon regard traversa sa robe, alors que je disais : « Tu veux
coucher chez moi ? ».
Elle fit oui de la tête en se collant plus à mon corps et en
plongeant son visage contre ma poitrine. Elle soufflait : «
Ta maison est proche ? ».
Je répondis calmement : « Il faut quatre heures pour y
arriver ».
Elle s’insuffla alors qu’elle faisait quelques pas en
arrière et qu’elle disait avec douceur : « Pourquoi 4 heures
? Tu habites la Libye ? ».
Je souriais : « Non, j’habite Qalioub ».
Elle me demanda étonnée : « C’est où ce bled ? ».
Je montrais du doigt le chemin : « Nous allons prendre un
taxi jusqu’à Ramsès, puis nous prendrons une Peugeot pour
Qalioub ».
Elle me fit un câlin : « Tu rigoles ? ».
Je fis un signe de la tête : « Je te jure que je ne rigole
pas ! ».
La détresse remplaça le sourire qui éclairait auparavant son
visage : « Je ne peux pas partir loin d’ici. Je n’ai jamais
voyagé ».
Je sortis quelques livres égyptiennes de ma poche et les lui
donnai. Fermement, elle évita ma main en disant :
« Tu pensais que j’allais coucher avec toi pour de l’argent
! ».
Surpris, j’inventai un mensonge : « Certes pas ! ».
Je la regardais alors qu’elle m’examinait à nouveau : «
C’est donc pour ça que tu m’as dis que tu habitais à Qalioub
! ».
Je me précipitai pour dire : « Je te jure que j’habite à
Qalioub et que je ne me moque pas de toi ! Tu veux voir ma
carte d’identité ! ».
Elle avança de quelques pas, puis dit suppliante : « Tu pars
tout de suite ».
Je fis oui de la tête. Elle avança sa main droite vers sa
taille et sa main gauche de l’autre côté. Je fus pris par
l’étonnement, croyant au premier abord qu’elle allait ouvrir
sa robe pour me laisser admirer ses trésors et les détails
de son corps. Je restai cloué au sol en espérant que cela
arriverait. Pourtant, je fus surpris en la voyant sortir de
ses poches droites et gauches une panoplie de louanges et de
versets du Coran. Je lui soufflai, perplexe : « Tu vends ces
choses ? ». Elle me dit avec un large sourire en me tendant
l’un des versets : « La vie est dure, Monsieur ».
Je retournai dans ma main la sourate de Yassine qu’elle
m’avait offerte et je m’arrêtai subitement alors qu’elle me
lorgnais d’un regard offensé en me voyant plonger la main
dans ma poche : « De nouveau, Monsieur ! ».
Ma main s’arrêta à mi-chemin alors que je soufflai : «
Pourquoi tu m’offres cela ? ».
Avec un sourire que je n’oublierai jamais, elle répondit : «
C’est du Coran, Monsieur ! Pour te protéger durant le voyage
! ».
La lune avait éclairé le ciel et le temps était lumineux et
serein. Alors qu’elle s’éloignait, elle m’entendit dire :
« Je vais te revoir ? ».
Elle s’exclama avec ferveur alors qu’elle était de l’autre
côté de la rue :
« Mais bien sûr, Monsieur ! La terre tourne et moi, Dieu
m’aime beaucoup ! ».
Elle s’éloignait doucement alors qu’une chaleur douce
m’envahissait ... .
Traduction de Soheir Fahmi