Hommage.
Madbouli, ou celui qu’on surnommait le père des éditeurs
égyptiens, s’en est allé à l’âge de 70 ans, après avoir posé
une empreinte indéniable sur le livre arabe et égyptien.
Le grand Madbouli
La
place Talaat Harb, ou Soliman Pacha comme aiment à l’appeler
certains nostalgiques, ne sera plus jamais la même. Le grand
Madbouli est mort. Cet homme illettré à la base, qui
s’occupait avec son père de la vente des journaux, a réussi
à devenir un nom incontournable du livre en Egypte.
La
nouvelle de sa mort a paru en première page dans les médias.
Pour tous les intellectuels et les passionnés de livre et de
connaissance, il était incontournable. Au lieu de faire des
périples éprouvants pour trouver un livre, ils n’avaient
qu’à aller au bon endroit, c’est-à-dire chez Madbouli. Car
cet homme, qui a appris à lire et à écrire grâce à la
passion qu’il portait à la connaissance, est devenu une
marque incontournable de l’édition et de la vente des livres.
Il a édité de jeunes auteurs de l’époque qui devinrent des
grands noms de la littérature, comme pour Youssef Idriss et
autres.
Si sa
devanture de livres, qui a occupé une grande partie de
l’énorme trottoir de la place, n’est plus à cause des
réglementations de la loi et qu’il a dû se cantonner dans
les limites de sa librairie qu’il a su à force de
persévérance acheter dans les années 1950, lui le simple
vendeur de journaux, il reste celui qu’on allait retrouver
pour se provisionner sous le manteau, des livres censurés,
défendus ou difficiles à trouver durant différentes périodes
politiques de l’Egypte contemporaine. Que ce soit sous
Nasser ou sous Sadate ou actuellement, il est resté l’ami
des intellectuels qu’il connaissait personnellement. Il
pouvait même leur prêter certains livres sachant qu’ils
n’avaient pas les moyens de les payer ou encore discuter du
contenu de certains bouquins avec eux.
Il a
mené un combat pour la liberté de la presse qui lui a valu
de nombreux interrogatoires de la sécurité de l’Etat sous
l’époque de Nasser, qu’il désignait comme le grand promoteur
du monde arabe, et même la prison en 1991 pour sa
distribution de livres défendus qui n’a pas eu lieu à cause
de la décision du président de la République sous la
pression des intellectuels. Et pourtant, certains auraient
avancé qu’actuellement et avec la montée des intégristes, il
aurait brûlé dans sa librairie des livres de Nawal Al-Saadawi,
grande féministe égyptienne, car ils portent atteinte à la
place de Dieu. Pourrait-on le penser pour un homme qui a
combattu, sa vie durant, pour la liberté d’écrire et de
penser, et qui savait d’instinct si un livre avait de la
valeur ou pas ? Cet homme qui aimait les livres qui
dérangent et qui était l’ami des intellectuels jeunes et
vieux, qui venaient le retrouver pour acquérir un livre et
pour faire un brin de causette avec lui sur ce qui se passe
dans le pays, n’était-il pas trop amoureux du livre et de la
connaissance pour se laisser prendre dans les pièges de la
censure ? On ne le sait.
En tout
état de cause, Madbouli reste une figure de marque de
l’édition et de la vente du livre en Egypte. Autour de lui,
aujourd’hui, des librairies Madbouli pullulent çà et là dans
les différents quartiers du Caire fondées par les membres de
sa famille, mais personne n’a atteint l’envergure de l’homme
qui n’était pas qu’un simple libraire mais un homme concerné
par les idées et la politique de son pays. Vêtu de sa
djellaba, communiquant avec ses clients et débattant de la
valeur d’un livre difficile à trouver ou censuré,
travaillant de manière simple et rudimentaire en dehors de
la complexité de la modernité, Madbouli est l’homme d’une
époque révolue à tout jamais, où le livre était une denrée
indispensable pour éclairer les esprits. Malgré les grandes
librairies qui côtoient la sienne actuellement sur la place,
et la vente des livres par Internet ou la distribution plus
sophistiquée des bouquins, la place Talaat Harb restera
néanmoins liée de manière indéniable au souvenir de cet
homme modeste et grand à la fois, dont la librairie, comme
symbole d’un moment d’histoire intense, trône aux côtés de
la grande statue de Talaat Harb sur son cheval et des
immeubles centenaires du centre-ville.
Soheir Fahmi