A la veille du 31e anniversaire de la visite du président
Sadate à Jérusalem, Boutros
Boutros-Ghali, ancien
ministre d’Etat aux Affaires étrangères, et
Maurice Lévy, président
du directoire de Publicis Groupe, un des plus grands groupes
de publicité au monde, évoquent le processus de paix au
Proche-Orient.
« Nous devons faire face au fanatisme religieux
des deux
parties »
Al-ahram
hebdo : L’initiative du président Sadate a ouvert une
nouvelle ère. Quel jugement portez-vous, trente et un ans
après, à sa personnalité et aux fondements politiques de son
initiative ?
Boutros
B.-Ghali :
Trente ans après la célèbre initiative du président Sadate,
je reste très frappé par son courage politique et personnel
et par sa qualité de visionnaire. Malheureusement, la visite
de Jérusalem s’était réduite comme une peau de chagrin en un
traité purement israélo-égyptien alors que le président
Sadate voulait au départ que les volets israélo-palestinien
et israélo-arabe ne soient pas surtout absents dans les
négociations entre l’Egypte et Israël.
Maurice Lévy : J’ai été impressionné par le président Sadate
qui a payé de sa vie la cause de la paix entre l’Egypte et
Israël. Nous avons vécu grâce à lui de grands moments
d’émotion lors de sa visite en Israël et il nous a inspiré
beaucoup d’espoir sur le chemin de la paix. Mais cette paix
est restée malheureusement platonique, car il n’y a aucun
contact entre les peuples, ni échanges commerciaux, ni
coopération économique, cela vide l’initiative du président
Sadate de son esprit.
Boutros B.-Ghali : Au début, nous voulions créer un institut
égyptien à Tel-Aviv et un institut israélien au Caire. Les
Israéliens ont bel et bien lancé leur initiative au Caire,
mais les Egyptiens n’ont pas pu le faire, car il restait des
problèmes difficiles à régler sur le front
israélo-palestinien d’un côté et parce que certaines
personnes en Egypte et dans le monde arabe nous traitaient
encore de traîtres.
Maurice Lévy : Il ne faut pas oublier également le front du
refus arabe contre la politique pacifique de Sadate. Je
voudrais dire également que ce front a donné un certain
relief au courage du président Sadate et à sa politique
visionnaire dans la région.
Boutros B.-Ghali : Il est essentiel d’avancer de façon
constructive. La paix signée entre l’Egypte et Israël doit
donner lieu à des réalisations concrètes, des contacts et
des opérations menées en commun dans les domaines culturel,
touristique ou encore économique. Le fait qu’il existe
encore un problème israélo-palestinien pour aussi difficile
et douloureux qu’il soit ne devrait pas être un obstacle à
un rapprochement. C’est tout l’esprit de l’initiative du
président Sadate qui est en cause.
— M. Boutros-Ghali, vous étiez l’un des artisans de la
visite du président Sadate à Jérusalem. Pouvez-vous nous
décrire l’ambiance dans l’avion qui vous a mené avec lui à
Jérusalem ?
Boutros B.-Ghali : D’abord, le président Sadate était très
calme et il nous a impressionnés par sa sérénité, puis j’ai
été frappé aussi par la courte distance qui sépare Le Caire
de Tel-Aviv par avion (1 heure). A travers les temps et les
crises et bien sûr les guerres, on a l’impression que
Tel-Aviv est très loin du Caire, mais une fois dans l’avion,
on est frappé par ce voisinage géographique très proche. Il
y a aussi autre chose de très important qui dominait nos
esprits dans l’avion, nous avions peur d’un éventuel
attentat, ou d’une attaque de l’avion dès son atterrissage,
mais comme je vous l’ai dit, toutes ces considérations
n’ébranlaient pas la volonté d’ouvrir le chemin de la paix
du président Sadate.
— Le président Sadate disait avec force et conviction que le
conflit israélo-arabe était d’abord un conflit
psychologique. Etes-vous d’accord avec cette vision ?
Boutros B.-Ghali : L’élément psychologique était secondaire.
Il y avait un réel problème de partage des terres entre les
deux peuples.
Maurice Lévy : Il y a réellement une dimension passionnelle
et émotionnelle qui alimente ce conflit. Il y a bien sûr le
problème de partage des terres qui était rejeté par les
Palestiniens et les Arabes dès 1947. Il y a des solutions à
tous les problèmes, si les pays arabes faisaient la paix
avec Israël.
Boutros B.-Ghali : Mais il y a un autre problème en Israël
qui n’a rien à voir avec les pays arabes ; c’est qu’à
l’intérieur d’Israël, il y a entre 25 et 30 % de la
population israélienne qui est d’origine palestinienne. Leur
nombre augmente avec le temps, ce qui constitue un danger
démographique pour Israël. Le problème, c’est que ces
Israéliens d’origine palestinienne, ou ces Palestiniens
d’Israël, subissent tous les jours des mesures que je peux
appeler d’apartheid de la part d’Israël. Ces Palestiniens
disent qu’ils sont en Israël des citoyens de 3e classe. Pour
résoudre ce problème, il n’y a qu’une seule issue : la
cohabitation entre Israéliens et Palestiniens.
Maurice Lévy : Je ne connais ni les chiffres exacts ni le
nombre d’Israélo-Palestiniens, mais c’est exactement à cause
de cela qu’Israël insiste sur le caractère juif de l’Etat,
il insiste également sur le refus de retour des réfugiés
palestiniens. On ne peut pas comparer Israël à l’Afrique du
Sud, car il n’y a pas d’apartheid en Israël. Les Arabes
israéliens sont des Israéliens qui jouissent de tous les
droits : éducation, santé, vote, travail, etc. et la seule
limite est qu’ils ne sont pas astreints au service
militaire.
Israël vit sous la menace du terrorisme et il doit se
protéger en imposant une série de mesures contre le
terrorisme, qui sont autant de contraintes.
Boutros B.-Ghali : Il ne faut surtout pas oublier le
problème du fanatisme religieux des deux parties.
Maurice Lévy : Je suis d’accord avec vous.
— Le président Sadate disait également que 90 % des cartes
du jeu politique au Moyen-Orient sont entre les mains des
Etats-Unis. Etes-vous d’accord avec cette lecture de la
situation ?
Boutros B.-Ghali : Il n’y a pas de conflit sans
intermédiaire. Cet intermédiaire pourrait être un Etat, une
personne ou une institution. Dans le conflit israélo-arabe,
il n’y a qu’un seul intermédiaire, ce sont les Etats-Unis
d’Amérique, même l’Europe ne peut pas jouer ce rôle.
Maurice Lévy : Je ne suis pas très qualifié pour parler de
ces sujets, mais je peux dire que si les Etats-Unis
possédaient 90 % des cartes du jeu politique au
Moyen-Orient, la paix serait conclue depuis longtemps. Je
pense qu’il faut encourager le rôle du Quartette
international sur le Proche-Orient, à condition que ce rôle
ne soit pas entravé par une éventuelle action négative d’un
de ses membres ou même d’une puissance régionale ou
internationale.
— Quelles sont les chances de l’Iran de se doter réellement
de l’arme nucléaire ? N’y aurait-il pas de notre part une
obsession injustifiée du nucléaire iranien ?
Boutros B.-Ghali : Je crains qu’il n’y ait pas de notre
part, effectivement, une exagération quant à la capacité de
l’Iran de se doter de l’arme nucléaire.
Maurice Lévy : Nous ne devons pas nous tromper d’analyse,
car on ne peut pas continuer à parler de l’éventualité ou de
la capacité éventuelle de se doter de l’arme nucléaire alors
qu’il pourrait continuer ses recherches pour l’acquérir. Je
suis, bien évidemment, pour une solution négociée avec
l’Iran, à condition que les négociations ne servent pas de
paravent permettant aux Iraniens de se doter de l’arme
atomique. Comment accorder l’arme nucléaire à un pays dont
le chef d’Etat ne cesse de dire qu’il a l’intention de rayer
Israël de la carte ?
Boutros B.-Ghali : Je suis aussi pour une solution négociée
avec l’Iran, mais cet Etat a le droit d’avoir l’énergie
nucléaire, cette énergie n’a rien à voir avec la stabilité
politique du régime iranien. Prenons l’exemple du Pakistan
qui a des bombes atomiques alors qu’il est beaucoup moins
stable que l’Iran.
Propos recueillis par Ahmed Youssef