Cinéma.
Le film Qobolat masrouqa (baisers volés) de Khaled Al-Hagar,
conspué par certains, tient cependant du documentaire le
principe d’un réalisme sans promesse intenable.
Bonheur éphémère
Baisers volés se joue dans la manière dont il prend à son
compte le thème du bonheur, non tel qu’il s’exprime dans le
cinéma contemporain sous forme d’un traité de petites choses
sans force et sans honneur. C’est ce contre quoi il se
dresse, en étant disponible à de grands retournements. Il
commence dans la tension d’une longue étreinte, suivie d’une
scène de meurtre d’une femme, pour dire que le bonheur est
le fruit innommable d’une équation : de la guerre comme de
la joie. Comme dans un rêve, quelque chose comme une lumière
négative émane de ce qui a été détruit dans la scène du
meurtre, voué à la stérilité.
A peine on arrive dans le cadre que la mèche a grillé. Le
cinéaste met en jeu ses protagonistes sans afféteries dans
les impasses qui pèsent sur leur existence. Ihab (Ahmad Azmi),
brillant ingénieur, travaille pourtant comme simple employé
dans une station d’essence à défaut de meilleure
alternative. Il est amoureux de Marwa (Yousra Al-Lozi),
étudiante en commerce, amie de sa sœur Hanane (Nermine
Mohamad) et fille d’un riche homme d’affaires, qui rejette
cette idylle.
Elle vit
dans une cage en verre, mise à distance par son père qui
communique rarement avec elle, en raison de ses multiples
occupations. Hanane, sœur de Ihab, est éprise de Ezzat (Bassem
Samra) un avocat débutant, qui ne possède pas assez de
ressources pour l’épouser. Autant d’amourettes sans horizon
prometteur.
La vie
pèse lourd sur deux autres protagonistes. Mohsen (Mohamad
Karim) et Nahed (Hanane Youssef) traînent matin et soir dans
les artères de la ville. Mohsen, vendeur ambulant de
vêtements, vit sous la menace d’un coup d’arrêt policier. Il
économise l’argent gagné quotidiennement dans une boîte de
fromage que conserve sa fiancée, Hala (Randa Al-Béheiri).
Mais les parents de celle-ci raflent la mise pour combler
leurs déficits budgétaires. Quant à Nahed, elle court chaque
jour les dédales de la capitale pour exercer la prostitution
en compagnie de Réda, un chauffeur de taxi proxénète. Elle
cherche vainement à s’extraire à ce métier, menacée par Réda
de couper les vivres à sa famille nombreuse.
Cette
attirance pour des activités illégales qui jalonnent le
récit, suggère un danger. Celui de prendre les rêves pour
des réalités. La confiance dans une vie facile, réglée, où
l’on peut réparer, arranger tout pour soi et ceux qui nous
entourent est mise à l’épreuve par deux dérèglements.
Lorsque Hanane jette son dévolu sur son professeur
d’administration à la fac pour bénéficier d’un statut social
élevé et détenir rapidement une richesse, elle découvre
qu’il est cardiaque et ne peut lui procurer la vie stable à
laquelle elle aspire. Le second dérèglement arrive lorsque
Ihab épouse en discrétion Marwa et cherche à acquérir de
l’argent rapidement pour s’offrir un peu de bonheur dans
l’ombre. Il tombe par mégarde dans les filets d’une dépravée
qui l’exploite dans des films porno. Tous ces jeunes
souffrant de précarité et de malvie, poursuivant
délibérément des chemins sinueux ou non, sont traînés dans
la pesanteur d’un trafic chaotique, dans des torrents de
boue, où le problème réside moins dans la pauvreté que dans
l’adhésion à de faux espoirs.
Baisers
volés s’apparente justement à une vision désabusée des
couleurs éphémères du bonheur. C’est une manière de sortir
le bonheur d’un académisme de chambre vers un monde qui vit
et respire. Il faut pousser notre pierre chaque jour en haut
de la colline juste pour qu’elle dévale à nouveau et nous
attendre en bas — c’est le destin. Comment pouvons-nous lui
survivre sinon avec la détermination de continuer chaque
jour sans se soucier de l’inévitable échec ?
Si
certains critiques reprochent à ce tableau son caractère
hédoniste, où les sens des protagonistes s’affolent toujours
autour d’un baiser ou d’une étreinte en cachette. C’est
pourtant ces actes érotiques qui détaillent les états d’âme
des personnages, vidés soudain, transparents, soustraits au
pouvoir pesant de conditions difficiles, qui menacent de les
figer dans un décor stérile. Entre amour irrémédiable et
enlisement, s’ouvre une parenthèse enchantée, à laquelle il
faudra pourtant renoncer plutôt que de se donner de faux
espoirs. Le film aura peut-être réussi à reconstituer
quelque chose. Certes pas une vie solide, mais au moins sans
faux espoir, ni abattement insensé.
Amina
Hassan