Aleida Guevara,
fille du célèbre révolutionnaire Che Guevara, était au Caire
cette semaine. Elle évoque l’héritage de son père et les
moyens à mettre en place pour un monde meilleur.
« La globalisation ne profite qu’aux riches »
Al-ahram
hebdo : Quelle est la raison de votre visite en Egypte ?
Aleida Guevara :
Je suis venue en Egypte à l’invitation de l’Organisation de
la solidarité des peuples afro-asiatiques qui est une
institution égyptienne qui cherche à renforcer l’unité et la
solidarité entre les peuples. Je représente le Centre
d’études sur Che Guevara et l’Institut cubain de l’amitié
entre les peuples.
— Qu’est-ce qui reste aujourd’hui des idéaux défendus par
votre père, le légendaire Che Guevara ?
— Je pense que les idéaux défendus par mon père retrouvent
forcément leur place aujourd’hui à cause de l’injustice et
des inégalités qui sont répandues un peu partout. Bref, la
situation déplorable dans laquelle se trouve notre monde
aujourd’hui. Mon père a toujours lutté contre les inégalités
sociales et les inégalités entre les peuples.
Malheureusement, elles sont aujourd’hui plus présentes et
fortes que jamais. Toutes les années marquées par les
politiques néolibérales des pays riches ont plus que jamais
renforcé les différences entre riches et pauvres. Donc la
lutte pour les idéaux de Che Guevara reste toujours
nécessaire et justifiée.
— Comment pourrait-on réparer les inégalités entre riches et
pauvres, oppresseurs et opprimés, hommes et femmes, etc. ?
— Je pense tout d’abord qu’il serait nécessaire d’essayer de
mieux faire connaître les idées de Che Guevara, surtout aux
nouvelles générations. C’est d’ailleurs ce que j’essaye de
faire. Je pense que ce travail doit commencer par
l’amélioration de la conscience des peuples. Lorsque l’être
humain est conscient de ce qui se passe autour de lui, il
peut et devient capable de prendre des décisions et peut
diriger sa vie d’une manière adéquate. Alors que si cette
conscience est absente, on ne peut pas décider sur quoi que
ce soit. Malheureusement, l’ignorance règne aujourd’hui dans
le monde et la globalisation ne profite qu’aux riches ou à
ceux qui possèdent les moyens de s’informer.
Aujourd’hui, la majorité des peuples vivent dans des
situations si précaires qu’ils font face quotidiennement à
d’énormes défis pour pouvoir survivre. Ils n’ont pas
d’électricité, de lignes téléphoniques, et je ne vais même
pas parler de l’accès à l’informatique. Comment promouvoir
l’égalité des chances entre des pays qui inventent chaque
jour des techniques d’information de plus en plus complexes
et sophistiquées, et d’autres qui se retrouvent bien
derrière sur tous les plans ? Si les gens n’ont pas accès à
l’information, ils ne pourront jamais prendre des décisions
de manière libre et indépendante et ils seront en proie à la
manipulation et à la domination.
— Comment évaluez-vous la situation dans le monde arabe en
termes de justice sociale, parité entre hommes et femmes et
respect des droits fondamentaux ? Comment un changement vers
une meilleure situation serait-il possible ?
— Tout d’abord, je pense que pour qu’il y ait un changement,
il faut qu’il existe aussi une volonté politique. Car le
changement à travers l’éducation demande des ressources
économiques très importantes. Parfois, il y a des personnes
ou des groupes qui œuvrent pour un changement, et ceci fut
par exemple le cas de mon père Che Guevara. Il savait qu’en
Amérique Latine, l’unité entre les peuples était nécessaire
pour que ce continent devienne libre et indépendant de la
domination américaine. Mais les mouvements visant le
changement dans les sociétés doivent naître au sein des
peuples et ne fonctionnent pas s’ils sont imposés de
l’extérieur.
— Pensez-vous que l’évolution en Amérique Latine qui a
tourné la page sombre des régimes répressifs, vers une
période d’épanouissement des libertés et une plus grande
justice, peut servir d’exemple aux peuples arabes ?
— Je pense que chaque peuple a sa propre culture et sa
propre manière d’agir. Parfois, les différences des
traditions et croyances peuvent influencer la vision que
l’on a du monde. Mais je pense qu’au fond, nous sommes tous
des êtres humains et avons tous les mêmes besoins, comme
l’accès à l’éducation, aux soins médicaux et le respect de
la dignité humaine. Nous devons dire que l’Amérique Latine a
pris un chemin l’aidant à satisfaire les besoins de ses
peuples. Mais nous ne pouvons pas dire aux peuples arabes :
Faites ce que nous avons fait. Ceci ne serait pas correct.
Mais nous pouvons par contre dire aux Arabes que le
changement est possible, car nous avons pu le faire. Et
c’est à vous de décider de la manière de le faire. C’est la
chose la plus importante à dire aux gens.
— Que faire pour améliorer l’égalité entre l’homme et la
femme, surtout dans le monde arabe ?
— Depuis la nuit des temps et dans toutes sociétés et
religions, les femmes se sont toujours retrouvées au plus
bas de l’échelle. Ces valeurs ont été transmises de
génération en génération au point où les femmes ont fini par
être convaincues par le fait qu’elles étaient réellement
inférieures. Or, rompre avec ces traditions archaïques et
ces valeurs injustes est extrêmement difficile quand l’idée
est si fortement ancrée, aussi bien chez les hommes que chez
les femmes. Je pense que le premier pas vers le changement
revient à la femme. Elle doit montrer et prouver ses
capacités. Par sa propre nature plus tendre et par le fait
qu’elle porte en elle la vie humaine, la femme a montré
qu’elle peut avoir un regard plus humain et un jugement plus
juste dans les situations les plus difficiles.
Encore en Amérique Latine, qui a toujours été une région
très machiste, il nous a fallu beaucoup d’efforts pour
changer les législations et les rendre plus justes à l’égard
des droits fondamentaux de la femme. Et petit à petit
lorsque les femmes se sont organisées pour revendiquer une
plus grande parité, les mentalités ont, elles aussi,
commencé petit à petit à changer.
— Toujours dans le cadre de l’héritage du Che, serait-il
possible aujourd’hui de ressusciter l’idée de l’unité entre
les pays en développement, pour tenter de contrer la
domination des pays développés ?
— L’un des mouvements à cet égard est celui des pays
non-alignés. Je pense qu’il faut essayer de récupérer les
idéaux autour desquels ce groupe s’est constitué. A travers
ce moyen, on pourra peut-être retrouver la force de ce
mouvement. L’unité est la chose essentielle qui nous manque.
Le problème est que les pays du tiers-monde sont parfois
gouvernés par des dirigeants qui ne répondent pas réellement
aux intérêts de leurs peuples. Ils vendent souvent leur
pouvoir aux intérêts des corporations internationales et
délaissent les besoins essentiels de leurs peuples.
Mais, de toute manière, dans le mouvement des Non-Alignés,
nous avons la possibilité de chercher des objectifs communs.
Et ce, malgré l’actuelle faiblesse morale de beaucoup de
gouvernements, membres de ce groupe. Mais je considère qu’il
est toujours possible de profiter de ce forum pour
identifier les objectifs communs des peuples, comme l’accès
à l’éducation, à la santé, la préservation de
l’environnement, etc. Lorsque les gens prennent conscience
qu’ils possèdent des objectifs de base pour lesquels ils
veulent se battre, ils peuvent unir leurs forces pour
parvenir à ces buts en y travaillant et en bougeant. Mais
pour qu’une transformation puisse avoir lieu, il faut donner
aux gens l’opportunité et la liberté de décider sur ce
qu’ils souhaitent pour eux-mêmes.
Propos recueillis par Randa Achmawi