Grand prix des libraires au 13e Salon international d’Alger,
le roman de l’Algérien Amara
Lakhous Choc des civilisations pour un ascenseur
Piazza Vittorio (13e édition en italien) se déroule autour
d’un mystérieux meurtre dans un ascenseur à Rome. En
multipliant les voix narratives, il dévoile les malentendus
cocasses ou tragiques du vivre ensemble à l’italienne.
La vérité selon Iqbal Amir Allah
Monsieur amedeo est un des rares Italiens à venir faire ses
courses dans mon magasin. C’est un client idéal : il paie en
liquide, et je n’ai jamais inscrit son nom dans le petit
cahier des crédits. Il y a une belle différence entre lui et
les autres clients tels que les Bangladeshis, les
Pakistanais et les Indiens, qui paient à la fin du mois. Je
connais leurs problèmes. Peu d’entre eux ont un revenu fixe
chaque mois, tous les autres vivent comme des oiseaux ; ils
se procurent leur nourriture au jour le jour. Beaucoup de
Bangladeshis vendent de l’ail sur les marchés le matin, des
fleurs dans les restaurants la nuit et des parapluies dès
qu’il pleut.
M. Amedeo n’est pas un Italien comme les autres : il n’est
pas fasciste, je veux dire, ce n’est pas un raciste, il ne
fait pas les étrangers comme ce salaud de Gladiateur qui
nous méprisait et nous humiliait tous. Pour vous dire la
vérité : ce fils de pute n’a eu que ce qu’il méritait. Même
la concierge napolitaine est raciste, parce qu’elle ne me
laisse pas me servir de l’ascenseur pour livrer leurs
courses aux habitants de l’immeuble qui sont mes clients.
Elle me déteste sans raison et ne me répond pas lorsque je
la salue. Elle le fait même exprès pour me vexer quand elle
m’appelle : « Hé, le Pakistanais ! ». Je lui ai dit
plusieurs fois : « Je suis bangladeshi, et je n’ai rien à
voir avec le Pakistan, bien au contraire, ma haine des
Pakistanais est sans limites ». (…)
Quand je vois M. Amedeo avec son ami iranien Parviz au bar
Dandini, je me sens heureux. Je me dis : « Que c’est beau de
voir un chrétien et un musulman comme deux frères ; il n’y a
pas de différence entre le Christ et Mahomet, entre l’Evangile
et le Coran et entre l’église et la mosquée ! ». Mon séjour
prolongé en Italie me permet de faire la différence entre un
Italien raciste et un Italien tolérant : le premier ne te
sourit pas et ne répond pas si tu lui dis ciao, bonjour ou
bonsoir. Il t’ignore, comme si tu n’existais pas, il
désirerait même du fond du cœur que tu te transformes en un
insecte dégoûtant que l’on écrase sans pitié. Alors que
l’Italien tolérant sourit beaucoup et salue le premier,
comme M. Amedeo, qui me surprend toujours avec son bonjour
islamique : « Salam aleikom ! ». Il connaît très bien
l’islam. Une fois il m’a dit que le prophète Mahomet disait
toujours que « sourire à quelqu’un est comme offrir une
aumône ».
M. Amedeo est le seul Italien qui m’épargne les questions
embarrassantes sur le voile, le vin, le porc, etc. Il a dû
beaucoup voyager dans les pays musulmans, d’autant que sa
femme Stefania a une agence de voyages près de Via Nazionale.
Les Italiens ne connaissent pas l’islam comme il faut. Ils
croient que c’est la religion des interdits ; il est
interdit de boire du vin ! Il est interdit d’avoir des
relations sexuelles hors du mariage ! Un jour, Sandro, le
propriétaire du bar Dandini, m’a demandé :
— Combien de femmes as-tu ?
— Une.
Il a réfléchi un peu, puis m’a dit :
— Toi, tu n’es pas un vrai musulman et donc tu n’auras pas
droit aux vierges au paradis parce que le musulman doit
prier cinq fois par jour, faire le Ramadan et épouser quatre
femmes.
J’ai essayé de lui expliquer que je suis pauvre, et non pas
riche comme les émirs du Golfe qui peuvent entretenir quatre
familles en même temps, mais il n’a pas semblé convaincu par
mes mots. (…)
M. Amedeo est recherché par la police ? Je ne peux pas le
croire. Ce qui me laisse perplexe, c’est la nouvelle qu’ont
transmise tous les journaux télévisés ; M. Amedeo n’est pas
italien, mais immigré comme moi ? Je ne fais pas confiance
aux journalistes de la télévision, parce qu’ils cherchent
toujours le scandale et exagèrent tous les problèmes. Quand
j’entends les horreurs qu’ils disent sur Piazza Vittorio, un
doute me saisit : je me demande s’ils sont vraiment en train
de parler de là où je vis depuis dix ans, ou du Bronx qu’on
voit dans les films policiers.
M. Amedeo est bon comme le jus de mangue. Il nous aide à
présenter les recours administratifs, il nous donne de bons
conseils pour faire face à tous les problèmes
bureaucratiques. Je me souviens encore comme il m’a aidé à
résoudre le problème qui m’a provoqué un ulcère. Tout a
commencé quand je suis allé retirer mon permis de séjour à
la préfecture et que je me suis rendu compte qu’ils avaient
interverti mon prénom et mon nom. J’ai expliqué que mon
prénom est Iqbal et mon nom Amir Allah, que c’est aussi le
nom de mon père parce que la tradition au Bangladesh veut
que le nom du fils ou de la fille soit accompagné du nom de
son père. Mais en vain. J’allais tous les jours au
commissariat, jusqu’à ce qu’un jour, l’inspecteur perde
patience :
« Moi je m’appelle Mario Rossi et il n’y a pas de différence
entre Mario Rossi et Rossi Mario, de même qu’il n’y en a pas
entre Iqbal Amir Allah et Amir Allah Iqbal ! ».
Puis, avec le permis de séjour en main :
— ça, c’est ta photo ?
— Oui.
— ça, c’est ton adresse ?
— Oui.
— ça, c’est ta date de naissance ?
— Oui.
— Donc, il n’y a pas de problème, n’est-ce pas ?
— Non, il y a un gros problème au contraire. Je m’appelle
Iqbal Amir Allah et pas Amir Allah Iqbal !
A ce moment-là, il s’est énervé et m’a menacé :
« Tu es bête ou quoi ? Si tu reviens ici encore une fois, je
te le déchire, ton permis de séjour, je t’emmène à
l’aéroport de Fiumicino et je te fais monter dans le premier
avion pour le Bangladesh ! Je ne veux plus te voir ici, tu
as compris ? ».
J’en ai parlé immédiatement avec M. Amedeo, en lui confiant
que j’avais peur de Amir Allah Iqbal et qu’une quantité de
problèmes pouvaient venir de ce changement de nom dans le
futur. Imaginons par exemple qu’un dénommé Amir Allah Iqbal
soit un grand criminel ou un sinistre dealer, ou un
dangereux terroriste comme ce Pakistanais, Youssef Ramsi,
capturé récemment par les Américains. Si j’adoptais cette
nouvelle identité, comment ferais-je pour démontrer que mes
enfants sont vraiment les miens ? Comment pourrais-je
prouver que ma femme est vraiment ma femme ?
Qu’arriverait-il s’ils regardaient l’acte de mariage et
découvraient que le mari de ma femme, ce n’est pas moi mais
une personne qui s’appelle Iqbal Amir Allah ? Comment
ferais-je pour reprendre mon argent à la banque ? Après ce
long épanchement, M. Amedeo m’a promis d’intervenir pour me
sortir de ce cauchemar.
Quelques jours après, il a tenu sa promesse et il m’a
accompagné à la préfecture, Via Genova. C’était la première
fois que j’entrais dans un poste de police sans devoir
attendre une heure ou deux. Son ami nous attendait, le
commissaire Bettarini, qui m’a demandé mon permis de séjour.
Puis il est sorti du bureau et il est revenu après quelques
minutes, et je n’en ai vraiment pas cru mes oreilles quand
il m’a dit :
« Monsieur Iqbal Amir Allah, voici votre nouveau permis de
séjour ! ».
Avant de le remercier, j’ai jeté un œil rapide aux premières
lignes du document. Prénom : Iqbal. Nom de famille : Amir
Allah. J’ai poussé un soupir de soulagement, vraiment ça
m’enlevait un poids. En sortant de la préfecture, il m’est
venu une idée géniale : « Vous savez, monsieur Amedeo, ma
femme est enceinte et bientôt je serai père pour la
quatrième fois. J’ai décidé d’appeler mon fils Roberto. Il
s’appellera Roberto Iqbal ! ». Aussitôt dit, aussitôt fait.
Ma femme a accouché d’un garçon que j’ai immédiatement
appelé Roberto. C’est la seule façon de lui éviter cette
plaie de la confusion entre le prénom et le nom. Il sera
impossible de se tromper parce que Roberto, Mario,
Francesco, Massimo, Giulio et Romano sont tous des prénoms
et pas des noms. Je dois faire de mon mieux pour éviter à
mon fils Roberto ces graves problèmes. Un bon père doit se
soucier du futur de ses enfants.
Je ne sais pas où il se trouve en ce moment, mais je suis
sûr d’une chose : M. Amedeo n’est ni un immigré ni un
criminel ! Je suis convaincu de son innocence. Il n’est pas
souillé du sang de ce jeune qui ne souriait jamais. Je le
connais depuis l’époque où je déchargeais des marchandises
Piazza Vittorio avant que nous fondions la coopérative. Je
connais aussi son épouse Stefania, c’est une amie de ma
femme ; elle m’a aidé à trouver l’appartement où je vis
désormais, alors que le propriétaire refusait de le louer à
des immigrés. Elle m’a aussi persuadé d’envoyer ma femme à
l’école pour apprendre l’italien. J’espère sincèrement que
Roberto sera comme M. Amedeo. Maintenant, il me reste juste
à décider si je l’envoie à la crèche italienne ou à l’école
islamique où il apprendrait le Coran et la langue bengali.
Hurlement III
Mardi 24 février, 22h39
Ce matin, Iqbal m’a demandé si je connaissais la différence
entre une personne tolérante et quelqu’un de raciste. Je lui
ai répondu que le raciste est en conflit avec les autres
parce qu’il se sent supérieur, alors que celui qui est
tolérant se comporte avec respect vis-à-vis de tout le
monde. A ce moment-là, il s’est approché de moi, pour que
personne n’entende, comme s’il s’apprêtait à révéler un
secret, et il m’a glissé : « Le raciste ne sourit pas ! ».
(…)
Vendredi 30 octobre, 23h04
Aujourd’hui, Iqbal était fier de m’annoncer que son fils
aîné Mahmoud parle très bien italien, c’est lui qui
accompagne sa mère dans les démarches quotidiennes, comme
aller chez le médecin ou autre. Je lui ai demandé si son
épouse parlait italien et il m’a répondu que les
Bangladeshis n’envoient pas leurs femmes à l’école parce que
l’islam interdit la mixité. De retour à la maison, j’en ai
parlé avec Stefania, et je lui ai proposé d’organiser des
cours d’italien pour les femmes bangladeshis. Stefania a
apprécié l’idée, mais à condition que je convainque Iqbal et
ses amis.
Mardi 26 mars, 23h49
Après une longue hésitation, Iqbal a accepté la proposition
des cours d’italien pour femmes auxquels la sienne
participera et dont Stefania sera l’enseignante. J’ai
demandé à Iqbal de convaincre les autres maris bangladeshis
de faire pareil.
Vendredi 9 février, 23h12.
Ce soir, je me suis longuement arrêté sur ces mots de Totem
et Tabou, de Freud : « Le prénom de quelqu’un est un élément
de son être, c’est même une partie de son âme ».
Roman traduit de l’italien par Elise Gruau
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Sud, Barzakh