Al-Ahram Hebdo, Littérature | La vérité selon Iqbal Amir Allah
  Président Morsi Attalla
 
Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 12 au 18 novembre 2008, numéro 740

 

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Littérature

Grand prix des libraires au 13e Salon international d’Alger, le roman de l’Algérien Amara Lakhous Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio (13e édition en italien) se déroule autour d’un mystérieux meurtre dans un ascenseur à Rome. En multipliant les voix narratives, il dévoile les malentendus cocasses ou tragiques du vivre ensemble à l’italienne. 

La vérité selon Iqbal Amir Allah

Monsieur amedeo est un des rares Italiens à venir faire ses courses dans mon magasin. C’est un client idéal : il paie en liquide, et je n’ai jamais inscrit son nom dans le petit cahier des crédits. Il y a une belle différence entre lui et les autres clients tels que les Bangladeshis, les Pakistanais et les Indiens, qui paient à la fin du mois. Je connais leurs problèmes. Peu d’entre eux ont un revenu fixe chaque mois, tous les autres vivent comme des oiseaux ; ils se procurent leur nourriture au jour le jour. Beaucoup de Bangladeshis vendent de l’ail sur les marchés le matin, des fleurs dans les restaurants la nuit et des parapluies dès qu’il pleut.

M. Amedeo n’est pas un Italien comme les autres : il n’est pas fasciste, je veux dire, ce n’est pas un raciste, il ne fait pas les étrangers comme ce salaud de Gladiateur qui nous méprisait et nous humiliait tous. Pour vous dire la vérité : ce fils de pute n’a eu que ce qu’il méritait. Même la concierge napolitaine est raciste, parce qu’elle ne me laisse pas me servir de l’ascenseur pour livrer leurs courses aux habitants de l’immeuble qui sont mes clients. Elle me déteste sans raison et ne me répond pas lorsque je la salue. Elle le fait même exprès pour me vexer quand elle m’appelle : « Hé, le Pakistanais ! ». Je lui ai dit plusieurs fois : « Je suis bangladeshi, et je n’ai rien à voir avec le Pakistan, bien au contraire, ma haine des Pakistanais est sans limites ». (…)

Quand je vois M. Amedeo avec son ami iranien Parviz au bar Dandini, je me sens heureux. Je me dis : « Que c’est beau de voir un chrétien et un musulman comme deux frères ; il n’y a pas de différence entre le Christ et Mahomet, entre l’Evangile et le Coran et entre l’église et la mosquée ! ». Mon séjour prolongé en Italie me permet de faire la différence entre un Italien raciste et un Italien tolérant : le premier ne te sourit pas et ne répond pas si tu lui dis ciao, bonjour ou bonsoir. Il t’ignore, comme si tu n’existais pas, il désirerait même du fond du cœur que tu te transformes en un insecte dégoûtant que l’on écrase sans pitié. Alors que l’Italien tolérant sourit beaucoup et salue le premier, comme M. Amedeo, qui me surprend toujours avec son bonjour islamique : « Salam aleikom ! ». Il connaît très bien l’islam. Une fois il m’a dit que le prophète Mahomet disait toujours que « sourire à quelqu’un est comme offrir une aumône ».

M. Amedeo est le seul Italien qui m’épargne les questions embarrassantes sur le voile, le vin, le porc, etc. Il a dû beaucoup voyager dans les pays musulmans, d’autant que sa femme Stefania a une agence de voyages près de Via Nazionale. Les Italiens ne connaissent pas l’islam comme il faut. Ils croient que c’est la religion des interdits ; il est interdit de boire du vin ! Il est interdit d’avoir des relations sexuelles hors du mariage ! Un jour, Sandro, le propriétaire du bar Dandini, m’a demandé :

— Combien de femmes as-tu ?

— Une.

Il a réfléchi un peu, puis m’a dit :

— Toi, tu n’es pas un vrai musulman et donc tu n’auras pas droit aux vierges au paradis parce que le musulman doit prier cinq fois par jour, faire le Ramadan et épouser quatre femmes.

J’ai essayé de lui expliquer que je suis pauvre, et non pas riche comme les émirs du Golfe qui peuvent entretenir quatre familles en même temps, mais il n’a pas semblé convaincu par mes mots. (…)

M. Amedeo est recherché par la police ? Je ne peux pas le croire. Ce qui me laisse perplexe, c’est la nouvelle qu’ont transmise tous les journaux télévisés ; M. Amedeo n’est pas italien, mais immigré comme moi ? Je ne fais pas confiance aux journalistes de la télévision, parce qu’ils cherchent toujours le scandale et exagèrent tous les problèmes. Quand j’entends les horreurs qu’ils disent sur Piazza Vittorio, un doute me saisit : je me demande s’ils sont vraiment en train de parler de là où je vis depuis dix ans, ou du Bronx qu’on voit dans les films policiers.

M. Amedeo est bon comme le jus de mangue. Il nous aide à présenter les recours administratifs, il nous donne de bons conseils pour faire face à tous les problèmes bureaucratiques. Je me souviens encore comme il m’a aidé à résoudre le problème qui m’a provoqué un ulcère. Tout a commencé quand je suis allé retirer mon permis de séjour à la préfecture et que je me suis rendu compte qu’ils avaient interverti mon prénom et mon nom. J’ai expliqué que mon prénom est Iqbal et mon nom Amir Allah, que c’est aussi le nom de mon père parce que la tradition au Bangladesh veut que le nom du fils ou de la fille soit accompagné du nom de son père. Mais en vain. J’allais tous les jours au commissariat, jusqu’à ce qu’un jour, l’inspecteur perde patience :

« Moi je m’appelle Mario Rossi et il n’y a pas de différence entre Mario Rossi et Rossi Mario, de même qu’il n’y en a pas entre Iqbal Amir Allah et Amir Allah Iqbal ! ».

Puis, avec le permis de séjour en main :

— ça, c’est ta photo ?

— Oui.

— ça, c’est ton adresse ?

— Oui.

— ça, c’est ta date de naissance ?

— Oui.

— Donc, il n’y a pas de problème, n’est-ce pas ?

— Non, il y a un gros problème au contraire. Je m’appelle Iqbal Amir Allah et pas Amir Allah Iqbal !

A ce moment-là, il s’est énervé et m’a menacé :

« Tu es bête ou quoi ? Si tu reviens ici encore une fois, je te le déchire, ton permis de séjour, je t’emmène à l’aéroport de Fiumicino et je te fais monter dans le premier avion pour le Bangladesh ! Je ne veux plus te voir ici, tu as compris ? ».

J’en ai parlé immédiatement avec M. Amedeo, en lui confiant que j’avais peur de Amir Allah Iqbal et qu’une quantité de problèmes pouvaient venir de ce changement de nom dans le futur. Imaginons par exemple qu’un dénommé Amir Allah Iqbal soit un grand criminel ou un sinistre dealer, ou un dangereux terroriste comme ce Pakistanais, Youssef Ramsi, capturé récemment par les Américains. Si j’adoptais cette nouvelle identité, comment ferais-je pour démontrer que mes enfants sont vraiment les miens ? Comment pourrais-je prouver que ma femme est vraiment ma femme ? Qu’arriverait-il s’ils regardaient l’acte de mariage et découvraient que le mari de ma femme, ce n’est pas moi mais une personne qui s’appelle Iqbal Amir Allah ? Comment ferais-je pour reprendre mon argent à la banque ? Après ce long épanchement, M. Amedeo m’a promis d’intervenir pour me sortir de ce cauchemar.

Quelques jours après, il a tenu sa promesse et il m’a accompagné à la préfecture, Via Genova. C’était la première fois que j’entrais dans un poste de police sans devoir attendre une heure ou deux. Son ami nous attendait, le commissaire Bettarini, qui m’a demandé mon permis de séjour. Puis il est sorti du bureau et il est revenu après quelques minutes, et je n’en ai vraiment pas cru mes oreilles quand il m’a dit :

« Monsieur Iqbal Amir Allah, voici votre nouveau permis de séjour ! ».

Avant de le remercier, j’ai jeté un œil rapide aux premières lignes du document. Prénom : Iqbal. Nom de famille : Amir Allah. J’ai poussé un soupir de soulagement, vraiment ça m’enlevait un poids. En sortant de la préfecture, il m’est venu une idée géniale : « Vous savez, monsieur Amedeo, ma femme est enceinte et bientôt je serai père pour la quatrième fois. J’ai décidé d’appeler mon fils Roberto. Il s’appellera Roberto Iqbal ! ». Aussitôt dit, aussitôt fait. Ma femme a accouché d’un garçon que j’ai immédiatement appelé Roberto. C’est la seule façon de lui éviter cette plaie de la confusion entre le prénom et le nom. Il sera impossible de se tromper parce que Roberto, Mario, Francesco, Massimo, Giulio et Romano sont tous des prénoms et pas des noms. Je dois faire de mon mieux pour éviter à mon fils Roberto ces graves problèmes. Un bon père doit se soucier du futur de ses enfants.

Je ne sais pas où il se trouve en ce moment, mais je suis sûr d’une chose : M. Amedeo n’est ni un immigré ni un criminel ! Je suis convaincu de son innocence. Il n’est pas souillé du sang de ce jeune qui ne souriait jamais. Je le connais depuis l’époque où je déchargeais des marchandises Piazza Vittorio avant que nous fondions la coopérative. Je connais aussi son épouse Stefania, c’est une amie de ma femme ; elle m’a aidé à trouver l’appartement où je vis désormais, alors que le propriétaire refusait de le louer à des immigrés. Elle m’a aussi persuadé d’envoyer ma femme à l’école pour apprendre l’italien. J’espère sincèrement que Roberto sera comme M. Amedeo. Maintenant, il me reste juste à décider si je l’envoie à la crèche italienne ou à l’école islamique où il apprendrait le Coran et la langue bengali.

 

Hurlement III

Mardi 24 février, 22h39

Ce matin, Iqbal m’a demandé si je connaissais la différence entre une personne tolérante et quelqu’un de raciste. Je lui ai répondu que le raciste est en conflit avec les autres parce qu’il se sent supérieur, alors que celui qui est tolérant se comporte avec respect vis-à-vis de tout le monde. A ce moment-là, il s’est approché de moi, pour que personne n’entende, comme s’il s’apprêtait à révéler un secret, et il m’a glissé : « Le raciste ne sourit pas ! ».

 

(…)

Vendredi 30 octobre, 23h04

Aujourd’hui, Iqbal était fier de m’annoncer que son fils aîné Mahmoud parle très bien italien, c’est lui qui accompagne sa mère dans les démarches quotidiennes, comme aller chez le médecin ou autre. Je lui ai demandé si son épouse parlait italien et il m’a répondu que les Bangladeshis n’envoient pas leurs femmes à l’école parce que l’islam interdit la mixité. De retour à la maison, j’en ai parlé avec Stefania, et je lui ai proposé d’organiser des cours d’italien pour les femmes bangladeshis. Stefania a apprécié l’idée, mais à condition que je convainque Iqbal et ses amis.

 

Mardi 26 mars, 23h49

Après une longue hésitation, Iqbal a accepté la proposition des cours d’italien pour femmes auxquels la sienne participera et dont Stefania sera l’enseignante. J’ai demandé à Iqbal de convaincre les autres maris bangladeshis de faire pareil.

 

Vendredi 9 février, 23h12.

Ce soir, je me suis longuement arrêté sur ces mots de Totem et Tabou, de Freud : « Le prénom de quelqu’un est un élément de son être, c’est même une partie de son âme ».

Roman traduit de l’italien par Elise Gruau

 

© Actes Sud, Barzakh

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Amara Lakhous

Est né en Algérie en 1970. Il est diplômé de philosophie de l’Université d’Alger et a également fait des études d’anthropologie à l’Université de Sapienza, à Rome, où il vit depuis plus de dix ans, et travaille également en tant que journaliste. Il vient de terminer une thèse de doctorat intitulée « Vivre l’islam en tant que minorité ». Il a publié en 1999 un premier roman Al-Baq wal qursan (le corsaire et les punaises). Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio (Actes-Sud/Barzakh, 2007, pour la traduction française) est son second roman. D’abord paru aux éditions Al-Ikhtilaf en arabe, sous le titre Kayfa tardaa min al-ziïba douna an taoudak, (comment téter la louve sans se faire mordre, 2003), le roman a ensuite été réécrit en italien par Lakhous lui-même. Il a connu un succès important en Italie, où il en est à la treizième réédition (plus de 30 000 exemplaires en 6 mois), et a déjà été traduit en français et en anglais, bientôt en allemand. Une adaptation au cinéma est en cours. Le roman a obtenu le prix Flaiano en Italie et vient de se voir attribuer, en marge du Salon International du Livre d’Alger (SILA), le Prix des Libraires, décerné par l’Association des libraires algériens (Aslia).

 

 

 




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