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Dans cet extrait de son autobiographie,
Segn Al-Omr,
Tewfiq Al-Hakim décrit ses
débuts artistiques dans Le Caire des années 1910. Les textes
du « père du théâtre arabe », dont on fête aujourd’hui les
cent dix ans de sa naissance, n’ont rien perdu de leur
saveur.
La prison de la vie
Il ne fait aucun doute qu’il ne vint pas à l’esprit de mes
parents qu’en m’envoyant au Caire, ils me jetaient en fait à
la liberté, dans les vastes milieux artistiques. Il est vrai
que je ne mis pas un pied dans une salle de cinéma,
respectant mon engagement. Mais je me consacrai au théâtre,
autant que me le permettaient mon temps et ma poche. Georges
Abyad avait quitté le chœur du cheikh Salama Higazi où il
avait fait ses débuts. Il avait monté sa propre troupe et
jouait des tragédies, sans poésie ni musique ; le théâtre
pour le théâtre, et non plus le théâtre pour le chant.
C’était là quelque chose de nouveau, que seul Georges Abyad
avait osé. Il présentait ses « histoires » (le mot « théâtre
» ou « pièce de théâtre » n’était pas utilisé à l’époque) au
Teatro de l’Opéra, ou dans des théâtres privés, comme le «
Teatro Printania », avant de fonder plus tard son propre
théâtre, le « Teatro Georges Abyad », rue Fouad
(précédemment), là où se trouve aujourd’hui l’immeuble «
Grand Hôtel ». Il ne fait aucun doute que Georges Abyad
avait une forte influence sur les jeunes intellectuels. Il
était fort. Très vite, un jeune avocat rejoignit sa troupe :
Abdel-Rahmane Rouchdi. Le fait qu’un avocat ait choisi
d’être comédien avait provoqué polémiques et discussions. Je
l’avais vu jouer le rôle de « Teymour » dans la pièce Louis
Onze ; il m’avait ébloui. Lui aussi quitta par la suite pour
fonder sa propre troupe, avec laquelle il joua divers types
de drames, de mélodrames italiens et français comme La Mort
civile, La conscience vivante, La Femme inconnue, etc. Quant
à Georges Abyad, il se basait dans son travail et son art
sur la tragédie dans ses genres les plus nobles : Œdipe roi,
Hamlet, Othello, etc. Le théâtre de Georges Abyad
s’apparentait à la culture sérieuse à cause de ses études
sérieuses en France, tandis qu’Abdel-Rahmane Rouchdi était
un amateur qui n’avait pas appris l’art d’être comédien à
l’étranger en étudiant ou en se cultivant. Mais il
influençait le public par ses sentiments enflammés, pleurait
abondamment, versait de chaudes larmes sur scène. Lui dans
l’art d’être comédien d’un côté et Al-Manfalouti en
littérature de l’autre. L’un avec sa voix chevrotante et
pleurnicharde, l’autre avec son style narratif imbibé de
dictons sentencieux : tous deux épuisaient les larmes des
gens et étaient considérés par beaucoup comme des modèles
d’art sincère. Si l’on peut décrire cet exemple comme «
romantique », alors Georges Abyad, qui se basait sur un bon
jeu artistique fondé sur un équilibre permettant d’empêcher
le déluge de sentiments dans des mers de larmes, pouvait
être décrit comme classique. La tragédie fit son apparition
en Egypte avec Georges Abyad et disparut en même temps que
lui. Même aujourd’hui, seuls le drame et la comédie existent
encore. La nature l’avait doté de tout ce qui est nécessaire
pour jouer des rôles tragiques : une voix tonitruante, une
allure imposante, en plus de son talent et de ses
prédispositions naturelles. Malgré sa réussite et la
reconnaissance de son art, il provoquait à ses débuts les
moqueries des journaux satyriques. Il avait toujours droit à
un paragraphe dans chaque numéro du journal Al-Seif wal
massamir (l’épée et les clous), dans la page « Bab Al-Ladgh
» (la rubrique des piques). C’était la page des blagues, des
effets comiques, des rimes drôles et des caricatures —
basées sur des mots pas des dessins, les dessins
caricaturaux n’étant pas fréquents à l’époque. Les effets
comiques faisaient office de caricature pour dépeindre les
personnalités célèbres. Le « tonitruant khawaga Georges » —
comme ils l’appelaient — occupait le centre des effets
comiques à chaque numéro.
Quant à moi, j’étais, comme beaucoup d’autres amateurs
d’art, un grand admirateur de Georges Abyad. J’apprenais par
cœur des pages entières d’Othello, d’Œdipe, de Louis Onze,
les récitais à sa manière avec d’autres collègues amateurs
pendant nos moments de libre. Seul l’argent m’empêchait
d’assister à ces spectacles à l’Opéra. Dès que j’avais cinq
piastres en poche, je les utilisais pour monter tout en haut
du Téatro, où je grimpais plus vite que le vent. Je rentrais
au milieu de la nuit, à pied, de l’Opéra jusqu’à la rue
Salama à Al-Baghala. Mes retours tardifs ne paraissaient pas
étranges dans la maison de mes jeunes oncles. Personne n’y
possédait d’autorité réelle pour dicter le comportement des
autres. Personne ne faisait peur à personne, n’ordonnait
quoi que ce soit ou n’interdisait quoi que ce soit. Chacun
dans cette maison était libre de faire ce qui lui plaisait.
Le maître de maison — en fonction de l’âge et de l’emploi —
était enseignant de mathématiques, et n’aurait pu, avec son
tempérament doux, son bon cœur et son esprit enjoué, son
caractère souple et commode, en imposer à un moustique.
C’était une chance pour moi !
Je vécus ainsi une période de liberté totale; cela n’aurait
pas été possible sous la tutelle de mon père et de ma mère,
sous leur pression permanente qui m’aurait à coup sûr
empêché de fréquenter les théâtres et de me plonger dans la
vie que je voulais. Mais pareille liberté et pareille vie
auraient pu être dangereuses pour mon avenir scolaire. Je ne
sais exactement ce qui m’a sauvé. Est-ce une grâce de Dieu ?
Est-ce une barrière morale en moi ? Est-ce un équilibre
instinctif que j’avais hérité et dont les prémisses
commençaient à apparaître avec l’âge ? Tout ce que je sais,
c’est que ma passion n’a pas dépassé les bornes qui
m’auraient entraîné, comme elle en a entraîné d’autres, loin
de la voie des écoles et de l’enseignement. Très vite, je
réalisai que l’enseignement lui-même pouvait être un élément
secondant la passion. Je découvris que la pièce Hamlet de
Shakespeare était au programme des écoles secondaires ; je
l’avais lue à l’époque en anglais, fier que cette histoire
jouée sur scène soit reconnue officiellement dans les
écoles. De même, les récitations nous avaient préparés à
satisfaire notre passion: nous les mettions en scène. Cela
nous conduit à nous intéresser à la poésie arabe de près.
Nous rivalisions pour apprendre par cœur des centaines de
vers et nous nous affrontions lors de joutes
poétiques. Chacun d’entre nous se vantait devant les autres
de sa moisson poétique. Notre mémoire était en pleine force
poétique de jeunesse ; elle retenait beaucoup. Je me demande
encore comment tout cela a-t-il pu disparaître plus tard, au
point que la mémoire ne retienne plus un seul vers de poésie
; quand elle en retient un, elle se souvient en général du
sens, pas de la forme !
Dina
Heshmat
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Mémoires et héritages
Le choix du titre de cette autobiographie, qui s’ouvre sur
le récit de sa naissance en 1898 à Alexandrie, est à bien
des égards révélateur du sens que
Tewfiq Al-Hakim a voulu donner à la narration des
premières décennies de son existence. La Prison de la vie
réfère d’abord à l’enfermement dans une famille autoritaire.
Le père, un juge érudit qui exige de ses enfants un sérieux
égal au sien, bat son fils à peine âgé de dix ans, à la
façon des patriarches d’un temps révolu, quand il le
découvre incapable d’expliquer le sens d’un mot dans un vers
des célèbres mouallaqat de la
jahiliya. La mère, issue d’une
famille de l’aristocratie turque, est tout aussi
autoritaire, mais à la façon des femmes qui savent ce
qu’elles veulent dans la vie — surtout en termes de biens
immobiliers à acquérir, et sont prêtes à l’imposer.
Mais ce titre est également le fruit de la réflexion «
philosophique » d’Al-Hakim auteur, entre autres essais
philosophiques, de Ahd
al-chaytane (l’époque du diable,
1938), sur la nature humaine, et la sienne propre en
particulier. A la fin de La Prison de la vie, il écrit
explicitement que les murs de cette prison sont en fait les
traits de caractère hérités de ses parents. A l’opposé,
Zahret
al-omr (la fleur de l’âge, 1943), recueil qui
rassemble sa correspondance avec une amie française : « La
fleur de l’âge est notre pensée ; la prison de la vie notre
tempérament ».
Réflexions à vif sur la marge de liberté d’un être humain,
ces pensées rejoignent le ton étonnamment libre et sincère
de ces mémoires, les détails en profusion sur une enfance de
« mauvais garçon » et une adolescence moins studieuse que
l’on n’aurait pu s’y attendre de la part d’un intellectuel
de la stature d’Al-Hakim, auteur de dizaines de pièces de
théâtres, essais philosophiques, romans et recueils de
nouvelles. Collégien, il avait dû redoubler une année
scolaire pour avoir passé trop de temps dans les salles de
cinéma, et étudiant, il rentre de son séjour à Paris sans le
doctorat qui pourtant était le but du voyage, là encore pour
cause de fréquentation assidue des salles de spectacle et
pour avoir préféré la culture en général à l’étude, sèche et
ardue, du droit français.
Al-Hakim dévoile ainsi dans La Prison de la vie une foi
profonde en une certaine liberté, mais aussi un vrai
libéralisme. Les études au Caire seront une étape importante
dans l’accès du jeune étudiant à cette liberté fondamentale
dans son parcours individuel. Elles lui permettent
d’échapper à la « prison » familiale et de fréquenter
théâtres et cinémas (après la fin de la période pendant
laquelle il avait juré de ne plus y mettre les pieds après
une correction de ses parents). Avec la troupe de Georges
Abyad, il se retrouve face aux tragédies classiques, après
avoir découvert le théâtre populaire au fil des mutations
professionnelles du père, de Desouq à Damanhour.
Etrangement, Tewfiq Al-Hakim n’effleure que rapidement les
événements politiques majeurs de cette époque. Il s’étonne
lui-même ne pas s’être retrouvé à distribuer des tracts et
participer aux manifestations de la révolution de 1919,
mais, plus modestement, à rédiger des chants patriotiques.
Pourrait-on déceler là les signes avant-coureurs de son
argumentation en faveur de « la neutralité de l’Egypte »
dans un célèbre article publié en 1978, qui appelait à «
isoler l’Egypte de son environnement arabe », d’après les
termes de ses détracteurs ? L’article avait, à l’époque,
déclenché une violente polémique. Ce n’était pas la première
dans l’histoire d’un intellectuel qui avait l’habitude de
mener des batailles de pensée. Contre Al-Maraghi, cheikh d’Al-Azhar
dans les années quarante, contre le dirigeant du Wafd,
Moustapha Al-Nahhas, ou encore contre les islamistes,
scandalisés par ses Conversations avec Dieu, publiées dans
Al-Ahram (1983).
Cependant, si ses œuvres les plus connues, Yawmiyyat naïb
fil aryaf (journal d’un substitut de campagne, 1937), Awdat
al-rouh (l’âme retrouvée, 1933) et Ahl al-kahf (les gens de
la caverne, 1933) sont restées célèbres et continuent à
marquer les générations, c’est sans doute grâce à ce credo «
libéral » qui a marqué toute une époque.
D.H.
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