Insolite.
Les directeurs de deux écoles privées dans deux gouvernorats
ont transformé la cour de leurs établissements en salles de
fêtes. Un moyen pour payer leurs dettes, améliorer les
services de leurs écoles et surtout aider les couples aux
revenus modestes à réduire les frais de leur mariage.
Classe le jour et youyous la nuit !
C’est
un vendredi soir. L’endroit brille de mille feux : musique
retentissante à l’entrée, chaises alignées dans la cour,
spots implantés dans le jardin et petites lanternes
suspendues tout autour de la muraille guident les invités
vers l’école. Tout le monde est invité et tout est permis.
Des plateaux de sirop et de gâteaux circulent et des youyous
fusent de partout. Danse, musique et repas copieux. La cour
de l’école s’est transformée en une discothèque à ciel
ouvert. Et ceux qui n’ont pas eu cette envie d’y prendre
part, suivent les festivités de leurs balcons. En fait,
cette soirée a lieu dans la cour de l’école privée Al-Sayed
Al-Cheikh. Elle n’a pas été organisée pour honorer des
lauréats ou des brillants élèves, mais tout simplement pour
célébrer des fiançailles. Cet établissement scolaire, situé
dans la ville de Béyala dans le gouvernorat de Kafr
Al-Cheikh, se distingue des autres par son vaste terrain
verdoyant et son théâtre. A peine arrivé à destination, le
visiteur regarde les deux pancartes suspendues sur la
façade. La première porte le nom de l’école et l’autre
mentionne son club social et au-dessous est transcrit le
verset 21 de la sourate des Romains : « Parmi ses signes :
Il a créé pour vous, tirées de vous, des épouses afin que
vous reposiez auprès d’elles ». En effet, depuis l’été
dernier, la cour de cette école sert de salle de fêtes pour
les habitants de Béyala ainsi que d’autres bourgs. « Le
nombre de salles dans les hôtels et dans les clubs est
limité et les prix sont inaccessibles. De plus, on est
contraint à inviter un nombre restreint de convives. Dans la
cour de l’école, on peut convier jusqu’à 300 personnes et
cela revient à 800 L.E. seulement. Une somme raisonnable qui
convient à nos moyens », précise Sally Sabet, originaire du
village Al-Hamoul, à quelques kilomètres de Béyala. Celle-ci
a fait un trajet d’une centaine de kilomètres pour faire une
réservation, car elle va se marier prochainement. « Nous
nous sommes décidés, mon fiancé et moi, après avoir entendu
qu’un couple eut fêté ses fiançailles dans la cour de cette
école. Notre soirée ne va pas manquer d’excentricité. Et
comme tous les mariés, elle restera à jamais gravée dans nos
mémoires », dit-elle, rassurée depuis qu’elle a vu de ses
propres yeux les préparatifs et la qualité des services
offerts. Depuis, des couples n’hésitent pas à célébrer leurs
fiançailles ou mariage dans les cours des écoles et à des
prix modestes.
Autre scène, autre décor
A
peine la soirée terminée, l’établissement retrouve son
allure normale, celle d’un établissement scolaire.
Et la scène se répète, un D.J. et une danseuse vont animer
la soirée. Mais cette fois dans une école dans le
gouvernorat de Daqahliya. Or, cette situation semble
déplaire à beaucoup de gens qui se posent la question
suivante : comment est-on arrivé à transformer les cours des
écoles en endroits réservés aux fêtes alors qu’elles sont
destinées exclusivement aux élèves ? Les habitants du
village Sindoub, situé à Mansoura, confient que c’est bien
la 5e fois que des mariages ou souboue sont célébrés dans
leur école. « Ce qui se passe relève vraiment de l’absurde.
Nos élèves apprennent le matin des matières scientifiques et
le soir, l’art de danser et d’organiser des mariages. Est-ce
vraiment le but pour lequel nous avons envoyé nos enfants à
l’école ? », s’indigne l’un des habitants.
Autre scène, autre image. Quatre élèves sont en classe et un
professeur est en train d’expliquer la leçon. Les autres
classes sont vides. Pourtant, ce n’est ni un cours de
rattrapage ni une salle d’études, mais la classe de 1re
préparatoire de l’école Al-Sayed Al-Cheikh. Une classe qui
ne souffre pas d’absentéisme, puisque son effectif ne compte
que 4 élèves seulement. « Il y a dans cette école 35 élèves
en cycle secondaire, dont 13 seulement en classe de
terminale, une trentaine en cycle primaire et environ une
vingtaine en cours préparatoires », précise Al-Sayed
Al-Cheikh, propriétaire de cette école. Il ajoute que dans
cette ville, c’est le seul établissement scolaire privé qui
accueille aussi des élèves des autres gouvernorats et bourgs
tels que Al-Mahalla Al-Kobra, Al-Hamoul et Bélqas, etc. Il
date d’une quarantaine d’années et son effectif était
important jusqu’aux années 1990. Depuis, le nombre d’élèves
a diminué considérablement à cause du changement perpétuel
du système éducatif. « Je ne parviens pas jusqu’à présent à
m’expliquer ce déclin, alors qu’on ne manque de rien et que
tout est mis à la disposition des élèves, depuis les
classes, les professeurs jusqu’aux ordinateurs. Quant aux
frais de scolarité, ils ne sont pas considérables. 750 L.E.
pour le niveau primaire et 850 L.E. pour le secondaire »,
explique-t-il.
Mon
école est productive
Cependant, selon ses propos, quelque chose d’étrange se
produisait dans cette école, par exemple les parents
inscrivaient leurs enfants chez lui depuis la maternelle
jusqu’au cycle préparatoire, puis ils décidaient de les
mettre dans des écoles publiques gratuites. En même temps,
ceux qui ont obtenu de faibles pourcentages revenaient
s’inscrire en secondaire. Quant à l’espace qu’il a réservé
pour la célébration de mariage, il est rattaché au club
social. Il accueille non seulement les élèves et les
enseignants, mais aussi les habitants de la ville. « Sous le
slogan Mon école est productive, nous avons décidé
d’exploiter ce club social et changer son activité selon les
besoins de notre ville. Quelle erreur ai-je commis en
trouvant une issue pour compenser ces pertes au lieu de
mettre la clé sous le paillasson ? », se plaint Al-Sayed,
tout en ajoutant que c’était la seule solution pour
continuer à verser les salaires des 45 fonctionnaires et
professeurs chaque fin de mois. Achraf Al-Sayed, avocat et
fils du propriétaire, assure qu’il existe un arrêté
ministériel qui autorise la construction d’un club social et
culturel au sein des écoles privées. « Mon père détient un
permis pour ce club social, il est en règle. Ce qu’il a
fait, c’est de retrancher un espace de 400 m2 de la cour
(l’école a une superficie de 4 000 m2), pour le transformer
en salle des fêtes. Cet espace est à l’écart de l’école et
il ne prévoit pas de le garder pour toujours. Il ne
l’exploite que deux mois par an et seulement pendant l’été.
Et même s’il arrive qu’un mariage ait lieu dans cette école,
cela ne gêne nullement la journée scolaire qui se termine à
14h, alors que les soirées et les fêtes ne commencent qu’à
19h », souligne Achraf qui tient à être présent durant les
différentes occasions pour éviter tout dépassement de la
part des convives et aussi pour s’assurer que le bruit de la
musique n’indispose personne.
Pourtant, ce dernier pense que l’investissement dans les
écoles est un projet qui rapporte peu d’argent. Il a même
conseillé à son père de changer d’activité et de transformer
l’école en restaurant ou magasin pour mieux gagner sa vie.
Et d’ajouter : « Mon père travaille dans le domaine de
l’enseignement depuis 1958 et il rejette l’idée de fermer
son école. Il ne gagne rien et vend chaque année une partie
de ses terrains agricoles pour financer cette école ».
La réaction du ministère de l’Education face à l’initiative
de ces propriétaires d’écoles n’a pas été moins surprenante.
Est-il permis d’utiliser la cour ou la salle d’une école
pour célébrer de tels événements heureux ? D’après les
responsables du ministère, c’est interdit de le faire ou
d’apporter des chanteurs ou animateurs pour mettre de
l’ambiance. Résultat : le directeur de l’école de Sindoub,
dans le gouvernorat de Daqahliya, fait l’objet en ce moment
d’un véritable réquisitoire. Mais celui de Kafr Al-Cheikh
semble plus chanceux. Comme son fils est un avocat habile,
il a su comment contourner la loi. Il a construit une petite
muraille pour séparer la salle des fêtes de la cour de
l’école en prévoyant une porte d’entrée pour chacun. Une
astuce qui a porté ses fruits. « Juridiquement, je ne peux
rien faire contre le propriétaire de l’école Al-Sayed
Al-Cheikh, car je ne suis qu’un superviseur technique de
l’école. Ma mission se termine à 14h. Tout ce qui se passe
au sein de l’école au-delà de cet horaire ne me concerne
plus », explique Fouad Ghali, directeur du département
d’éducation au gouvernorat de Kafr Al-Cheikh. Quant aux
responsables de l’enseignement privé, ils font la sourde
oreille et se sont contentés de nier le fait d’utiliser le
club social de l’école comme salle de fêtes.
Un jour viendra où les mariés pourront inscrire sur leurs
cartes d’invitation l’adresse d’une école ou d’un
établissement scolaire. Ces cartes porteraient le logo du
ministère de l’Education. Ces détails ne semblent pas
déranger les jeunes villageois qui s’apprêtent à se marier.
« Peu importe que le mariage soit célébré dans un
établissement scolaire, un hôtel ou un club, l’essentiel est
de fêter ce grand jour et le vivre à fond », conclut Hassan,
fonctionnaire, qui a déjà fait sa réservation à l’école
Al-Sayed Al-Cheikh pour célébrer son mariage.
Chahinaz Gheith