Bande
Dessinée pour Adultes.
Hormis la publication en début d’année de « Metro » de Magdi
Al-Chaféi, l’art des fenêtres et des bulles est considéré en
Egypte comme lié à l’enfance. Mais une poignée d’artistes
égyptiens sont bien décidés à changer ce postulat.
Une espèce égyptienne en gestation
La
bande dessinée peut être un art bien particulier qui résulte
d’un mariage subtil entre l’Histoire et la littérature d’un
pays. Si l’on s’attarde sur le cas de l’Egypte, le
patrimoine culturel et historique où se sont succédé et
mêlés les arts pharaonique, copte et musulman, l’héritage
est considérable. Pourtant à ce jour, ni les fresques
pharaoniques, ni les icônes religieuses coptes ni les frises
musulmanes n’ont permis à cet art de s’épanouir, dans ce
climat a priori idéal à son développement. Alors pour quelle
raison la bande dessinée égyptienne est-elle uniquement
destinée à véhiculer des notes d’humour d’une finesse
souvent relative dans les journaux, coincée entre un sudoku,
un problème mathématique et l’horoscope du jour ? Mohieddine
Al-Labbad, considéré comme le père de l’illustration en
Egypte, est un vieux loup dans le milieu. L’âge d’or des
caricaturistes de presse, dont on a pu observer les
frémissements au début des années 1950 pour littéralement
exploser dans les années 1960, est dorénavant révolu. « Le
niveau artistique et l’humour des caricatures à l’époque
étaient bien supérieurs, estime l’artiste. Puis Sadate est
arrivé au pouvoir et le pays et la presse ont commencé à
changer. Les rédacteurs en chefs ont été choisis à
l’emporte-pièce, il y a eu de véritables scandales à la tête
des rédactions d’Al-Akhbar et de Rose Al-Youssef entre
autres, et la qualité des caricaturistes s’est infiniment
dégradée », ajoute Mohie Al-Labbad. Pourtant, une toute
nouvelle génération de caricaturistes est en passe de se
tourner vers la bande dessinée, et l’engouement pour le « 8e
art » est timidement mais sûrement en train de s’imposer au
sein du paysage artistique égyptien.
Les
jeunes artistes ambitieux qui peuvent changer la donne
Qandil et Makhlouf sont les représentants de ce frémissement
artistique, d’un intérêt manifeste pour cette forme d’art
efficace et digeste. Ils sont tous deux caricaturistes dans
la version hebdomadaire du journal d’opposition Al-Dostour,
tous deux ont le crayon leste, la phrase assassine et le mot
juste pour décrire la société dans laquelle ils évoluent. «
Depuis que je dessine dans Al-Dostour, ma perception des
problèmes politiques et sociaux qui rendent l’Egypte
percluse s’est affinée, et je me sens désormais prêt à me
lancer dans un album de bande dessinée », raconte Qandil, la
moue rieuse. Selon le jeune dessinateur, tout de jaune flou
vêtu, le développement de la bande dessinée en Egypte est
très insuffisant si l’on tient compte du développement de la
société, auquel il devrait être intimement lié. Car la bande
dessinée, tout en puisant dans un héritage iconographique et
littéraire millénaire, moule la société qui l’a fait naître
comme un lycra sans pitié. Ses travers sont disséqués,
grossis, analysés, portés aux nues par cet art qui est, par
essence, accessible au plus grand nombre. Il s’agit ici à
l’évidence de bandes dessinées pour adultes, celles
destinées aux enfants répondent à des codes bien différents,
emprunts de moralité, de propagande ainsi que de rigorisme
religieux pour les publications issues du Golfe. Magdi
Al-Chaféi, auteur de la bande dessinée pour adulte « Metro
», et véritable exception qui confirme la règle, est révolté
par les bandes dessinées pour enfants de ce type : « Dans
les années 1970, les maisons d’éditions étaient pour la
majorité gouvernementales, et les publications du type Notre
Fête nationale ou encore Notre Leader patriote ont détourné
les lecteurs des bandes dessinées. Ce genre de publications,
aux scénarios et aux illustrations de mauvaise qualité, sont
en partie responsables du désintérêt du lectorat arabe en
général, et égyptien en particulier ».
Pourquoi la bande dessinée dérange
Magdi Al-Chaféi, un éternel admirateur de Hugo Pratt, est
devenu, il y a quelques mois, un pionnier en publiant le
premier album de bande dessinée égyptien, en dialectal qui
plus est. « On a un besoin réel de bandes dessinées dans ce
pays », affirme l’artiste, en tirant nerveusement sur sa
cigarette. « C’est un moyen d’expression très efficace, qui
se digère facilement et qui ne demande pas autant
d’endurance que la lecture d’un roman. Ce sont des policiers
qui l’ont lue et qui ont porté plainte au tribunal contre
Metro, c’est bien la preuve que cette expression artistique
est accessible à tout type de lectorat ! », ajoute-t-il,
goguenard. Le jeune Qandil, qui doit son surnom à sa mémoire
défaillante, poursuit la réflexion de Magdi Al-Chaféi. « Il
n’est pas très bien vu, dans un pays comme le nôtre où
chaque publication est passée au filtre du gouvernement, de
s’adresser aux gens directement, explique le caricaturiste.
La bande dessinée est un art très puissant qui atteint vite
et fort le lecteur et qui s’apparente par certains côtés au
cinéma ». Makhlouf, jusque-là plutôt pensif, explique ce
qu’implique la fonction de caricaturiste politique dans un
journal d’opposition. « Il est évident que le fait
d’illustrer les dysfonctionnements de la société nous en
fait prendre pleinement conscience. Je serais bien incapable
à ce jour d’illustrer des bandes dessinées enfantines comme
j’ai pu le faire avant. Aujourd’hui, j’ai l’intention de
réaliser un album de bande dessinée très noir, qui s’inspire
en partie de mon enfance passée dans le quartier populaire
d’Imbaba, raconte le jeune artiste, le visage se fermant un
instant. J’ai été très marqué par des scènes terribles dans
mon enfance, et aujourd’hui, j’ai une certaine fierté à
pouvoir raconter mon pays depuis ses bas-fonds »,
ajoute-t-il, calmement. Quant à la menace de censure, qui
plane au-dessus de toute œuvre considérée comme
politiquement incorrecte, Qandil relativise, avec un
optimisme à toute épreuve : « Quand on travaille dans un
journal comme Al-Dostour, on devient un véritable virtuose
dans l’art de se protéger, tout en délivrant un message bien
précis. C’est cette méthode de feinte calculée que nous
réemploierons dans nos albums respectifs ! Il se trouve que
j’ai déjà été censuré, avant même d’être publié ! »,
raconte-t-il, un sourire plaqué sur le visage. « Je devais
dessiner la couverture d’un livre rédigé par un activiste
des droits de l’homme et avocat intitulé Connaître ses
droits à travers les institutions, et évidemment il est bien
plus commode pour le gouvernement égyptien que le peuple
ignore ses droits ! », conclut-il, en s’assombrissant.
L’Atelier : la voie du professionnalisme
Des moyens sont mis en œuvre pour permettre à des jeunes
artistes talentueux et amateurs d’atteindre un niveau
professionnel, le plus efficace étant l’atelier. Golo est le
dessinateur français d’une série de bandes dessinées ayant
pour décor l’Egypte des années 1950 dont la plus fameuse,
Mendiants et orgueilleux, est adaptée du roman d’Albert
Cossery. Magdi Al-Chaféi a participé à un atelier organisé
par Golo à l’Université américaine il y a quelques années :
« C’est lui qui m’a appris à relier mes idées entre elles, à
créer du sens avec mes dessins », explique-t-il, sans tarir
d’éloges pour celui qui a développé sa connaissance de la
bande dessinée. A son tour, l’auteur du très polémique «
Metro » se lance dans la mise en place d’ateliers à
l’intention des plus jeunes dans la ville de Minya, avec
ancrée dans son esprit une volonté évidente de bâtir une
solide passerelle entre les générations. Autre événement
censé promouvoir la bande dessinée en Egypte, l’Institut
Goethe du Caire organisera l’année prochaine, dans le cadre
de son 50e anniversaire, une rencontre entre dessinateurs de
bandes dessinées allemands et égyptiens.
Il est encore trop tôt pour parier sur l’ancrage de l’art de
la bande dessinée en Egypte, qui en est encore à un
frémissement, mais on est en droit d’espérer que les jeunes
artistes emprunteront la voie semée d’embûches en partie
défrichée par « Metro ».
Louise
Sarant