Epouse de l’architecte Ramsès Wissa Wassef, Sophie Gorgui a fondé avec lui le centre de Harraniya pour les tapisseries dont elle préserve la renommée.

L’envie de prendre les gens par la main dépasse toute épreuve. C’est le secret de cette octogénaire.

 

Maîtresse en la demeure

Madame Sophie a la conscience tranquille, que sa joie demeure. En fait, sa joie est liée à sa demeure de Harraniya (sur la route de Saqqara). Et celle-ci, au souvenir de son mari, l’architecte Ramsès Wissa Wassef, disparu subitement en 1974. Ce dernier rappelle aussi, par ses idées, son propre père, Habib Gorgui, ce pionnier de l’éducation, qui croyait dur comme fer au potentiel de tout un chacun et à sa capacité de créer … A les croire, on est tous nés créateurs et artistes, quelque part. Les tapisseries, statues et poteries, confectionnées par les paysans et les petites gens, tout autour, en sont la preuve.

On a l’impression que l’énigme du don perd de son éclat au sein de cette famille, du moment où l’on ne se pose plus la question : pourquoi doit-on donner ? Cela va de soi. Un membre de la famille passe le flambeau à l’autre, donnant lieu à une saga. Et Mme Sophie poursuit tranquillement son histoire, la saupoudrant de paroles, concepts et dictons qui ont passementé les discours de son père ou de son mari. La vie lui a appris que tout passe. Il n’y a jamais de problèmes sans solution. Et, la bonne humeur est à même de tout résoudre, tout surmonter … Seul le sourire de ce petit bout de femme, octogénaire, reste.

L’escalier menant à sa salle de séjour est sillonné de deux statues : « La première d’en haut a été sculptée par Samira, la sœur de la comédienne Soad Hosni et la chanteuse Nagate Al-Saghira. La deuxième statue, en bas, est l’œuvre de Sayeda, paix sur son âme ! », dit Sophie Wissa Wassef, née Habib Gorgui, laquelle ne manque jamais de donner les détails de chaque œuvre d’art que l’on peut apercevoir dans sa demeure. Elle narre par conséquent le parcours de ces autres femmes et hommes qu’elle a dû rencontrer, changeant leur existence. « Depuis que j’étais étudiante, je travaillais avec les gens », dit-elle, ajoutant : « L’Institut d’éducation artistique où j’ai fait mes études se trouvait à Boulaq. Dans le temps, j’organisais pas mal d’activités au sein d’un club de ce quartier populaire, assez pauvre : équipe de football, musique, spectacles. Les gens inventaient eux-mêmes les contes que l’on présentait sur scène. J’ai été en contact avec pas mal d’entre eux jusqu’à leur mort ». Ainsi, a-t-on droit en sa présence à une veine d’expériences et d’histoires de vie enchevêtrées. Elle se souvient parfaitement bien de toutes ces bonnes femmes dont elle a secoué l’existence : Saadiya, la commerçante de Boulaq qui est venue la voir 30 ans plus tard se plaignant de sa fille universitaire, l’autre qui a compris qu’il fallait laisser libre choix à sa fille pour se marier même à 34 ans, etc.

« J’ai consumé ma vie, n’ayant pas épargné un seul jour. Cela fait du bien », dit-elle du haut de ses 86 ans.

Son mari, elle l’a connu chez eux à la maison. Il venait suivre les travaux de son frère, étudiant en beaux-arts. Lorsqu’il a demandé sa main en mariage, son père lui a laissé le temps pour le connaître et donner son avis. Alors, en tête-à-tête, elle lui a posé directement la question : « Pourquoi tu veux te marier avec moi ? ». Il a souri. Une conversation autour de l’art et des projets à venir a créé un terrain d’entente. Ensuite, ils sont partis ensemble visiter le projet que le jeune architecte avait lancé près d’une église dans le Vieux-Caire, apprenant aux gens quoi faire de leurs dix doigts. « J’étais très touchée par sa manière de traiter les gens. Il était simple, modeste, très calme et ne se la jouait pas au fils du président de la Chambre des députés ! ».

Le mariage en 1948 ? Certes, elle s’en souvient. C’était dans l’ancienne villa de ses beaux-parents à Guiza, où elle a vécu par la suite. « Je ne voulais pas être habillée en mariée ! Je refusais également l’idée du trousseau de mariage, etc. Avec Ramsès, on n’a pas mis d’alliance. Il me disait : ce n’est guère l’anneau qui allait nous lier ». Il avait raison. Mort il y a plus de 30 ans, elle n’arrête pas d’évoquer son nom. Son omniprésence est peut-être pour elle un gage de tranquillité. Ses idées l’éternisent. « Ramsès (1911-1974) répétait que la maison de chacun lui colle comme sa peau. Du coup, elle doit correspondre à ses goûts et ses manières. Les artistes qui collaborent avec nous ont leurs propres maisons, qu’ils ont conçues par eux-mêmes, ensuite Ramsès a parachevé le travail pour eux ». Un premier dôme en terre cuite, au début des années 1950, a constitué le début de tout un projet baptisé à Harraniya, petit bourg dont le nom est dérivé du dieu pharaonique, Hour. Normal, on est à deux pas près des Pyramides. « Mon mari et moi venions, après le boulot, nous promener dans ces villages de Guiza. Que des champs et des végétations ! Frappés par la pauvreté, on voulait aider la population. Ramsès était chef de la section architecture à la faculté des beaux-arts, et moi inspectrice auprès de l’enseignement public ».

Le couple a commencé par acheter un demi-feddan (12 hectares) dans les parages. Ils venaient tous les vendredis, en voiture, avec une balle et jouaient avec les enfants qui les entouraient de partout. Progressivement, ils ont acquis leur confiance et leur ont proposé de leur apprendre à gagner leur pain dignement, en tissant. L’enthousiasme fut le mot d’ordre. « La première chose à faire pour œuvrer dans les endroits les plus démunis, c’est de verser un peu d’argent, pas trop quand même mais l’équivalent du travail exécuté. On devait faire comprendre aux gens que leur temps était le leur, ils en disposaient et cela valait de l’argent ». Et d’ajouter : « Ils n’avaient chacun qu’une djellaba d’été et une autre d’hiver. Ensemble, on a tricoté des pulls en laine. J’avais fait des aiguilles à l’aide de roues. Ils composaient des vers sur ce qui se passait ici et les chantaient ».

Ces artistes, comme elle se plaît à les appeler, avaient entre 8 et 10 ans. En fait, c’est le groupe de douze avec qui ils ont commencé le centre pour les tapisseries à Harraniya, où s’installe Sophie aujourd’hui, avec ses deux filles et petits-enfants. Entourée de toute sa « communauté », elle n’a pas un seul moment d’oisiveté. « Le temps c’est de l’or. Je n’arrive pas à rester assise, rendant visite à quelqu’un pour se socialiser ou autres … A peine, ai-je le temps de voir mes enfants, alors qu’on vit presque ensemble ! », s’exclame Sophie qui se lève à 6h du matin, fait quasiment le tour de leurs 5 feddans où ils cultivent le matériel nécessaire aux tapisseries, sculpte et fait de l’aquarelle dans son atelier jusqu’à 13h30 et ainsi de suite jusqu’à 21h, après il est absolument interdit de la déranger. Elle reste dans sa chambre, à lire, archiver, dresser un inventaire pour les travaux de chacun … Ensuite, dort autour de minuit. « L’aube est le meilleur moment de la journée. C’est le salut total, j’entends les oiseaux chanter, trouve des astuces pour le design des tapisseries », ajoutant : « J’adore les petits détails, étant une disciple de Hamed Saïd ».

En effet, elle est souvent amenée à donner son avis sur le travail de son petit groupe dont les uns la connaissent il y a presque 60 ans. « Quand elle n’aime pas ce qu’on fait, elle le laisse entendre et part. On comprend alors qu’elle est mécontente et l’on essaye de trouver une solution, démontant le travail ou le recommençant à zéro. On sait qu’elle a souvent raison », précise Karima, aujourd’hui une sexagénaire dont les tapis sont exposés au musée Ramsès Wissa Wassef, faisant partie du centre Harraniya. (Les pièces du musée ne pouvant être vendues contrairement aux nouveaux tapis, dans la salle d’exposition).

La religion ne lui a jamais joué de mauvais tours. « Arrivé à Harraniya, il n’y avait pas un seul chrétien ! Et alors, peu importe. Les gens nous ont fait confiance, on est devenu amis. Ils ont droit au tiers du prix que l’on fixe, outre leurs salaires hebdomadaires. Lorsque les Frères musulmans ont essayé d’y gagner du terrain dans les années 1980, ils n’ont pas réussi à semer la zizanie. Les habitants nous défendaient. Et moi, je leur demandais de ne pas envoyer leurs enfants aux camps d’été organisés par les Frères. Ils obéissaient », lance Sophie sur le ton de quelqu’un qui a obtenu gain de cause. En fait, elle se sent très proche de ces gens, leur confidente et leur marraine. En travaillant dans son atelier, elle ne ferme jamais la porte, la laisse plutôt  entrouverte. Ses deux filles ainsi que ses petits-enfants travaillent à leur tour avec d’autres collaborateurs plus jeunes, à travers des ateliers de poterie, batik ou autres, chacun suivant son domaine élu. « La mort subite de Ramsès a tourmenté les artistes. C’était un choc, il n’était pas malade ! Donc, on a décidé de venir nous installer définitivement parmi eux. Je leur disais : celui qui aime Ramsès doit travailler assidûment. On m’a dit qu’il y a des voleurs et des bandits dans le coin, alors j’ai répondu que ma fille Yoanna avait un permis de port d’armes comme son père ». Mme Sophie est du genre à prendre son mal en patience, estimant que les bonnes idées sont immortelles, elles doivent toujours survivre à leurs initiateurs. D’où un sourire rayonnant, même si les murs de l’un de ses bâtiments sont happés par le silence et l’humidité. Aucun arrière-goût de déception l

Dalia Chams

Jalons

1922 : Naissance au Caire.

1946 : Diplôme d’éducation artistique,

à l’Institut pédagogique de Boulaq.

1948 : Mariage avec Ramsès Wissa Wassef.

1952 : Installation de leur projet à Harraniya.

1964 : Mort de son père Habib Gorgui.

1974 : Mort de son mari.

1956 : Première exposition à l’étranger,

en Suisse.

1983 : Prix Agakhan, dans le domaine de

l’architecture, au musée Wissa Wassef.