Démographie . Selon les
chiffres du CAPMAS (Centre égyptien de statistiques et de mobilisation), la
population égyptienne a atteint 80 millions d’habitants en 2007. L’Etat crie au
secours, le citoyen s’en accommode.
ça
déborde
80
millions. Un chiffre qui peut vous paraître banal. Immense, catastrophique,
explosif, peu importe. C’est selon le rapport publié par le CAPMAS (Centre
égyptien de statistiques et de mobilisation) le chiffre qu’a atteint la
population égyptienne à l’aube de 2008. Pour le citoyen ordinaire, la nouvelle
ne veut rien dire puisqu’il s’agit d’un simple chiffre comme tous ceux qui lui
ont été déjà avancés par le gouvernement et qui n’ont jamais eu d’impact sur
son quotidien. Le citoyen n’a aucune notion des chiffres, il n’y croit plus. D’ailleurs,
tous les chiffres officiels qu’on lui avance sont souvent erronés, que ce soit
sur le chômage, la subvention, ou la hausse des salaires. Raison de plus pour
ne pas accorder d’importance à ce nouveau chiffre.
Le
gouvernement, quant à lui, ne cesse, depuis la déclaration de la nouvelle, de
crier au secours, d’envisager des stratégies, bref de paniquer. Comme si ce
chiffre lui était tombé du ciel du jour au lendemain. Pour l’Etat, cette
démographie galopante signifie plus de besoins à satisfaire, plus d’enfants à
scolariser, plus d’emplois à créer, et surtout plus de bouches à nourrir.
Une
véritable impasse puisque les ressources à distribuer sont restées les mêmes,
la surface habitable aussi, alors que la population a été multipliée par 8 en
100 ans. Avec 80 millions d’habitants, l’Egypte devient le pays arabe le plus
peuplé avec un taux de croissance démographique annuel de 1,2 million
d’habitants et un taux de fécondité qui est encore de 3,1 enfants par femme. En
prenant le Delta et la vallée du Nil, où se concentre le plus grand nombre
d’habitants, l’Egypte devient le pays du monde à la plus forte densité humaine,
soit 2 000 habitants au km2 contre 900 par exemple au Bangladesh.
En 100
ans, la population égyptienne est passée de 4 millions en 1800 pour atteindre
78 millions en 2006. Le Caire compte à lui seul 18 millions d’habitants, outre
les 3 millions qui y transitent quotidiennement en provenance d’autres
provinces.
Pour
de nombreuses raisons, ce chiffre devrait donner des sueurs froides car l’Etat
n’a rien fait pour limiter cet accroissement de la population. Plus inquiétant
encore, selon les chiffres du rapport publié fin 2007 par le centre
d’informations dépendant du Conseil des ministres, 40 millions de ces 80
millions d’Egyptiens vivent au-dessous du seuil de pauvreté et 6 millions dans
la misère la plus totale, comme l’indique le Bureau international du travail. Donc,
il s’agit d’une population pauvre. Le taux de pauvreté en Egypte est passé de
39 % en 1990 à 55 % en 1999 selon le même rapport.
Et ce
n’est pas tout. La centralisation et le manque de planification ont rendu la
capitale invivable. Il suffit de faire un tour au centre-ville, à n’importe
quel moment de la journée, ou d’emprunter le pont du 6 Octobre ou l’axe du 26
Juillet, censés soulager la capitale, pour s’en rendre compte. Du matin au
soir, Le Caire est asphyxié par le nombre de ses habitants. Rues, transports,
cafés, marchés, la ville est bondée. En circulant dans les rues, on se demande,
tellement il y a de monde, qui est à son poste de travail. Et, ce qui étonne
davantage, ce sont les hôpitaux, les écoles et les bureaux qui grouillent de
monde. Certaines classes dans les écoles publiques des bidonvilles accueillent
90 élèves. Il n’existe aucun endroit où l’on peut circuler à son aise.
La rue invivable
Partout,
de longues files, des corps qui se collent, des visages sombres qui se croisent
à longueur de journée et une promiscuité de plus en plus mal vécue. Les 80
millions d’Egyptiens s’entassent et se bousculent tous dans un espace exigu. Dans
les rues, c’est le supplice du transport. A chaque coin de rue, une marrée
humaine attend impatiemment l’arrivée d’un microbus qui ne pourra prendre que
14 passagers, faute de sièges. Et même dans les maisons des quartiers
populaires, enfants et parents s’entassent sur le même lit. Dans un quartier
comme Dar Al-Salam, considéré comme l’endroit le plus peuplé du Caire, un logis
de 30 m2 sert de gîte à une famille composée de 9 personnes.
«
Zahma ya donia, zahma », dit la célèbre chanson populaire de Adawiya, qui
décrivait dès les années 1970 ce tohu-bohu sans merci. On se demande comment il
aurait pu décrire Le Caire d’aujourd’hui avec des citoyens qui, les nerfs à
fleur de peau, hurlent dans les rues et déclenchent la bagarre au moindre
malentendu.
Rien
pour autant ne change. « Les Egyptiens adorent faire des enfants », constate
Moustapha Radi, gynécologue. Tous les jours, il reçoit dans sa clinique des
couples qui repartent heureux après avoir appris la bonne nouvelle ou qui sont
prêts à tout pour avoir un bébé. « La cheftaine des infirmières, qui m’assiste
à l’hôpital public où je travaille, a 7 enfants et est prête à concevoir le
huitième. Son niveau social modeste ne l’empêche pas de gérer 8 enfants »,
explique Radi. Les embouteillages, l’explosion démographique et le manque de
ressources sont des mots trop compliqués pour elle. Elle n’y pense pas et même
si elle y songe parfois, elle ne comprend pas pourquoi ses enfants, en
particulier, en seraient responsables.
«
Laisser le tout sur le compte du destin, ne pas trop se soucier des dépenses,
car chaque enfant apporte son rizq (de quoi le nourrir, en provenance de Dieu).
Un sentiment de sécurité lié aux enfants qui sont une source de joie pour les
parents. Ces stéréotypes ont fait que le planning familial ne rentre pas dans
les considérations de la famille égyptienne. La femme ne commence à réagir que
lorsqu’il y a un danger pour sa vie », dit Radi.
Source de richesses ou fardeau ?
Mais,
l’Etat ne semble pas comprendre cette vérité. Il vient de publier une étude qui
vise à convaincre les familles égyptiennes de se contenter de deux enfants. L’étude
imagine la situation dans laquelle serait la société si ce projet se
concrétise. C’est d’ailleurs depuis 1973 que le gouvernement adopte des
stratégies visant à limiter le taux de croissance démographique. Aujourd’hui,
il tente de donner des arguments qui ont pour but de restreindre le nombre
d’enfants dans chaque famille à 2. L’étude compare l’Egypte à des pays comme la
Corée du Sud, qui possédait le même nombre d’habitants que l’Egypte en 1960,
soit 26 millions d’habitants, et qui grâce à cette stratégie ne compte
aujourd’hui que 48 millions, alors que les Egyptiens ont atteint les 80
millions. Pour le gouvernement, ce chiffre signifie une série de problèmes à
régler. 9,8 millions d’enfants en âge de scolarité en 2006, un quota fixe de
l’eau du Nil estimé à 55 milliards de m3 et qui, avec le taux actuel de
croissance démographique, risque de restreindre le quota de l’individu de 726
m3 aujourd’hui à 468 m3 en 2030. Mais ces chiffres, bien qu’ils soient
alarmants, ne semblent pas convaincre les Egyptiens de faire moins d’enfants.
« Il
faut arrêter d’importer des solutions préfabriquées qui ne nous conviennent
pas. Nous ne pouvons pas nous comparer à la Chine qui a opté pour cette
stratégie et qui a réalisé un succès incomparable. Car la Chine a offert des
avantages aux familles qui ont respecté ces conditions. Pourquoi un Egyptien se
priverait-il de sa seule source de joie et de satisfaction ? », s’interroge
Bilal Fadl, scénariste. Pour lui, l’important, ce n’est pas le chiffre, mais la
façon avec laquelle on le voit. « En 2058, la population britannique atteindra
les 100 millions. Le chiffre n’a pas l’air de les effrayer, bien au contraire,
il signifie une ressource humaine à exploiter et une puissance sur le plan
mondial », explique Fadl.
D’après
lui, l’Etat a réussi à faire vivre les gens dans le mensonge, avançant à tort
et à travers que l’explosion démographique absorbe tous les revenus des plans
de développement.
L’Etat bousculé
Une
opinion partagée par Fardos Bahnassi, activiste pour les droits de l’homme. Elle
estime que cette population peut représenter une source de richesse, pourtant
l’Etat a tout fait pour faire de ces 80 millions un fardeau. Cela n’a qu’une
seule signification : l’impuissance de l’Etat à gérer la crise. Elle donne
l’exemple du discours politique qui ne cesse d’aborder le sujet, appelant à
chaque occasion les citoyens à limiter les naissances. « Le gouvernement essaie
de provoquer chez le citoyen un sentiment de culpabilité en le rendant
responsable de ce train de vie qu’il mène et du niveau médiocre de services
dont il dispose », explique Fardos. « Il suffit de quitter la capitale pour se
rendre dans une région comme Al-Wadi Al-Guédid ou Marsa Alam pour constater
qu’il s’agit de villes fantômes. Et la faute n’est pas au citoyen, mais à
l’Etat qui n’a pas réussi à créer des zones habitables et des opportunités de
travail loin de la vallée du Nil », ajoute Fardos. « Nous sommes à présent 80
millions. Quoi de nouveau ? Il y a quelques années, nous étions 70 millions et
la vie a suivi son cours ».
En
fait, le citoyen ne voit pas pourquoi il serait responsable de cette explosion
démographique, mais ce qui est évident, c’est qu’il en subit les conséquences.
Ces
derniers mois, le chaos a atteint son apogée. Bruits sonores, embouteillages,
la situation est devenue infernale. Selon les chiffres de l’administration de
la circulation, en 2007, 1 million de voitures sont venues s’ajouter au flot
des véhicules sillonnant les rues du Caire, portant le nombre de ces véhicules
à 4 millions. Selon cette même source, la vitesse moyenne d’un véhicule au
Caire en 2020 ne dépassera pas les 5 km à l’heure. Ce qui obligera probablement
les Cairotes à circuler à pied. « Je n’en peux plus. Je passe mon temps,
bloquée dans la rue. Conduire ma voiture pour me rendre quelque part est devenu
une mission impossible. Emmener les enfants au club, ou rentrer à la maison
après une longue journée de travail est un véritable calvaire. Il y a une
semaine, je devais rendre visite à un ami hospitalisé, j’ai appris que même à
l’unité des soins intensifs, il n’y avait plus de place, Le Caire est saturé »,
dit Nabila, mère de deux enfants.
Déception,
tension, le quotidien est de plus en plus accablant. « Je reçois tous les jours
des patients qui viennent tout simplement m’exprimer leur incapacité à faire
face à ce chaos. Certains s’enferment et s’isolent dans leur maison pour éviter
tout contact avec le monde extérieur. Les gens sont de plus en plus dépressifs
et contrôlent difficilement leurs nerfs », explique Dr Josette Abdallah,
psychiatre.
Aujourd’hui,
tous les indices prouvent que la situation actuelle va persister et s’aggraver.
Les stratégies adoptées par le gouvernement visant à réduire le taux de
naissance sont loin d’être pratiques. Le taux de pauvreté est en hausse, les
Egyptiens font toujours des enfants. Et l’Etat continue de crier au secours. En
attendant la solution miracle, l’Egyptien est donc prié de s’adapter à cette
situation et d’être plus tolérant vis-à-vis de son « frère qu’il côtoie dans la
rue ». Une nouvelle campagne publicitaire a d’ailleurs été lancée utilisant le
slogan : « Ne dis pas c’est quoi tout ce monde, dis plutôt c’est une grande
famille » .
Amira Doss