Rafah . L’afflux de
plusieurs centaines de milliers de Palestiniens vers cette ville du Nord-Sinaï
frontalière d’Israël a fait prospérer un commerce sans précédent et bouleversé
la vie des habitants. Reportage.
Une marée de bonnes affaires
Rafah,de notre envoyée spéciale —
Vendredi
25 janvier. La ville de Rafah est en effervescence. Tout près de la porte
Salaheddine, point de passage entre l’Egypte et la bande de Gaza, on peut voir
plusieurs dizaines d’échelles en bois dressées sur le mur qui sépare les deux
territoires. « Ils s’en sont servis pour passer par dessus le mur », signale
l’un des témoins. Il était 15h environ mercredi 24 janvier lorsqu’une énorme
vague humaine, formée de plusieurs centaines de Gazaouis, traverse subitement
la frontière sous les regards des forces de sécurité égyptiennes, prises de
court. Des hommes armés ont détruit à l’explosif une partie du mur en béton
situé dans le côté palestinien de la frontière, puis jeté à terre une clôture
métallique avant de faire sauter des pans d’un autre mur en béton situé côté
égyptien. Le flot est ensuite passé. « On aurait cru à un tsunami. Il y avait
parmi eux des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants et même des
nouveaux-nés », racontent les témoins.
Soumis
depuis le 17 janvier à un blocus israélien sans faille, ces Palestiniens
étaient privés de tout. Ils n’avaient ni eau ni électricité, ni nourriture. Ils
sont venus en groupes, des familles, des amis et même des enfants sans leurs
parents. Quelques jours après le premier afflux, la situation paraît calme près
de la porte Salaheddine, mais des Palestiniens continuent d’affluer vers Rafah
et Al-Arich comme cette femme accompagnée de ses 5 enfants. « Nous n’avons plus
rien chez nous. Nous avons besoin de farine, de médicaments et d’autres
produits. Nous n’avions pas d’autre choix que de venir ici », affirme Oum
Taghrid. Et d’ajouter : « Ici, il y a toutes sortes de choses que nous ne
voyons même pas chez nous, sauf à la télévision. Il y a un fromage que ma fille
aimerait manger ». La voix d’Oum Taghrid est coupée par celle de sa sœur Ekram,
âgée de 20 ans. « Nous, les habitants de Gaza, sommes des victimes. Il y a des
choses chez nous mais on ne les voit pas à cause du blocus israélien ». Ghassane
Barace, chauffeur de taxi, accompagné de sa fille Mervat est venu acheter du
lait car il est très cher à Gaza et de l’essence pour le taxi. « Sans essence,
je ne peux pas travailler et j’ai une famille de 7 personnes à nourrir ».
L’arrivée
inattendue de ce flot de Gazaouis a complètement bouleversé la vie à Rafah. La
rue Salaheddine se trouve à quelques pas de la frontière. Des dizaines de
petits commerces serrés les uns contre les autres s’y trouvent. C’est en
quelque sorte un grand marché où l’on peut acheter divers produits, paquets de
chips, cigarettes au détail , appareils électriques. Sur les deux côtés de la
route, les marchands ont placé leurs produits par terre. Certains vendent de la
vaisselle, d’autres ont apporté des bidons d’essence, d’autres encore jouent
aux agents de change. Des enfants ont pris part à la fête en exposant des
paquets de cigarettes. Une foule immense a envahi la rue au point qu’il est
difficile de s’y déplacer. Cette ruée de Palestiniens est ressentie comme une
aubaine par les commerçants. « En l’espace de quelques heures, toutes les
marchandises que j’avais apportées ont été vendues », explique Salem, qui vend
de la vaisselle. Certains propriétaires de magasins ont dû fermer leurs portes
après le premier jour, car ils étaient en rupture de stocks et les grossistes
ont préféré aller eux-mêmes vendre leurs produits aux Palestiniens. « Au soir
du premier jour, la majorité des produits a été vendue, et quand j’ai demandé
aux grossistes de nouveaux produits, ils ont refusé car ils préféraient vendre
leurs produits eux-mêmes dans les rues. Je n’ai que quelques bidons d’huile et
de la vaisselle », explique Haj Abou-Ahmad, qui va être contraint de fermer son
magasin à cause du manque de marchandises.
Une aubaine pour les commerçants
Les
Palestiniens achètent de tout : du savon, des couches pour bébés, des produits
ménagers et même du bétail, des motocyclettes et des pièces détachées pour
voitures. Et certains sont même venus pour faire du business. C’est le cas
d’Abou-Ammar qui a acheté 5 000 motos chinoises pour les revendre lui et ses
associés à Gaza. « Le prix d’une moto en Israël commence à 3 000 dollars. Ici,
c’est 700 dollars seulement. Ces motos sont très demandées à Gaza »,
s’enthousiasme Abou-Ammar. Tout au long de la route entre Le Caire et Rafah,
des camions sont ainsi chargés de motocyclettes en provenance de plusieurs
gouvernorats comme Port-Saïd, Damiette et d’autres. Ahmad Al-Chahed, quant à
lui, a acheté des médicaments pour ouvrir sa pharmacie. « Cela faisait sept
mois que je n’avais pas de médicaments. Et grâce à l’ouverture du terminal,
j’ai pu acheter tous les médicaments dont j’avais besoin », dit-il.
Quant
aux marchands, ils tentent de faire le maximum de profits en faisant flamber
les prix. Les Palestiniens sont une aubaine. « Nous avons été submergés par
tous ces Gazaouis. Il n’y a pas assez de marchandises pour tous ces gens »,
confie Am Mohamad, propriétaire d’un petit commerce. Pour faire face à cette
demande inattendue, les commerçants ont affrété des camions au Caire afin de se
ravitailler en marchandises. Les véhicules reviennent chargés de produits
alimentaires, de couvertures et d’autres produits de base que les commerçants
vendent au prix fort : le double et parfois le triple du prix normal. Au bout
de la rue Salaheddine se trouvent deux stations d’essence. Là, la scène est
quasi apocalyptique. Devant chacune des stations, aucune voiture mais
d’immenses files d’attente. Des milliers de Palestiniens munis de bidons vides
sont venus s’approvisionner en essence et en gasoil. Une odeur d’essence
mélangée de poussière se répand dans l’atmosphère.
Si les
commerçants sont aux anges, les habitants égyptiens font plutôt la grise mine. Leur
vie a été complètement bouleversée. « Avec l’arrivée de ce flux de
Palestiniens, les commerçants ont augmenté les prix et ce qui vaut pour eux
vaut pour nous », assure Khaled Abou-Nagdi, l’un des habitants de Rafah. Il
affirme que le paquet de sucre est vendu à 6 L.E. au lieu 2,5 L.E. Il craint
que les commerçants ne baissent pas les prix après le départ des Palestiniens. En
effet, les prix des produits ne sont pas les seuls à avoir augmenté. Les
services également ont connu une certaine hausse. Les bus et les taxis ont
augmenté leurs tarifs qui sont passés de 2,25 L.E. à 10 et 15 L.E. pour un
trajet entre Rafah et Al-Arich. Quant au litre d’essence, il est passé de 1
L.E. à 5 et 6 L.E. Après avoir fait leurs achats, certains Gazaouis rentrent le
soir chez eux avec des cartons remplis de produits alimentaires, des postes de
télévision, des frigidaires, des bidons d’essence et des moutons. Certains
Gazaouis ont préféré en revanche faire un séjour chez des proches. « Je ne veux
pas retourner à Gaza. Il n’y a pas de sécurité là-bas. Tout le monde se fait la
guerre », affirme Maamoun, jeune habitant de Gaza. De nombreux Gazaouis ont en
effet des liens avec les tribus du Nord-Sinaï.
D’autres
Palestiniens, qui se comptent par milliers, ont regagné la ville d’Al-Arich,
située à environ 60 kilomètres de Rafah. Mais ici c’est le calme qui prévaut.
Des habitants de la ville racontent que durant les premiers jours, les
Palestiniens ont envahi les trottoirs, les centres de jeunesse et les mosquées
au point qu’il n’y avait plus de place pour les fidèles. Cependant, après
s’être sentis en sécurité, les Gazaouis se sont regroupés autour du marché
principal de la ville. Le marché est en effervescence. Certains Palestiniens se
trouvent sur le marché et vendent des téléphones portables d’occasion. « J’ai
rassemblé les téléphones portables de ma famille pour les vendre ici en Egypte.
Et avec l’argent, je vais acheter des produits de base », affirme Adnane, un
ressortissant palestinien. A la sortie d’Al-Arich, les forces de sécurité ont
installé des barrages de sécurité et les contrôles sont très stricts. Si la
sécurité a toléré le passage des Palestiniens à Rafah et Al-Arich, il n’est pas
question de les laisser aller plus loin.
Ola Hamdi