Le statut de réfugié a toujours marqué la vie de
Joseph Makair. A tour de
rôle, prêtre, arbitre et collaborateur de Médecins sans
frontières, il a une place privilégiée au sein de la
communauté soudanaise en Egypte.
Le sultan des Soudanais
Sur un café du quartier populaire de Aïn-Chams lequel
rassemble quasiment toute la communauté soudanaise, Joseph
Makair est un visage marquant. Il fait comme chez lui. Grand
de taille, tenue élégante et maîtrise parfaite du dialecte
égyptien, il paraît comme le chef d’une grande tribu. Arrivé
en Egypte vers 2003, il a réussi en cinq ans à gagner une
large popularité au sein de la communauté soudanaise pour
s’imposer comme le sultan des clans. « Au début, j’ai pu
gagner les voix des Soudanais provenant de mon village,
Balit. Plus tard, tous les Dinka — une des plus grandes
tribus vivant au bord du Nil — ont à leur tour voté pour
moi. Et enfin, j’ai pu acquérir la confiance de tous après
une bataille électorale que j’ai dû mener contre 16 autres
candidats », explique Makair, installé dans son bureau à
l’association Balit, une parmi 72 autres qui présentent des
services aux Soudanais d’Egypte. Au siège de celle-ci, le
drapeau du sud trône. C’est le nouveau Soudan, tel est le
nom de la patrie comme l’espèrent les membres de Balit. Des
photos de l’ancien leader sudiste John Garang ornent les
murs. Sur son bureau, un verset de l’Evangile semble être
l’étoile qui a guidé sa vie. « Celui qui ne connaît pas
l’amour n’a pas connu Dieu car l’amour c’est Dieu ».
Dans ses locaux, Joseph a l’habitude de recevoir des
citoyens soudanais pour résoudre les problèmes, guider les
familles en leur montrant les écoles pour réfugiés, leur
donner des conseils sanitaires, mettre fin à un conflit
conjugal, ou bien jouer le rôle d’intermédiaire avec un
Egyptien ou avec le bureau du Haut Commissariat pour les
Réfugiés (HCR). « Durant ma résidence en Egypte, j’ai
remarqué qu’il existe souvent un malentendu entre le peuple
égyptien et la communauté soudanaise. Les Egyptiens sont un
peuple aimable, mais la différence des dialectes crée
parfois une ambiance électrique. Dans la rue, par exemple,
certains Egyptiens pourraient rigoler avec un Soudanais lui
disant Honga. L‘Egyptien cherche ainsi à engager une
conversation avec le Soudanais, mais ce mot signifie en
certains dialectes soudanais le singe. Alors le Soudanais
croit que l’on se moque de lui. Et juge alors que le peuple
égyptien est raciste. On essaie ainsi de régler ce genre de
problème. D’ailleurs, on présente un service à travers les
associations pour apprendre le dialecte égyptien aux
Soudanais et leur permettre de s’intégrer au sein de la
société égyptienne », assure Makair.
Sa connaissance de quatre dialectes soudanais : Cholok,
Nouer, celui des Dinkas et ceux d’autres clans nubiens, lui
a donné la chance de jouer souvent le rôle de juge ou
d’arbitre. Sa parole est souvent considérée comme une loi ou
un verdict parmi les rangs de la communauté soudanaise.
Malgré l’exil et la pauvreté, cette communauté semble être
bien organisée. Aujourd’hui, le Conseil des sultans compte
14 membres représentant les différentes régions du Soudan
(dont 3 gouvernorats du Nil, 3 gouvernorats équatoriaux, 4
de la région de la mer de la Gazelle, 1 de la région du Nil
bleu, 1 de la Nubie soudanaise, 1 de Darfour et enfin 1 de
la région Ebii au nord et au sud du Soudan). La société
civile compte 72 associations actives dans les quartiers et
les gouvernorats qui comptent une grande agglomération
soudanaise comme Aïn-Chams, Kilo Arbaa wa noss, Maadi,
Al-Baraguil, Ard Al-Liwaa, la cité du 6 Octobre ainsi que
certaines autres villes comme Alexandrie et Zagazig. Les
divergences tribales et ethniques n’ont cependant pas
empêché Makair d’y pénétrer et de s’imposer. « J’ai vécu les
moments difficiles de la guerre, les conditions économiques
épuisantes et j’ai voyagé aux quatre coins du Soudan pour
pouvoir comprendre l’identité de l’individu soudanais, ses
points de similitude et de divergences. J’ai été musulman
jusqu’à l’année 1976 puis je me suis converti au
christianisme en 1980. Tout cela m’a fait acquérir une
expérience me rendant plus apte à comprendre la psychologie
de mon peuple », explique-t-il.
Son travail au Soudan avec l’organisation Médecins Sans
Frontières (MSF) lui a donné aussi la chance de toucher de
près les conditions sanitaires et culturelles des
différentes tribus. « Après les événements de Moustapha
Mahmoud, lorsque 3 000 Soudanais ont manifesté devant le
siège du bureau de l’Onu, au Caire, la communauté soudanaise
vit un cauchemar. Le nombre de réfugiés soudanais qui
essaient de se suicider a nettement augmenté. Car ils ne
peuvent pas partir aux Etats-Unis, au Canada ni en
Australie, pour eux, les terres de rêve. L’Egypte n’est
qu’un pays de transit pour beaucoup d’entre eux. Cet
incident a secoué aussi le calme des foyers conjugaux car
plusieurs couples se sont séparés, après cette déception.
Etant un chrétien et un ex-musulman, je sais bien comment
s’adresser à la fois aux couples pour les réunir ou aux
personnes qui veulent mettre fin à leur vie. Je crois
posséder les outils qui me permettent de jouer ce rôle ».
Cet homme, qui vit toujours avec les soucis et les maux de
son peuple, semble cependant trouver son salut en Egypte. Il
aurait aimé même que le Soudan fasse encore partie de l’Egypte
et pleure les beaux jours du roi Farouq où les deux pays
formaient encore une seule entité. Il pense aussi que l’Egypte
a beaucoup perdu en cédant le Soudan. Plusieurs pays sont
prêts aujourd’hui à tout faire pour avoir mainmise sur les
sources du Nil et tentent de polariser les habitants par
diverses manières, raconte-t-il, en ajoutant que la
prochaine guerre sera celle de l’eau. « Ici, en Egypte, j’ai
pu respirer, prendre une pause après un long périple parsemé
de fuites ».
La fuite jusqu’ici a constitué le mot-clé de son existence.
Une fuite pour se découvrir soi-même.
Il se déplaçait d’une terre à une autre, d’un métier à un
autre, ou bien d’une religion à une autre afin de retrouver
le calme et la paix de son âme. Malgré tout, une seule
croyance reste pour lui assez rigide : La justice. Enfant
d’une grande famille de six personnes, Makair est le
benjamin. Depuis son âge tendre, il a connu l’injustice.
Fils des Dinkas, le gamin qui jouait au bord du Nil ne
savait plus que la couleur foncée de sa peau va lui coûter
cher. « La société soudanaise est très raciste, puisqu’on
considère les descendants des régions sudistes comme des
abids (esclaves). Celles-ci sont privées des services les
plus élémentaires. Alors pour pouvoir aller à l’école, je
devrais partir à Khartoum au Nord pour bénéficier de cette
chance ». Il se tait pour un moment puis continue. « J’ai
été un élève brillant et pourtant les esclaves n’ont pas le
droit d’être par exemple les premiers de l’école. Les
services médicaux sont quasiment absents. Les maladies comme
la bilharziose, la malaria et le choléra proliféraient entre
les membres de ma tribu sans pitié et sans même rencontrer
les moindres efforts pour lutter contre celles-ci ».
Ce sentiment d’injustice a marqué son périple et il a décidé
de lutter contre toute sorte de discrimination. Il change de
repères en quête de l’égalité. Il travaille dans le domaine
du prosélytisme religieux au Soudan depuis 1989. « La chose
qui m’a attiré vers le christianisme est l’action sociale,
puisque j’aime toujours être parmi la foule ». Une croyance
en la justice a coloré ses rêves. « J’ai rêvé de travailler
comme prêtre ou médecin pour alléger les souffrances des
gens. J’ai voulu être juge pour leur rendre leurs droits.
J’ai fait deux métiers au Soudan, aujourd’hui, j’exerce le
troisième, celui de la magistrature arbitrant parmi mes
concitoyens soudanais ».
Or, Il ne tardera pas d’ôter la soutane de prêtre pour
travailler avec les organisations internationales. Il
rejoint donc le MSF, lorsque le choléra a frappé au début
des années 1990 certaines régions du Soudan. Il a vu des
proches souffrir et mourir en six jours entre ses mains. A
travers son travail à l’organisation Médecins sans
frontières, il a cru que le changement pour atteindre la
justice pourrait avoir lieu. Il se déplaçait partout pour
convaincre les tribus que l’excision est une atteinte au
corps de la femme. Il a participé à des campagnes pour
sensibiliser la foule contre les maladies endémiques. « Une
chose que j’ai beaucoup œuvré pour l’éradiquer, l’habitude
de Cholok, très répandue au Soudan. Une tradition à travers
laquelle les tribus cuisent leur peau pour se distinguer des
autres. Pourquoi doit-on se distinguer alors que nous
devrions être équitables ? », s’interroge-t-il.
Mais sa quête de la justice semble atteindre une impasse. Le
conflit militaire dont son père et quinze membres de sa
tribu ont été victimes a sans doute mis fin à son périple.
« Je trouvais une grande difficulté à faire mon travail avec
le MSF car les gens n’avaient plus confiance en moi, étant
donné mon ancien parcours de prêtre. Ils doutaient que les
services présentés ont d’autres cibles », confie-t-il.
Aujourd’hui en Egypte, il se sent plus proche de ses rêves.
Réfugié, c’est une vérité. Un statut qu’il a toujours vécu.
Il jouit quand même de sa présence parmi les gens. « Je ne
pratique pas le prosélytisme, mais il me suffit de pratiquer
paisiblement les rituels de ma religion. Au Soudan, la
situation allait de pire en pire. A l’exil, nous sommes ici
presque égaux. Il n’y a pas de discrimination, car on essaie
d’y fonder une nouvelle société et d’adopter des conceptions
différentes ».
Il tente alors de semer ses idées parmi la nouvelle
génération, née en exil. Ces jeunes ne sont pas condamnés,
selon lui, au même sort rien que pour la couleur de leur
peau.
Avec une vie si chargée, la lecture reste son havre de paix,
où il fuit les soucis. Fasciné par la lecture des livres de
santé, des livres islamiques, des conventions
internationales, il en profite. Au rythme du chanteur nubien
Mohamad Mounir et du chanteur soudanais Salah bin Al-Badiya,
il pratique souvent les danses soudanaises.
L’Egypte reste toujours pour lui un pays de transit,
puisqu’il aspire retrouver sa terre de rêve, le Soudan,
après un tel périple ce n’est plus la même chose.
Dina
Darwich