A partir des faits et gestes quotidiens de « La Tante, sœur des hommes », Ahmad Abou-Khonaygar trace un tableau épique du monde riche de la Haute-Egypte, où la vallée et le désert se côtoient. Ce roman vient d’obtenir le premier prix de la Fondation Sawirès pour les jeunes.

Le Livre de la tante

La veille de la fête la chagrine. Elle ouvre les portes de la mémoire, de la nostalgie et de la longue solitude. Pourtant, elle essaie de chasser l’ennui de sur son visage. Elle craint pour ses poules, si elles venaient à remarquer son angoisse et sa fièvre. Elle fait attention donc à garder sa main ferme alors qu’elle leur offre à manger.

Elle se réveille à l’appel de la prière et au son de la radio ouverte sur le poste du Coran. Elle allume le feu. Elle s’adosse sur son bâton et fait quelques pas vers la cour pour rapporter de l’eau. Elle pose le récipient sur le feu. Elle revient avec un autre récipient. Elle prend une partie de l’eau devenue tiède et s’en va vers le poulailler. Elle ouvre la porte à ses poules qui se précipitent en jacassant autour d’elle. Elle lance le salut : Bonjour. Elle rentre au poulailler, fait ses besoins et revient pour étaler son tapis de prière. Elle s’installe sur son bord et commence à faire ses ablutions. Elle le fait sans précipitation. Avec un sentiment soufi élevé, elle asperge d’eau ses membres, alors que ses lèvres marmonnent des louanges. Elle commence par les personnes disparues, sa grand-mère, ses parents, son mari ensuite ses frères les hommes, ensuite ses enfants, pour terminer en dernier par elle-même. Elle demande au Tout-Puissant de lui accorder une bonne fin de vie, sans besoin sans qu’elle ne devienne un poids.

Elle s’adosse à son bâton pour faire sa prière. Dès qu’elle l’a terminée, elle se tourne vers l’eau sur le feu qui a fini de bouillir, alors que ses poules et ses pigeons étendent leurs ailes, en dansant autour d’elle comme pour l’inciter à préparer rapidement leur repas chaud du matin. Elle mélange la levure de blé avec les restes de pain dur et de céréales : le blé ou le maïs blanc avec les restes du repas d’hier. Elle prépare tout cela dans un grand récipient en terre cuite, elle rajoute de l’eau et le retourne sur le feu en chassant ses poules pour les inciter à patienter alors qu’elles sautillent autour d’elle. De petites escarmouches s’élèvent entre les poules et les pigeons. Elle met fin à tout cela en prenant le récipient en terre cuite et en se dirigeant vers la cour précédée par les poules. Elle y pose le récipient et parsème quelques céréales autour du récipient. Elle relève ensuite son pied loin de la bataille du matin qui se déroule autour du récipient. Elle se dirige vers la porte de la maison. Elle l’ouvre et fait quelques pas vers la rue endormie sous le joug de l’aube séduisante. Elle respire profondément en survolant la rue de son regard fatigué et en essayant de discerner les personnes qui reviennent de la prière de l’aube. La radio lui fait parvenir les dernières louanges de la prière. Sa main qui tient son bâton se met à trembler. Elle revient vers l’intérieur de la maison alors que le même serrement de cœur l’assaille à nouveau. Elle reprend les louanges à voix basse. Cela suffit à faire de sorte que les bagarres qui se déroulent autour du récipient prennent fin. Lorsqu’elle s’aperçoit du silence de ses poules, elle se tait et se dirige avec pesanteur vers son tapis de prière et s’y pose.

 

« Je réponds, Mon Dieu, à ton appel »

Elle répète avec piété de sur son tapis de prière en écho au flot de voix résonant de sur Arafat. Combien est grand son souhait d’en faire partie. Un petit corps faible et vieux qui acclame de toute son âme en attente : « Je réponds, Mon Dieu, à ton appel ». Mais que faire alors que la vie passe sans possibilités et sans espoir clair de réaliser ce rêve l’un de ses jours. Lorsque ses enfants ont proposé de vendre le lopin de terre qu’elle possède et de payer le reste de la somme pour qu’elle parte et fasse son devoir de croyante, elle a répondu fermement : « Non. Eux qui connaissent la fermeté de leur mère ne sont pas revenus à la charge ». Elle se dit en elle-même : « Que peut faire ce petit lopin de terre dont je vis actuellement et où les empreintes de mon père, de mes frères les hommes et de mon mari ainsi que celles de leur sueur se trouvent. Comment le vendre ? Une partie de moi s’y trouve. Elle reste témoin de mon passage sur cette terre. Puis-je supprimer ma place en cette vie ?! ».

« Je réponds, Mon Dieu, à ton appel ».

Les pigeons mâles qui ont remarqué le balancement du corps de la tante ainsi que la hausse de sa voix qui chantonne se sont approchés et se sont posés à ses pieds. Ils se sont mis à roucouler à voix basse de sorte que le reste des pigeons a laissé les graines qu’ils étaient en train de manger pour roucouler, en avançant vers elle. Les pigeons se posent sur les rebords du tapis de prière en recollant en harmonie avec la voix de la tante qui fait ses louanges d’une voix soufie très pure. Son corps se balance alors que ses yeux sont fermés comme si elle planait dans les cieux, les pigeons se balançant autour d’elle en roucoulant. Elle entend distinctement sa voix se mélangeant aux sons des hags de La Mecque. Sa voix se perd au milieu de leurs voix qui s’élèvent vers le ciel. Elle est envahie par le plaisir, elle se fait l’écho de cette joie avec son corps. Ses yeux larmoient. Les larmes coulent chaudes sur ses joues et sur ce visage aux nues. Les rides se lissent laissant les larmes couler sur son menton qui tremble fortement et légèrement laissant la louange enfermée dans sa gorge à cause des sanglots. Elle ouvre ses yeux pour discerner à travers les larmes ses pigeons debout sur les rebords du tapis roucoulant de manière douce et tendre comme s’ils faisaient partie d’un chœur. Les poules derrière se sont posées autour de ses jambes les unes au-dessus des autres, sans bagarres ni haines. Elle se sent troublée par la scène. Elle essaye de s’en assurer. Elle se tait tout d’abord et avance sa main tremblotante pour essuyer ses larmes. A ce moment, les pigeons et les poules quittent leurs positions à ses côtés pour revenir à leur repas du matin et à leurs vivacité et chamailleries.

Le soleil se lève en acclamant une journée automnale très claire. Le ciel est pur même si quelques petits nuages gris légers s’amoncellent çà et là. La dame ne les regarde pas et elle protège ses yeux où les traces des larmes sont encore visibles. Elle dit : « Le soleil de la veille de la fête, soleil de Arafat, soleil qui se lève sans chaleur, jaunâtre, lumière sans chaleur. Qu’il protège ses invités et les aide à faire leurs prières ».

Elle lève ses bras pour prier en faisant face au soleil : « Mon Dieu ». Elle marmonne un peu, puis elle baisse les bras, s’adosse sur son bâton et se dirige vers la porte. Elle l’ouvre et revient, comme à son habitude tous les matins. Au moment du lever du soleil, elle ouvre la porte et la laisse ouverte jusqu’à la moitié de la journée. Elle y reste dans son ombre à scruter la rue, à échanger un bref dialogue avec les passants, demandant après leurs nouvelles alors qu’ils demandent de ses nouvelles à elle. Certains peuvent entrer boire de sa cruche posée près de la porte. Certaines femmes s’assoient près d’elle un moment pour bavarder avant de repartir.

Elle s’assoit près de sa porte ouverte. Elle se souvient que le jeune Eid, son voisin, n’est pas passé jusqu’à présent. Elle dit : Après avoir fait manger la chèvre, j’irai demander après lui. (…).

Traduction de Soheir Fahmi

Ahmad Abou-Khonaygar

 

Ahmad Abou-Khonaygar habite à Assouan. Son univers romanesque est marqué tout entier par le désert environnant, les personnages parfois mythiques qui habitent ces contrées et les arts populaires dont ils sont porteurs. Il a obtenu le prix d’Etat d’encouragement pour son roman Nagaa al-salaawa (le hameau du loup, 2000).

Il est également l’auteur de plusieurs recueils de nouvelles,  dont Hadith khass an al-guidda (histoire privée sur la grand-mère, Palais de la culture), Ghawayet al-charr al-gamil (le plaisir du mal, Gamïyet Sobak, Assouan, 1998). Il a aussi à son actif deux romans en plus du Hameau du loup : Fitnat al-sahraa (l’ensorcellement du désert, Merit, 2003, voir Al-Ahram Hebdo n°545), Al-Amma okht al-rigal (la tante sœur des hommes). Son dernier titre, Khour Al-Jimal, est encore sous presse.