Jorge Sampaio, haut
représentant des Nations-Unies pour l’Alliance des civilisations, fait le point
sur l’état des rapports entre l’Orient et l’Occident et les tentatives d’une
meilleure compréhension entre les deux mondes.
« Les déséquilibres du monde rendent
difficile le dialogue des cultures »
Al-Ahram Hebdo : 2008 a été
officiellement déclarée « l’année européenne du dialogue des cultures ». Comment
investir ce slogan pour promouvoir une véritable amélioration de la
communication et une conséquente diminution des tensions entre les individus
appartenant à des cultures différentes ?
Jorge Sampaio : Un slogan est important s’il sert de devise pour
l’action. Au-delà des éphémérides, il faut tâcher de développer des actions
communes, durables et soutenues dans le domaine du dialogue des cultures au
niveau des politiques concertées de l’éducation, de la jeunesse, des médias et
des migrations.
— De nombreuses voix considèrent que le
dialogue et la création des voies d’entente entre les civilisations
arabo-musulmane et occidentale sont l’un des plus grands défis du XXIe siècle. Etes-vous
d’accord ?
— Je
n’aime pas les clichés. L’Occident en tant que tel est une notion fourre-tout,
à la géographie obscure. Et puis, on parle de la fracture « Occident-islam », un
autre stéréotype douteux. De là au choc des civilisations, on n’est pas loin. Or,
pour moi, ce qui compte, c’est de trouver des voies de réponse au problème qui
touche à peu près toutes les sociétés de notre temps.
— Quelle est l’évaluation que vous faites de
l’état actuel des rapports entre ces deux mondes ?
—
Primo, ces deux mondes existent à l’intérieur même de nos sociétés, qu’elles
soient européennes ou musulmanes. Je ne veux pas dramatiser, mais sous peine
d’être répétitif, j’insiste sur le fait qu’un des gros problèmes de notre temps
est de trouver des réponses appropriées à la question de vivre ensemble, tout
en respectant l’autre dans sa différence.
— Comment améliorer la communication et
l’entente entre un Occident laïque et un monde musulman où la religion reste
toujours très ancrée dans les mœurs et les traditions ?
— Les
cultures tendent parfois à affirmer leurs identités dans la confrontation avec
les autres. Et les particularismes culturels, légitimés par des facteurs
religieux ou ethniques, ont fonctionné jusqu’ici comme des vecteurs de conflit
et de domination. Pour cette raison, chaque civilisation, chaque religion et
chaque culture, doit pouvoir pratiquer, en son propre sein, la tolérance, la
reconnaissance de la liberté de conscience et le droit à la différence ; non
seulement parce que l’intolérance d’une culture ou d’une religion est
proportionnelle à l’intolérance en son sein, mais aussi parce que l’intolérance
d’une culture ou d’une religion n’est pas stable et n’a cessé de varier au fil
du temps.
L’histoire
nous montre que le dialogue des civilisations, des cultures et des religions
n’est pas un dialogue facile et que, s’il n’est pas enseigné ni cultivé, il
fait place au monologue ou au mutisme et devient presque toujours le ferment
d’attitudes dangereuses et extrémistes et de pulsions fanatiques. Mais le
dialogue des civilisations, des cultures et des religions est nécessaire,
possible et fructueux car c’est le meilleur contrepoids à l’isolement, à la
méfiance et à la confrontation. Ce dialogue est, par ailleurs, l’incitation la
plus puissante à l’ouverture, à l’entente et à la tolérance.
— Comment expliquer le fait que, d’une part,
ces civilisations entretiennent tellement de contacts les unes avec les autres
— à travers l’Internet, les chaînes satellites, les voyages de plus en plus
fréquents — et, que d’autre part, les tensions et les méfiances ne font
qu’augmenter ?
—
C’est un des paradoxes de la mondialisation et de la communication universelle.
Je pense que cette communication instantanée qui brise les distances et met les
interlocuteurs face à face crée une sorte de surexposition qui, par ricochet,
déclenche un mouvement de repli sur soi. La mondialisation, contrairement à ce
que l’on craignait, a accentué les différences culturelles. D’une part, un
conflit local devient vite une affaire globale et, d’autre part, sur le plan
des identités, il y a, disons, une restructuration en cours, qui a pris une
tournure à certains égards inattendue, marquée et par le retour aux
particularismes locaux et par le rôle imparti aux identités religieuses.
— Où, selon vous, se trouvent les racines de
la tension et de la méfiance existante entre les peuples dans chacun de ces
deux mondes ?
— Les
déséquilibres du monde en termes de profonde inégalité de chances y sont pour
quelque chose. D’autre part, il n’y a pas de réponses toutes faites à cette
question, qui se pose partout, de savoir comment il est aujourd’hui possible de
vivre ensemble. Par ailleurs, c’est sûr que le retour de la question identitaire
ravive les tensions et les conflits.
— Comment pourrait-on surmonter cette
situation ? Quels devraient être les mécanismes ou projets qui pourraient
contribuer à rendre possible l’entente ? Parlez-nous des activités de
l’Alliance des civilisations.
—
L’Alliance des civilisations est une initiative des Nations-Unies qui vise à
combler ce vide qui menace nos sociétés. Nous savons tous aussi que la nature a
horreur du vide, comme le rappellent si bien les physiciens.
Le
monde dans lequel nous vivons à présent est de plus en plus complexe, marqué à
la fois par des déséquilibres profonds, de grandes inégalités et de nombreux
paradoxes. Au cours des dernières années, les guerres, l’occupation et les
actes de terreur, qui se sont multipliés, ont exacerbé la suspicion et la peur
mutuelles dans et entre les sociétés.
Certains
leaders politiques et secteurs des médias, ainsi que des groupes radicaux ont
exploité ce contexte en érigeant des images miroir reflétant un monde formé de
cultures et de religions ou de civilisations mutuellement exclusives,
historiquement différentes et destinées à la confrontation.
Dans
ce contexte, le besoin de jeter des ponts entre les sociétés, de promouvoir le
dialogue et la compréhension, et de forger la volonté politique collective pour
traiter des divisions croissantes entre les sociétés n’a jamais été aussi
grand. Cette tâche urgente constitue la raison d’être de l’Alliance des
civilisations.
— Est-ce que vous considérez que l’Alliance
des civilisations a pu contribuer à l’amélioration des rapports entre ces deux
mondes depuis que l’initiative a été lancée il y a trois ans ?
—
Disons que la phase opérationnelle n’a débuté qu’il y a 9 mois, avec ma
nomination en tant que haut représentant de l’Alliance des civilisations. J’ai
présenté le plan d’action de l’Alliance à la mi-juin. Nous aurons le premier
Forum annuel de l’Alliance la semaine prochaine à Madrid. Il sera l’occasion de
présenter les premiers résultats et de lancer déjà les projets phare de
l’Alliance. Dès que j’ai été nommé, je me suis attelé à la tâche d’établir des
contacts avec les responsables d’organisations internationales dont les
domaines d’action recoupent ceux de l’Alliance pour mettre en œuvre des
partenariats. A mon sens, la force de l’Alliance résidera surtout dans sa
capacité de créer des synergies, d’établir un réseau de partenaires disposés à
mettre en œuvre des actions conjointes et des programmes communs couvrant l’un
de ses quatre domaines d’intervention — l’éducation, la jeunesse, les médias et
les migrations. D’ailleurs, au premier Forum de l’Alliance, à Madrid, les 15 et
16 janvier, une première étape de ce processus sera bouclée avec la signature
d’un ensemble d’accords de partenariats avec un certain nombre d’institutions,
alors que d’autres sont déjà en préparation.
— Quel est l’objectif du premier Forum pour
l’Alliance des civilisations ?
— Ce
forum poursuit un triple but : marquer un temps fort dans l’engagement des
gouvernements et de la communauté internationale à s’investir politiquement
dans l’Alliance comme espace global de gouvernance de la diversité culturelle à
titre de quatrième pilier du développement durable ; être un laboratoire de
partenariats et de mise en œuvre de projets communs, orientés vers le terrain
et la réalisation conjointe de projets pratiques en matière d’éducation, de
jeunesse, de médias et des migrations ; mobiliser l’opinion publique autour de
l’Alliance, pour en faire une initiative ouverte à la participation citoyenne.
— Quelle est la répercussion de la non
résolution des grands conflits régionaux : arabo-israélien, Iraq et maintenant
aussi la situation au Pakistan sur les rapports entre les civilisations
occidentale et arabo-musulmane ?
— Je
n’ai aucun doute que ces conflits majeurs pèsent lourdement sur l’avenir des
relations entre les peuples autour du pourtour méditerranéen et d’ailleurs bien
au-delà.
— Les travaux de l’Alliance des civilisations
se tiennent au moment où d’autres initiatives allant dans le même sens, comme
le Dialogue euro-méditerranéen, la Commission arabe pour le dialogue des
cultures et maintenant aussi l’Union méditerranéenne tentent de mener un
travail pour la promotion de l’entente. Une coordination entre ces nombreuses
initiatives serait-elle possible à votre avis ?
—
Possible et souhaitable. L’Alliance voudrait servir de catalyseur de projets
communs entre les différentes enceintes internationales qui travaillent déjà
dans ces domaines.
— Des nombreuses voix venant d’Amérique du
Sud tentent de présenter ce continent comme étant un modèle de cohabitation
pacifique, de respect mutuel et d’entente entre les éléments de ces cultures. Quelle
est votre appréciation de ce modèle, est-il possible de profiter de
l’expérience des Latino-Américains dans les travaux de l’Alliance des
civilisations ?
—
Toute expérience réussie prête à réflexion. Mais rien n’est jamais tout à fait
copiable, à part les objets produits en chaîne. Comme je l’ai déjà souligné
auparavant, il n’y a pas de réponses simples à la question de savoir comment il
nous est aujourd’hui possible de vivre ensemble. Ceci dit, je pense — tout au
moins telle est mon expérience — que, bien que nous soyons tous différents,
nous sommes tous unis par de nombreuses relations qui se basent sur des
principes et des valeurs partagées.
— En tant que haut représentant pour
l’Alliance des civilisations, quelles seraient vos recommandations personnelles
ou propositions dans ce contexte ?
—
Outre les recommandations dont le rapport sur l’Alliance fait état et que je
suis censées mettre en œuvre, j’ajouterai que nous faisons face à une vraie
émergence humanitaire et que le droit à l’erreur n’est pas permis.
Propos recueillis par Randa Achmawi