Abou-Ali Chahine,
membre élu du Conseil révolutionnaire et responsable de la
gestion financière du Fatah, clame l’union des Palestiniens
dans une volonté de liberté, au-delà des fractures et de
l’arbitraire du pouvoir.
La voix de la raison
Il a une disposition d’esprit, une jovialité et un
rayonnement intérieur que ni la souffrance, la prison ou
l’exil n’ont jamais pu altérer. Pourtant, rien ne l’affecte
autant que le clivage entre le Hamas et le Fatah et
l’effusion du sang palestinien. Cet homme qui ressemble à un
soldat (démarche, poignée de main) a vécu les conflits les
plus sanglants. Il évoque la manière dont l’horreur a
transformé son regard sur le monde.
Enfant, il assiste à la mort en martyre de son père, pendant
la défense de leur village, Bachit, de la province de
Ramleh, contre les assauts des gangs terroristes sionistes,
le 13 mai 1948. Ceux-ci se sont délectés à mutiler le corps
de son père par une rafale de mitraillette. La déportation
de sa famille et des habitants du village commence alors
vers le camp de réfugiés de Rafah, près de Gaza. « Depuis ce
jour, j’étais préparé à recevoir de plein fouet le visage de
la réalité telle qu’elle est, ou telle qu’elle finit
forcément par arriver », avoue Abou-Ali.
Il commence à se poser des questions sur le poids de
l’histoire et les rapports avec l’ennemi sioniste. Pour se
rendre utile, il cumule le travail de serveur dans un café à
de multiples petites besognes pour aider son oncle, qui
détient un commerce, à subvenir aux besoins de sa famille.
Dans la bibliothèque d’un centre de services sociaux, il se
procure les premiers ouvrages sur les mouvements de
libération au monde, en Chine, en Afrique du Sud, en
Amérique latine et en Afrique du Nord. Sa conscience
politique se constitue et il devient convaincu que la
révolution est indivisible et que les libertés se rejoignent
et se complètent. « La lecture d’ouvrages sur les mouvements
de libération m’a sauvé, m’a permis de m’ouvrir aux autres
et d’explorer les lieux de mon passé, de mon présent et de
ma famille », explique-t-il. De ce travail de mémoire, cet
élève doué à l’école fait un devoir. Face à l’admiration de
ses camarades et de ses enseignants, il plie son cahier de
classe et égrène, dans des mots comptés, une langue simple,
fluide, la chronique d’une enfance marquée par le martyre du
père, la pauvreté, l’exil, l’endurance mais non dénuée de
l’amour d’une mère emplie de sagesse, de bonté et de beauté.
Elle n’a de cesse de lui raconter les souvenirs du pays, de
la terre, des parcs et des buissons de rose, de l’ombre des
oliviers et comment tout a été détruit du fait de
l’occupation israélienne de la terre.
Son mépris pour les auteurs de l’horreur grandit, et le
spectacle des répressions injustifiées, infligées aux
Palestiniens lui serre le cœur. Il apprend le massacre par
des soldats israéliens de nombreux Palestiniens pauvres et
inoffensifs, qui se sont rendus près de la ligne verte de la
Cisjordanie pour se procurer de l’herbe pour leur bétail.
Suit encore un autre massacre dans une école de Gaza de
jeunes et de vieillards. C’est alors que les manifestations
des Palestiniens secouent les territoires occupés, réclamant
le droit à la lutte armée et au retour à leur terre usurpée.
« Nous avons besoin d’armes, Nasser. Non à l’assimilation
des Palestiniens dans des patries de substitution, a-t-on
scandé », se souvient Abou-Ali. Avec la première opération
palestinienne de revanche contre l’ennemi, dirigée par
Abou-Jihad (Khalil Al-Wazir), en septembre 1954, les lueurs
d’espoir nourrissent Abou-Ali, jusqu’à l’embrasement de la
résistance qui le fait vivre. Le commando d’Abou-Jihad fait
exploser par du TNT et des explosifs bricolés le grand
réservoir d’eau de Zohar, qui alimente une grande partie du
territoire israélien. Mais Israël répond par une répression
plus sanglante, commandée par Ariel Sharon, où périssent de
nombreux Palestiniens. Ceux-ci deviennent désormais
conscients que pour l’ennemi, « les bons Arabes sont les
Arabes morts, exterminés ». « La géométrie de l’horreur nous
entoure. On peut arranger le petit morceau de terre qui se
trouve autour de nous pour le rendre plus habitable, mais ça
n’empêchera pas un massacre de se réveiller ailleurs, le
même jour », déplore Abou-Ali.
Pour les Palestiniens, le souci de la récupération de leur
terre devient un devoir du présent. Déjà, en avril 1955, à
la conférence des non-alignés de Bandung, Nasser demande à
Chuan Laï, président de la Chine, d’intercéder auprès des
Soviétiques pour qu’ils lui fournissent des armes. Dès lors,
le conflit arabo-israélien prend un caractère politique. Les
Palestiniens refusent de s’aligner sur les positions des
Frères musulmans antinomiques à Nasser, et considèrent que
toute priorité doit être accordée à éradiquer le projet
sioniste de colonisation de la région, et à conférer un
caractère révolutionnaire à la lutte palestinienne. Depuis
l’agression tripartite contre l’Egypte en 1956, le conflit
israélo-arabe s’achemine vers sa radicalisation.
En 1961, à l’âge de vingt ans, Abou-Ali entre dans la
résistance. A l’époque, il venait d’épouser sa cousine
Soraya, et travaillait comme assistant-pharmacien en Arabie
saoudite. Mohamad Youssef Al-Naggar, un militant de gauche
palestinien, ancien ami de son père, s’y rend pour
l’enrôler. La mission d’Abou-Ali consistait à collecter 1/5
des revenus des Palestiniens travaillant dans les pays du
Golfe pour financer le mouvement de résistance dont le
déclenchement a pris du retard à défaut de ressources. Il
multipliait aussi les déplacements entre l’Arabie saoudite,
le Qatar et la Syrie pour collecter des fonds et pour
s’entretenir avec les leaders palestiniens. Il prenait
contact avec les autorités et partis politiques arabes pour
activer le dialogue sur la légitimité de la cause
palestinienne et de la lutte pour la récupération de la
terre. De même, il sélectionnait les jeunes Palestiniens
capables de devenir des combattants armés, de s’abandonner à
la lutte, visionnaires, le regard actif, fécond et impliqué
de fait. Mais l’essentiel du travail d’Abou-Ali consistait
jusqu’à ce jour à réunir les fonds nécessaires à poursuivre
la résistance pour qu’au cas où les militants succombent en
bataille, demeurent possible encore l’épanouissement et le
déploiement de l’œuvre militaire, conformément aux plans
arrêtés.
Au cours d’un déplacement en Algérie ; il rencontre
Abou-Jihad, chargé de l’entraînement militaire des jeunes
recrues à Cherchal. Dans ce sillage, le premier Conseil
national palestinien se réunit en mai 1964 et annonce le
fondement de l’Organisation de Libération de la Palestine
(OLP). Abou-Ali se soumet aussitôt au pouvoir de sa
hiérarchie, à ses règles qui le façonnent. Il explique avec
justesse le rituel de l’appel du Fatah, « celui de la
sommation de vivre ensemble, dans l’articulation du tout et
des parties, sans négociation, ni état d’âme, dans un même
corps qui ne se lâche ni se dégrade, où la rage de trouver
des passerelles au rêve de la libération de la Palestine se
réveille et s’aiguise ». Très vite, Abou-Ali décide des
grandes orientations stratégiques de l’organisation, donne
corps à des scénarios militaires qu’il élabore. Il sent
modifier la réalité. Jusqu’à ce qu’arrive la défaite de 1967
qui accable les Arabes et impose de nouveaux remaniements
stratégiques.
Adoptant la déclaration de Nasser, le 26 juillet 1967 : « Ce
qui a été usurpé par la force ne peut être récupéré que par
la force », l’OLP décide de détourner le conflit des
frontières de la Palestine vers son enceinte, pour cibler au
cœur l’ennemi sioniste, et de faire de la Cisjordanie le
point de départ de ses opérations militaires. Adroit et
pragmatique, Abou-Ali propose de partager les zones
d’opération en trois : celle du nord comprenant Naplouse,
Tulkarem et Jénine. Celle du milieu intégrant Jérusalem,
Ramallah et Jéricho. Et celle du sud, dont il assume
lui-même la direction, qui comprend Bethléem, Hébron et la
bande de Gaza. Arafat devient, par la suite, représentant du
Comité central de l’OLP dans les territoires occupés. Il
charge Abou-Ali de faire passer des armes et des munitions
de Gaza vers la Cisjordanie, quotidiennement, à travers le
désert du Naqab. Au cours d’un de ces voyages, Abou-Ali
tombe sous les mains des Israéliens, en possession d’un
déclencheur de la détonation de missiles. Condamné à 15 ans
d’emprisonnement, il fait face avec stoïcisme à la grande
épreuve de sa vie. Il fait bientôt figure de recours et de
secours moral pour ses compatriotes prisonniers qu’il
empêche de sombrer dans le désespoir. Il les entretient de
l’actualité de la lutte dont les échos lui parviennent, les
transposant dans une parcelle du monde du réel. Leurs
échanges sont capitaux, intenses, laissant apparaître
clairement la substance morale, aiguisant l’engagement
hautement nuancé pour la Palestine. A sa sortie de prison en
1982, il reprend le combat, en galvanisant l’esprit de
résistance chez les jeunes Palestiniens, acquis à sa
mystique : une haute idée du militantisme et du devoir de
récupération de la terre. « Nous ciblons les soldats et
structures militaires israéliens pour pulvériser le mythe de
puissance de l’Etat sioniste. Nous devons faire croire aux
civils israéliens qu’ils vivent dans un confort précaire,
protégés par de fines parois de verre des victimes de la
répression militaire de leur Etat, bercés par l’illusion
rassurante d’une justice inhibant les agressions, inventée
par la société pour tenir. Oubliant qu’un Etat qui en
opprime un autre n’est jamais un Etat libre ». Par ailleurs,
Abou-Ali s’est souvent révolté contre les attentats suicide
perpétrés par le Hamas contre des civils israéliens.
Il décortique une symbiose entre culture politique et
violence qui façonne en profondeur la mentalité des leaders
du Hamas. « Le mouvement du Hamas se réduit à une pure
entreprise de propagande visant à élargir l’influence des
Frères musulmans et à cacher sa nature tentaculaire et
totalitaire, s’interdisant de penser la pluralité sociale et
intellectuelle des Palestiniens. De sensibilités très
différentes (marxiste, chrétienne, musulmane, libérale), les
Palestiniens convergent dans la culture démocratique qui
combat la division et la dictature du seul qui exclut les
autres ». Faisant de Gaza son bastion principal, le Hamas
veut restituer la Cisjordanie à la gouvernance du Royaume de
Jordanie et établir le règne de la confrérie musulmane, dont
les ambassadeurs errant d’un pays à l’autre cherchent à
établir une république islamiste menaçant d’anéantir les
autres. D’où le clivage entre le Hamas et le Fatah. «
Au-delà des fractures, il faut persister à conserver une
certaine présence au monde, caractérisée par un attachement
aux racines (la famille, la terre, la patrie) qui sont
autant de pôles de stabilité, en référence à une histoire et
une cause vers lesquelles l’homme palestinien se tournerait
plus volontiers », préconise Abou-Ali.
Ancien ministre de l’Approvisionnement sous Arafat, il fait
évacuer la tourmente de ses compatriotes par la cadence de
nouvelles industries très vivantes et vibrantes, en
substitution à celles israéliennes. « Gouverner, ce n’est
pas gérer une majorité tenue ensemble par des échanges de
faveurs et de fauteuils. Mais se pencher sur une réalité,
des besoins sociaux qui sont ceux des Palestiniens »,
conclut ce militant infatigable .
Amina
Hassan