Charlatanisme .
Depuis quatre ans, de faux dentistes syriens ou palestiniens
circulent dans les cafés des quartiers populaires, proposant
leurs services à des prix défiant toute concurrence auprès
d’un public peu conscient et mal informé des risques qu’ils
encourent. Reportage.
Les dentistes ambulants sévissent !
L’agitation
bat son plein dans la rue Nahia du quartier populaire de
Boulaq Al-Dakrour ... La chaleur est écrasante. Les cafés
sont bondés. Les commerçants s’activent, circulent de tous
côtés. Chacun propose sa marchandise. Ici du poisson, là du
raisin, plus loin des vêtements ... Puis, un homme, dont
l’allure tranche d’avec les habitués, fait son apparition
dans la rue. Vêtu simplement, avec juste un sac à la main,
lui aussi propose ses services : « Qui veut des dents ?
J’arrange les dents et je répare toute la bouche »,
clame-t-il avec un accent qui attire l’oreille des
habitants, laissant penser qu’il est syrien ou palestinien.
Son premier tour de piste ne lui a pas permis de décrocher
un client, mais il s’attable au café, observe la dentition
de chacun, moyen pour lui de déterminer son patient
potentiel. Puis, il engage la conversation avec ses voisins
comme si de rien n’était, et petit à petit, revient à son
affaire : « Je vois que ton incisive est prête à tomber,
elle semble infectée, si tu veux je peux la soigner ... et
même la remplacer par cette couronne en or. L’arrachage de
dent 10 L.E. Le plombage 15 L.E. La couronne pour 15 L.E. Le
tout pour 40 L.E., soit même pas le prix de la consultation.
C’est l’occasion ou jamais ! », dit Ayach, le soi-disant
dentiste. Hassan, qui travaille comme menuisier, est
hésitant, il a peur, mais ce dernier ne lui laisse pas une
seconde de réflexion. Sans attendre de réponse, il l’attire
dans un coin bien éclairé du café Hamada, ouvre son sac de
cuir et commence à étaler ses instruments, sous l’œil
impressionné du patient qui reconnaît ceux de chez le
dentiste. Des pinces de différentes tailles, une seringue,
du coton, de l’anesthésiant, un petit flacon d’huile
d’œillet, des couronnes en or et en argent, voilà tout son
matériel.
Ne
portant aucune blouse ni de gants, Ayach commence à prendre
possession de la bouche du client, rassuré par ce semblant
de professionnalisme. L’autre lui injecte rapidement
l’anesthésie, attend 10 mn et commence l’extraction de la
dent. Et pour plus de sûreté, il la présente au client, qui
constate avec soulagement qu’elle est bien retirée dans sa
totalité. Ensuite, Ayach ouvre sa boîte contenant
différentes dents qu’il essaye sur le client afin de trouver
la plus adaptée à sa mâchoire.
A leur vue, le client éprouve un doute que ces dents
proviennent des morts, mais l’opération continue. En un
quart d’heure, le travail est fini. Hassan se sent gagnant
et Ayach part à la recherche de nouveaux clients ou victimes
... Trois heures se sont écoulées, le visage de Hassan ne
cesse de gonfler, il ne parvient pas à supporter la douleur
ni même à fermer la bouche à cause de cette nouvelle
incisive qui est beaucoup plus grande que le reste de ses
dents. A l’aube, il se rend à l’hôpital le plus proche pour
que le vrai dentiste répare les dommages causés la veille.
Un deuxième supplice, puisqu’il présentait une inflammation
aiguë des gencives étant donné qu’elles avaient été
infectées par les outils qui n’étaient pas stériles. Il a dû
supporter deux semaines de douleurs, puis s’est rendu de
nouveau au café pour se venger de ce faux dentiste et
avertir les autres, pour qu’ils ne tombent pas dans le même
piège. Hélas, il est arrivé trop tard et n’a trouvé que cinq
autres victimes souffrant des mêmes maux que lui. Tandis que
l’escroc, lui, a disparu sans laisser de traces.
Cela fait plusieurs étés que des Syriens ou des Palestiniens
descendent dans des quartiers populaires. Portant leur sac à
la manière du barbier ou de la sage-femme, ils prétendent
exercer le métier de dentiste.
En effet, ces dentistes de la rue sont nombreux à s’adresser
à cette clientèle peu argentée. Ils démarchent dans les
lieux de rassemblement et les quartiers populaires tels que
Boulaq, Imbaba, Bassatine, proposant des prix imbattables et
travaillant dans les plus brefs délais. Ils s’installent à
même la rue ou dans les cafés et parfois même frappent aux
portes des maisons. Pourtant, si leur proposition paraît
être, au premier abord, une aubaine pour beaucoup, les
conséquences négatives dans la bouche des patients ne
tardent pas à faire leur apparition. Ainsi, nombreux se
font-ils prendre au piège par ces praticiens charlatans.
Risques de contamination
Gamal Al-Khatib, prothésiste dentaire, se plaint de
l’apparition de ces intrus dans le métier. Il affirme qu’il
existe des artisans syriens qui proposent des couronnes et
des appareils dentaires de mauvaise qualité. « Ces
charlatans utilisent de mauvais matériaux pour les fabriquer
ou se servent d’anciens produits pour diminuer le coût de
fabrication. Ils remplacent la porcelaine qui sert à former
la dent, par une sorte de mastique qui ronge l’os de la
mâchoire ou qui se déforme avec le temps, causant de graves
problèmes », explique Gamal, tout en signalant que souvent
ils opèrent sans gants, avec des instruments non stérilisés
et parfois même souillés du sang du client précédent. Ces
patients sont alors exposés à des risques de contamination,
parfois du sida mais plus souvent de l’hépatite C. Raison
pour laquelle l’Egypte est classée parmi les pays les plus
touchés par ce virus, puisque près de 20 % de la population
en est atteinte. Il ajoute qu’ils sont traqués en Arabie
saoudite, où ils se rendent pendant la saison du pèlerinage.
C’est pourquoi ils se sont déplacés en Egypte, notamment
dans les quartiers populaires, loin des contrôles. Et même
s’ils se font prendre, ils ne sont qu’expulsés vers leur
pays. Ce qui ne résout absolument pas le problème puisque
d’autres prennent le relais.
Dr Sanaa Wagdi, dentiste, explique que si des personnes
acceptent de se faire soigner dans de telles conditions,
c’est parce qu’elles sont peu conscientes des risques
encourus et n’ont d’autre choix face à la douleur. «
D’autant qu’avec la hausse des prix, les soins dentaires
sont exorbitants, à titre d’exemple le prix d’un plombage en
platine est de 100 L.E., celui en porcelaine de 400, le
traitement de la gencive peut atteindre les 300 L.E. et le
montant d’une prothèse s’élève au minimum à 4 000 L.E. Sans
compter que les prix varient en fonction du quartier où est
installé le cabinet dentaire », précise-t-elle tout en
ajoutant que ces services coûteux ne peuvent être payés par
les classes défavorisées. Possédant une clinique privée dans
le quartier d’Imbaba, le Dr Sanaa se sent concurrencée par
ces dentistes de la rue et a même peur de devoir mettre la
clef sous la porte. « Les Egyptiens ne viennent se faire
soigner que quand la douleur devient insupportable. En
moyenne, un Egyptien ne se rend chez le dentiste que deux
fois dans sa vie contre 10 ou 15 fois pour un Européen ou un
Américain. Et cela parce que les frais dentaires s’avèrent
trop coûteux par rapport à son revenu », regrette-t-elle.
Face à ces prix exorbitants, les uns se rabattent sur des
recettes naturelles, les autres ont recours au dispensaire
de leur quartier qui, pour la plupart, est insuffisamment
équipé ou muni du matériel le moins coûteux. Enfin, les
derniers livrent leur bouche à ces dentistes ambulants sans
savoir les risques qu’ils prennent. D’autant qu’il s’avère
très difficile de les arrêter, vu qu’ils se déplacent d’un
quartier à l’autre, à n’importe quelle heure de la journée
et ne retournent jamais deux fois au même endroit. « Je ne
suis pas un escroc. J’ai appris le métier de mon père et
j’ai plus d’expérience qu’un dentiste diplômé de
l’université. Tous mes outils sont parfaitement stérilisés
», insiste l’un de ces dentistes ambulants qui partage un
appartement avec ses amis syriens dans le quartier de
Bassatine.
Par chance, certains s’en sortent indemnes et sont
satisfaits de ces services. Salah, par exemple, a fait
soigner ses caries. « Le dentiste m’a versé deux ou trois
gouttes d’acide sulfurique sur ma molaire cariée et comme
par magie, tout a disparu », explique-t-il. Pourtant, ce
n’est qu’une efficacité de surface puisque ce n’est que la
partie apparente de la lésion qui s’évapore. La base de
l’infection, elle, n’a pas été traitée et peut donc
continuer à se propager sous le plombage en mastique. Mais
peu importe, Salah, content d’avoir conclu une si bonne
affaire, a en plus négocié le prix, en menaçant le faux
dentiste de lui confisquer ses outils de travail.
Finalement, il n’a payé que 25 L.E. au lieu des 50 L.E.
convenues au départ. Cependant, les clients satisfaits sont
rares et rien n’assure qu’ils n’ont pas été contaminés s’ils
ne font pas d’analyses par la suite.
Sayed, d’Imbaba, a ouvert sa porte à l’un de ces dentistes.
A onze heures du soir, un homme à l’accent non égyptien lui
présente sa carte professionnelle et lui propose de le
soigner gratuitement s’il lui apporte d’autres clients. Fou
de joie, Sayed réveille sa femme et sa fille, appelle ses
voisins et ses amis pour une consultation. Et peu à peu, sa
maison s’est transformée, pour quelques heures, en une
véritable clinique. Mais non sans dégâts. « J’ai finalement
dû payer 1 000 L.E., pour moi et ma femme, en antibiotiques
et frais dentaires auprès d’un vrai dentiste à cause des
ravages faits dans ma bouche par l’escroc. J’ai, en plus,
été accusé par mes amis, qui ont aussi eu des problèmes
d’infection, d’avoir touché une commission », conclut Sayed,
toujours en quête de ce dentiste sans scrupule.
Chahinaz Gheith
Isis Fahmy