La traduction en arabe de Beer in the Snooker Club, 43 ans
après la mort de son auteur égyptien
Waguih Ghali, a permis au
public arabe de découvrir l’écriture d’un homme déchiré
entre son éducation anglophone dans une famille aristocrate
et ses idées nationalistes.
Bière au club de billard
Près de six ans plus tôt, ma tante — celle qui avait signé
pour tous ces feddans —, tenait une réception, ou une
soirée, comme ils disaient, en l’honneur de son fils Mounir,
qui venait de rentrer d’Amérique. Ce n’était pas une mince
affaire, dans sa villa de la route des Pyramides :
domestiques en livrée, verres en cristal et champagne.
J’étais arrivé sur le tard. Près de trente hôtes dînaient
autour d’une table imposante. Ma chaise était manifestement
vide.
« Voilà qu’arrive notre révolutionnaire », dit la mère de
Mounir, « le disciple de Nasser ». Une femme grasse, laide,
riche. « Pourquoi ne leur dis-tu pas de réquisitionner notre
maison et notre argenterie ? », lança-t-elle dans un rire
aigu. Tout le monde s’esclaffa en écho, sans entrain. Ils
étaient servis par huit domestiques — du personnel
permanent. J’étais installé à côté de ma mère.
« Dis au moins bonjour à Mounir, me chuchota-t-elle, ça fait
des années que tu ne l’as pas vu ».
Je le cherchai du regard autour de la table. Je l’aperçus
mais mes yeux s’arrêtèrent sur la fille à côté de lui. Elle
avait un teint unique, uni, très légèrement bronzé, avec une
masse de cheveux auburn rassemblés à l’arrière de la tête.
Elle avait les paupières moites — je le voyais de là où
j’étais assis.
— Qui est-ce ?, demandai-je à ma mère.
— C’est la fille1 Salva, mon chéri. Elle vient de rentrer
d’Europe.
Son père et sa mère étaient là aussi. Je les avais déjà
rencontrés. C’était l’une des familles juives les plus
riches d’Egypte — l’équivalent des Woolworths chez nous.
— ça fait longtemps !, cria Mounir. Mon Dieu, me suis-je dit
; « ça fait longtemps ».
Je le regardai et le saluai.
— Comment tu vas, mon gars ? On va sûrement s’amuser un peu
tous les deux, non ? Il me fit un clin d’œil.
— « Tout à fait américain », dit quelqu’un, et puis « c’est
mignon », et « il est sympathique ».
Je gardai mes yeux dans mon assiette, imaginant cet imbécile
bien mis se tortillant sur son siège. Là encore, je jetai un
coup d’œil sur la fille Salva. Elle avait toujours l’air de
regarder Mounir en souriant.
— Alors, Ram – il s’adressait de nouveau à moi en criant —
j’ai entendu dire que tu étais devenu Rouge ? Qu’est-ce que
c’est que cette histoire ? Ne tombe pas pour ces conneries,
mon gars. Je te donnerai des informations qui te feront
réfléchir.
Je n’étais ni rouge, ni rose, ni bleu, ni noir. Je ne
m’occupais pas de politique à l’époque. Je ne considérais
pas la révolution égyptienne, ni le fait de s’être
débarrassé de Farouq, comme de la politique.
— Vas-y, lui ai-je répondu.
— Crois-moi, continua-t-il — il s’adressait maintenant à
toute l’assistance — rien de mieux que la démocratie
américaine. Mon gars, il faut que tu visites ce pays.
Ils acquiesçaient tous à ce qu’il disait — avec un air de
satisfaction avisée. Son accent américain, délibéré ou non,
le rendait encore plus insipide.
— J’étais là-bas et j’ai pu m’en rendre compte. Mon gars,
c’est un pays pour moi, ça. Je vais te raconter.
Deux jours plus tôt, j’avais rejoint un groupe de «
combattants pour la liberté », des étudiants qui harcelaient
les troupes anglaises à Suez. Trois de mes amis étaient
morts, et Font était à l’hôpital avec une balle dans la
cuisse.
« ... La menace rouge … la libre entreprise ... ». Il
continuait — avec tous ces phoques qui aquiesçaient derrière
lui bêtement admiratifs.
— Nous devons être vigilants, disait-il. Regarde ce qui
s’est passé en Chine.
Je lui demandai ce qui s’était passé en Chine. Il ne le
savait pas. Il ne savait pas qu’il y avait une
discrimination raciste en Amérique. Il n’avait jamais
entendu parler de Sacco et Vanzetti2, ne savait pas ce
qu’étaient des activités « non-américaines ». Non, il ne
pensait pas qu’il y avait des pauvres en Amérique —
Portoricains ou d’ailleurs. Qui était Paul Robeson3 ? Des
Indiens dépossédés d’une citoyenneté à part entière ? De
quoi pouvais-je bien parler ? Je devais être fou. Tout ce
qu’il savait c’était qu’il avait passé trois ans en
Amérique, qu’il y avait appris les expressions favorites des
Américains et qu’il y avait reçu un diplôme. Il était prêt à
occuper un poste important. Ce qui me rendait malade,
c’était de savoir qu’il l’obtiendrait. Cela me rendait
malade, car à part Font et moi-même, tous les autres
étudiants qui mouraient à Suez étaient issus de familles
pauvres — et Mounir and Co. se chargeraient d’exploiter les
survivants.
« L’Angleterre, dit-il, doit rester à Suez pour nous
protéger de la menace rouge ».
Politique ou pas, c’en était trop pour moi. Je ne me
souviens plus exactement de ce qui s’est passé ; on en est
venus aux mains et je lui ai dit de se « torcher le derrière
» avec sa démocratie américaine. Bien sûr, ma mère s’est
mise à pleurer. Les domestiques nous ont séparés ; on
suggéra même d’appeler la police.
Je me retrouvai dans la rue. Bizarrement, j’étais de bonne
humeur. Je riais même en me rappelant la manière dont ma
tante avait crié « au meurtre, au meurtre ». Il était trop
tard pour prendre la ligne de tram de la route des
Pyramides, et j’entamai la marche de 11 kilomètres. Ma mère
avait encore sa voiture à l’époque, et je me dis qu’elle me
récupérerait peut-être plus tard, en passant. J’entendis
quelqu’un m’appeler par mon nom, mais je continuai à marcher
sans me retourner. Puis des pas commencèrent à courir vers
moi.
— Arrête, zut !
— Qu’est ce que tu veux ?, demandai-je, regardant la fille
Salva.
— Ta mère te dit de prendre sa voiture. Voilà les clés.
— Comment va-t-elle rentrer ?
— Mes parents vont la raccompagner.
Je retrounai sur mes pas avec elle.
— Je suis la fille …
— Oui, oui, je sais, dis-je. Tu es la riche fille Salva.
Je démarrai la voiture.
— Peux-tu me raccompagner à la maison?, me demanda-t-elle.
— Pourquoi ?
— Attends un moment, me dit-elle, je vais chercher mon sac.
Elle revint quelques minutes plus tard ; je conduisis un
moment en silence. Soudain, je décidai d’aller voir Font. Il
était dans une chambre simple, et je savais que je pouvais
entrer à l’hôpital n’importe quand.
— Tu habites à Héliopolis, non ?
— Oui, répondit-elle.
J’allai d’abord à notre appartement à Zamalek et lui
demandai d’attendre un instant dans la voiture. En haut, je
récupérai deux bouteilles de vin et deux verres. Puis je
rajoutai un autre verre.
— Pourquoi as-tu quitté la fête ?, lui demandai-je dans la
voiture.
— Tu vas me séduire avec ce vin ?, me dit-elle, sans
répondre à ma question. Je lui parlai de Font, à l’hôpital,
et lui dis que je voulais lui raconter ce qui s’était passé
chez ma tante.
— Vous allez souvent à Suez ?
— Moi, non, mais Font y va régulièrement.
— Quel âge a Font ?, demanda-t-elle.
— Vingt et un.
— Toi aussi, tu as vingt et un ans ?
J’acquiesçai.
— Moi, dit-elle, j’ai 25 ans.
Elle vint avec moi à l’hôpital. Personne ne nous vit et on
se glissa discrètement dans la chambre de Font. Je le
présentai à Edna et ouvris le vin. Edna et moi étions
installés au pied du lit de Font, et je me mis à lui parler
de Mounir.
— J’étais tellement contente que tu l’as frappé, dit Edna.
ça m’a surpris.
— Je pensais que tu lui souriais tout le temps.
— Je ne peux pas le supporter, ni lui ni aucun des gens
là-bas.
— Même tes parents ?, lui demandai-je.
— Surtout eux.
Je riai.
— Pourquoi tu ris ?
C’était Font qui avait posé la question.
— Le caprice d’une fille riche, répondis-je.
— Non, répondit-elle calmement, ça ne l’est pas.
Je l’ai crue. C’était la première fois qu’Edna me faisait
avoir honte de moi-même — parce que je savais que mon
comportement ce jour-là n’était pas tout à fait dénué d’un
certain genre de caprice.
Edna demanda à Font comment il avait été blessé. On a
discuté jusqu’à l’aube. Tout en buvant et en riant, on
faisait très attention à ne pas faire allusion à Israël
parce qu’Edna était juive. Ma main a par hasard effleuré la
sienne et d’une façon ou d’une autre il sembla naturel qu’on
se tienne la main pour le reste de la nuit. Le vin, l’aube,
la beauté d’Edna : je me sentais amoureux. C’était une belle
nuit .
Traduction de Dina Heshmat
1. Les expressions en italique sont en français dans le
texte (ndt).
2 Deux anarchistes, communistes italiens injustement accusés
d’un braquage de banque et condamnés à mort en 1927 (ndt).
3 Chanteur et acteur noir américain (ndt).