Politique.
Un an après la guerre contre le Liban en juillet-août 2006,
l’unité autour de la résistance face à l’agression
israélienne semble mise à mal dans une société déchirée par
le confessionnalisme. Assaad
Abou-Khalil,
politologue, analyse les enjeux de la situation.
« Les Etats-Unis cherchent à affaiblir l’idée même de
résistance »
Al-Ahram
Hebdo : La société libanaise connaît aujourd’hui de
violentes tensions. Malgré la victoire face à l’attaque
israélienne de 2006, l’idée même de résistance aurait-elle
été défaite ?
Assaad Abou-Khalil :
Je n’ai jamais dit ça. La question dépasse en effet
aujourd’hui le cadre strictement libanais. Les Etats-Unis,
secondés en cela par les gouvernements qui sont leurs
alliés, entre autres par les Etats arabes regroupés au sein
de la Ligue arabe, cherchent à affaiblir l’idée même de
résistance. Cela consiste pour eux, entre autres, à semer
une fitna, une discorde entre sunnites et chiites. Jusqu’à
présent, ces tentatives n’ont pas encore réussi. J’ai été
ces derniers temps au Pakistan pour y donner une série de
conférences, et j’ai pu me rendre compte que la personne de
Hassan Nasrallah y rencontre une grande sympathie, ainsi que
la résistance libanaise. Aujourd’hui, il est des thèmes
nationaux qui dépassent la capacité des Etats à les
contenir. Au-delà des divergences entre telle confession ou
telle autre, il y a par exemple une unanimité — relevée par
un institut de sondage américain au sein des confessions
chrétiennes et sunnites — qu’Israël constitue le danger le
plus important pour le Liban.
— Vous avez récemment analysé la généralisation de
l’idéologie phalangiste dans la société libanaise qui
s’exprime par la haine du Palestinien et du Syrien et la
théorie de « supériorité des Libanais ». Comment se fait-il
que les victoires de la résistance en 2000 et 2006 n’aient
pas au contraire affaibli cette idéologie ?
— Cette question m’a beaucoup préoccupé ces dernières
années. Comment le Parti des phalangistes a-t-il réussi à
imposer sa propagande soutenue par Israël, et à réaliser
ainsi des victoires tout au long des années qui ont suivi la
guerre civile ? L’idéologie phalangiste est organisée autour
de l’allégeance au « modèle libanais », autour du mépris des
Arabes, de l’idée que les Libanais ne sont pas des Arabes,
mais des Européens. Leur idéologie s’appuie sur des concepts
imaginaires et fantaisistes. Les Phalangistes ont exploité
les faiblesses de cette nation, qui n’a jamais réussi à
réaliser une unité autour d’un symbole national. Les
Phalangistes ont donc transmis leurs idées à d’autres
confessions, alors même que celles-ci ne sympathisaient pas
a priori avec eux. Ils se sont appuyés sur la psychologie
des masses : le fait de mépriser l’Arabe, le Palestinien
permettait de donner au peuple libanais une meilleure « idée
de soi ». Cela s’exprime par le soutien généralisé au
bombardement d’un camp de civils palestiniens, Nahr Al-Bared.
Le discours dominant aujourd’hui au Liban ne diffère guère
du discours phalangiste qui accompagnait l’attaque contre
les camps palestiniens dans les années soixante-dix et
quatre-vingt. Amin Gemayel se vantait ainsi récemment
d’avoir dirigé l’attaque sur le camp de Tell Al-Zaatar.
— Les scènes politiques libanaises, iraqiennes et
palestiniennes sont actuellement le théâtre de tensions
internes extrêmement violentes. Pourquoi la victoire de 2006
n’a-t-elle pas impulsé l’unité face à l’occupation ?
— Nombreux sont ceux qui ironisent sur les théories du
complot. Or, moi je pense sérieusement que ce qui est à
l’œuvre aujourd’hui se rapproche d’un complot. Dans une
situation où l’idéologie de Bush est mise à mal en Iraq,
l’Administration américaine tente de restructurer la région
selon ses intérêts, soutenue en cela par des régimes
dictatoriaux qui nous oppriment depuis des années. Pour
tromper l’opinion publique arabe, cette Administration tente
de gagner des points en provoquant des tensions entre
sunnites et chiites. Il faut reconnaître qu’elle a réussi au
Liban, en Iraq, et même en Palestine, où, dans le nord en
Galilée, les bandes de Mohamad Dahlan ont lancé de la
propagande contre certains petits groupements de chiites. Le
fait qu’il y ait eu des ventes d’armes pour plus de 2
milliards de dollars cette année, contredit clairement tous
les discours mielleux de Bush sur la démocratie dans la
région. Pour atteindre ses desseins, l’Administration
américaine s’appuie aujourd’hui sur ses agents dans la
région — le gouvernement de Musharraf, la famille Hariri,
les bandes de Mohamad Dahlan.
— Vous avez fait allusion au fait qu’aucune personnalité ou
symbole n’avait réussi à rassembler toute la nation au
Liban. Cela n’a-t-il cependant pas été le cas de Hassan
Nasrallah à un moment donné ?
— Nasrallah a sans aucun doute formé un point de consensus
au sein de l’ensemble des confessions libanaises, y compris
chrétiennes, à un moment donné. Mais cela a changé après
l’assassinat de Rafiq Al-Hariri. Les questions sont devenues
plus étriquées dans leur confessionnalisme. C’est quelque
chose qui a influencé le discours du Hezbollah, qui craint
beaucoup la fitna sunnite/chiite, que le clan Hariri attise
actuellement, pour y entraîner le Hezbollah.
— En guise de conclusion, comment voyez-vous l’avenir ?
— La situation est très sombre aujourd’hui au Liban. Il
semblerait qu’on aille vers un affrontement civil. Mais
est-ce un hasard que tous les pays qui se sont retrouvés
d’une manière ou d’une autre aux mains de l’idéologie de
Bush se retrouvent aujourd’hui au bord de la guerre civile ?
Le Liban a une propension, une facilité à entrer en guerre
civile. Il est effrayant aujourd’hui de constater que le
clan de Hariri n’a aucun scrupule à pousser la situation
vers cette option. Mais il y a également des Libanais qui
tentent de mettre un coup d’arrêt au danger de la guerre
civile, conscients que la mobilisation confessionnelle est
telle aujourd’hui qu’elle est susceptible de conduire à une
confrontation militaire.
Propos recueillis par Dina Heshmat