Illettrisme. Le gouvernorat du Fayoum vient d’installer des classes d’alphabétisation dans les champs. Ici, les paysans et leurs familles apprennent la lecture, la création de petits projets et on leur prodigue des conseils

agricoles et d’hygiène. Reportage.

 

Un succès en demi-teinte

 

A 75 km du Caire, dans le gouvernorat du Fayoum, et précisément à la ferme de Ali Saleh à Ibcheway, une dizaine de paysans, vêtus de galabiyas, se rassemblent. Il est midi. Ils ont un rendez-vous sous l’ombre du plus ancien oranger. A première vue, on a le sentiment qu’ils discutent ensemble pendant l’heure du repos. Mais, en s’approchant, on découvre que c’est tout à fait le contraire ! Ils sont très occupés et n’ont pas de temps à perdre, car à 14h, chacun doit se rendre au champ et reprendre son travail. Ils sont ici seulement pour apprendre à lire et à écrire. C’est l’heure du cours. Un stylo et un cahier à la main, un livre posé sur une natte, ces paysans accompagnés de leurs enfants qui les aident au champ, dont l’âge varie entre 12 et 40 ans, sont en train d’assister à un cours d’alphabétisation. On les écoute répéter à haute voix derrière leur jeune enseignant : « J’aime la lecture, j’apprends à lire, je lis ». Ils passent un quart d’heure à lire ces phrases, qui sont très simples mais assez difficiles pour ces « élèves ». L’enseignant demande ensuite à chacun de prononcer tout seul sans regarder dans le livre ces phrases avant de les rédiger sur ce petit tableau vert accroché sur l’arbre.

A quelques mètres plus loin, on voit une hutte de roseaux dans laquelle prennent place une vingtaine de femmes rurales. Leurs voix, en étudiant, se mêlent aux cris de leurs nourrissons et au bruit de leurs enfants qui sont en train de jouer. Elles aussi apprennent. « Ce qui nous encourage à assister à ces cours gratuits est le fait que les professeurs sont originaires du village et que les hommes enseignent aux hommes, les femmes aux femmes. Ce qui va de pair avec nos traditions », assure Hindawi, paysan qui s’est inscrit, ainsi que sa femme et sa sœur dans ces classes de terrain. Quant aux femmes, elles apprécient le fait de choisir elles-mêmes les horaires des cours. « C’est vrai que je veux lire et écrire mais pas aux dépens de ma propre vie », affirme Awatef, mère de 4 enfants. Elle a décidé d’assister à ces cours après avoir brûlé, sans le vouloir, la seule copie du contrat de propriété de sa maison. Incident à la suite duquel son mari l’a répudiée.

 

Une initiative généralisée

Ce n’est pas seulement à la ferme de Ali Saleh qu’on trouve ces nouvelles classes d’alphabétisation sur le terrain, mais aussi dans toutes les fermes et dans les champs des 6 localités du Fayoum. Il s’agit, en fait, d’une nouvelle politique lancée par l’Organisme général de l’alphabétisation et de l’éducation des adultes pour enrayer l’analphabétisme des paysans et de leurs familles. En fait, le projet des classes d’alphabétisation en pleine campagne est lancé avec la coopération de l’Association de la lutte entière dépendant de la direction de l’agriculture. « L’agriculture est la principale activité de 75 % des villageois du Fayoum. Notre objectif est de leur prodiguer des conseils agricoles. Mais, les paysans dont la majorité est analphabète et le reste sait à peine lire et écrire ne comprennent pas bien nos conseils, ce qui a beaucoup entravé notre mission », confie Réfaat Mohamad, membre de l’association. Et d’ajouter : « Au début, ils ont refusé de quitter les champs pour aller assister aux cours organisés dans les écoles ou les centres de jeunesse, loin de leurs habitations. Ils ont d’autres priorités que de penser à s’instruire. Ils préfèrent même envoyer leurs enfants travailler pour n’avoir pas à assumer les frais de leur scolarité. Il faut alors établir de nouvelles stratégies et prendre en considération les personnes et leurs besoins ». Ainsi, les classes d’alphabétisation dans les champs ont-elles été créées.

Les enseignants sont recrutés sur concours. Ils sont ensuite formés pendant trois mois avant de se confronter avec ces paysans de différents âges. « Nous sommes des jeunes diplômés. Nous sommes recrutés temporairement pour un salaire mensuel de 100 L.E., pour donner des cours aux analphabètes. Pour nous motiver aussi, on touche une prime de 2,5 L.E. par élève qui réussit », affirme Sayeda Farouq, enseignante. On lui a promis de l’embaucher après avoir travaillé trois ans dans les classes d’alphabétisation. Un spécialiste de l’association assiste également aux cours pour donner parallèlement des conseils agricoles afin d’encourager les paysans à assister aux classes.

 

Adaptation à la réalité

Pour rendre ces classes plus intéressantes, les enseignants abordent des sujets qui touchent la vie quotidienne et l’activité des paysans. « Nous ne sommes pas ici pour étudier seulement le programme, ou pour apprendre à lire et à écrire. Mais, nous avons été informés quant à l’importance d’avoir une carte nationale d’identité, aux nouveautés dans le domaine de l’agriculture et de l’irrigation, et aux méthodes d’avoir une meilleure récolte », souligne Hag Moustapha, interrompu par sa femme Sayeda, qui insiste à affirmer que les cours consacrés aux femmes sont plus profitables et intéressants. « Notre enseignante Fatma nous a informées sur l’hygiène. Comment nous pouvons prendre soin de notre famille et de la propreté de nos maisons. Elle discute aussi de nos problèmes et nous apprend des activités manuelles pour améliorer notre revenu », indique Fatma, en ajoutant qu’elle sait bien faire de la confiture et elle la vend à travers la coopérative de l’association. Elle affirme que ses voisines viennent de l’imiter et se sont inscrites dans ces classes d’alphabétisation. « Je suis très embarrassée quand mon enfant me demande de réviser avec lui ses leçons pour les examens ou l’aider à faire ses devoirs », regrette Aliya, mère d’un enfant au cycle préparatoire. Elle confie qu’elle s’est mariée à 14 ans et que son mari lui a interdit de poursuivre ses études.

Durant les 9 mois de classe, l’organisme accorde des primes financières et divers cadeaux aux élèves. Ils ont droit ainsi que leurs familles à des services médicaux gratuits dans les hôpitaux publics du gouvernorat. Ceux qui ont des enfants scolarisés se voient offrir des uniformes, des crayons, des cahiers et des livres. Les frais de scolarité leur sont aussi payés. Après avoir obtenu un certificat d’alphabétisation, le villageois peut avoir un crédit du Fonds social pour lancer son propre petit projet. Il obtient gratuitement sa carte nationale de la part du Conseil national de la femme. Il peut poursuivre ses études préparatoires et secondaires.

Selon les chiffres officiels, 40 % des citoyens du Fayoum, qui compte 20 millions d’habitants, sont analphabètes, soit 777 651 personnes. (648 766 villageois et 128 885 citadins) qui sont privés de scolarisation. « Nous avons lancé plusieurs campagnes contre l’analphabétisme depuis les années 1980, mais nous n’en avons pas récolté les fruits », révèle Osmane Raouf, directeur de l’organisme, qui ramène ce taux élevé aux traditions, aux inégalités entre hommes et femmes, aux mariages précoces et à la pauvreté. La liste est encore longue. La croissance démographique conjuguée à la rareté des écoles primaires dans les zones rurales ont aussi joué un rôle dans la persistance de ce phénomène. Les élèves doivent parcourir des kilomètres pour arriver à l’école. Une chose qui n’est pas toujours acceptée par les parents quand il s’agit d’une fille.

Malgré tous les efforts déployés par le gouvernorat pour éradiquer l’analphabétisme, le bilan est mitigé. La preuve en est que seuls 1 008 villageois sont inscrits aujourd’hui dans les 76 classes d’alphabétisation, installées dans les champs.     

Héba Nasreddine