Artisanat.
A Khoronfiche, dans le quartier historique de Gamaliya, les
créateurs de chefs-d’œuvre dont raffolent les touristes
vivent de plus en plus dans la précarité.
Les mains magiques endolories

Au fin fond du quartier de Gamaliya, près du centrale
téléphonique se trouve Khoronfiche : un monde à part. Un
rassemblement de dizaines d’ateliers de fabrication de
métaux se côtoient pour former une véritable chaîne de
travail dans laquelle chacun à un rôle bien précis à jouer.
Design, gravure, zincographie, martelage, laminage,
compression, pression, peinture et emballage.
Quotidiennement, une main-d’œuvre hautement qualifiée se
rassemble dans ces ateliers formant un long couloir étroit
au milieu d’anciens bâtiments, témoins de périodes fastes de
l’histoire d’Egypte. Ces artisans, qui présentent aux grands
marchands du célèbre Khan Al-Khalili ces chefs-d’œuvre qui
passionnent les touristes, restent eux dans l’anonymat. Des
gens, au ban de la société, contraints à vivre au jour le
jour, mais qui sont capables de défier toutes les dures
conditions de travail et de surmonter la vie difficile qui
les accable. Et c’est dans la chaleur suffocante de l’été
que Réda, Samuel, Samir et les autres transforment les
métaux en chefs-d’œuvre dans des pièces aux surfaces
dérisoires où les bouches d’aération sont rares. Des travaux
qui impliquent pourtant l’utilisation de matières chimiques
comme l’alcool, l’essence et le tinar (solvant organique
composé d’acétone et d’autres matières chimiques) auprès de
fours dont la chaleur peut atteindre jusqu’à 280º C. Mais il
faut bien gagner sa croûte. L’artisan n’a qu’à résister s’il
veut vivre. « C’est le seul métier dont on possède tous les
secrets. Nous n’avons pas d’autre choix », dit Réda,
marteleur. Dans sa pièce de quelques m2 servant d’atelier,
ornementée de versets du Coran, il commence sa journée en
tentant de faire fonctionner l’unique ventilateur. Une
tentative à l’issue toujours incertaine. Il ne sait jamais
s’il doit s’attendre à un échec ou à une réussite.
S’en remettre à Dieu
Pourtant, comme pour le reste, il ne s’inquiète pas. « Tout
est dans les mains de Dieu ». Telle est sa philosophie de
vie, surtout à une époque où le marché est très fluctuant.
Un jour, le travail dans les ateliers se fait d’arrache-pied
pour répondre à l’importance des commandes. Un autre, Réda
et ses voisins baignent dans l’oisiveté. Et bien que les
mois de juillet et d’août constituent la saison prospère des
artisans de Khoronfiche, l’ambiance dans les ateliers n’en
donne pas l’impression. Réda et son voisin Samuel s’occupent
en martelant et en ciselant quelques pièces commandées par
des clients des pays arabes comme l’Arabie saoudite et la
Syrie. « Ces Arabes cherchent l’habileté de l’artisan
égyptien, mais c’est le hasard qui fait que ce genre de
petites commandes arrivent jusqu’à nous », explique Réda,
qui regrette les beaux jours de son métier. « Il y a
quelques années, nous n’avions pas le temps de nous reposer,
le cycle de travail était sans fin et nous gagnions une
vingtaine de L.E. par pièce. Aujourd’hui, à cause de
l’augmentation incessante du prix du cuivre, matériau
essentiel pour notre travail, notre marge de bénéfice ne
dépasse pas les 2 ou 3 L.E. par pièce », dit-il, tout en
martelant une couverture de cuivre du Coran. En fait, cela
ne concerne pas uniquement le cuivre car tous les prix des
matières premières utilisées par cet artisanat comme le
plomb, l’or et l’argent, ne cessent de grimper. A titre
d’exemple, le prix d’un gramme d’or, servant à colorer le
cuivre, est d’environ 140 L.E. « Un coût de fabrication de
plus en plus cher dont le marché ne tient pas compte,
puisqu’il doit faire face à la concurrence arabe et
chinoise. Ce qui fait que nous remboursons notre argent par
crédit et que notre marge de bénéfice est toujours plus que
médiocre ».
Une passion dévorante
Une situation qui incite Réda à interdire à son fils de le
rejoindre dans son atelier, de peur qu’il ne s’éprenne du
métier. Tout le contraire de ce qu’il pensait à ses débuts.
Alors âgé de 12 ans, originaire de Qalioubiya, il est venu
chercher un gagne-pain au Caire. Passionné par le métier
qu’il a appris auprès de Mahfouz Al-Cheikh, l’un des plus
grands maîtres, il avait un rêve d’avoir son propre atelier.
« Des jours où travail et passion permettaient d’atteindre
les bénéfices de 200 L.E. par semaine », dit Réda qui
préfère aujourd’hui que son fils soit médecin ou ingénieur
plutôt que d’attendre tout au long de la journée qu’une
commande veuille bien tomber. Réda comme d’autres artisans
de Khoronfiche s’étonnent de la manière dont les autorités
les traitent et négligent leurs talents. « Les touristes qui
viennent au Caire pour voir le Nil et les Pyramides viennent
aussi a priori pour acheter les produits du Khan Al-Khalili
qui ne sont autres que nos propres créations. Même dans les
autres pays comme l’Arabie saoudite, nous sommes bien mieux
accueillis et estimés », dit Réda, en citant l’exemple de
son frère qui y exerce le même métier loin des conditions de
travail égyptiennes. Aujourd’hui, il fait fortune de son
travail car son talent est véritablement reconnu.
Autres ateliers, autres cycles de travail et autres
conditions. Acides, bassins, nickel sont autant d’éléments
qui participent à produire la couleur finale du métal
utilisé pour les médailles, trophées, calèches, couverture
de Coran ou d’Evangile, statues pharaoniques oxydées,
argentées ou dorées. Samir, dont les traits de visage et les
ongles révèlent qu’il a de longues années d’expérience et de
professionnalisme derrière lui, est arrivé depuis déjà tôt
ce matin. Il s’occupe du zincographe. Il y a cinquante ans,
il commençait à apprendre le métier auprès d’Arméniens qui
résidaient au Caire. Il raconte qu’à cette époque, l’artisan
était roi en son pays. « Nous gagnions 100 L.E. par jour à
l’époque de Nasser puis avec l’ouverture économique de
Sadate, c’était la prospérité. Mais depuis la guerre du
Golfe, les choses ont changé. Le tourisme a chuté et notre
artisanat avec. D’ailleurs, nombreux sont les artisans qui
ont quitté le métier à cause de l’inflation des prix. Le
cuivre qui était à 80 pts est vendu aujourd’hui à 55 L.E. »,
explique Samir, en ajoutant qu’autrefois le jeune artisan
pouvait subvenir aux besoins de 4 ou 5 familles. « Alors
qu’aujourd’hui, celui qui exerce notre métier doit avoir la
patience de Job », regrette l’artiste, dont les trois
enfants ont poursuivi leurs études pour être diplômés
universitaires. Il se souvient du jour où son fils a essayé
d’exercer son métier et s’est blessé. « Une blessure que sa
mère n’a pas supportée, alors j’ai préféré qu’il fasse autre
chose ».
Les risques du métier
Des blessures courantes dans un art qui attire de moins en
moins la nouvelle génération. Cependant, il y a des
exceptions. Samia, une trentaine d’années, est en train de
colorer, au rythme rapide d’une experte, des plaques servant
à la remise de prix avec le logo du ministère de
l’Enseignement et de l’Education d’Arabie saoudite. Samia,
qui exerce le métier de coloriste depuis sa tendre enfance,
confie être aujourd’hui l’une de ses adeptes. Et devant une
large table à côté du four de plus de 280º C, elle fait un
mélange de couleurs à l’aide de matières chimiques dont les
noms lui sont aussi familiers que leur utilisation : alcool,
essence et tinar. Et avec ses mains qui semblent avoir déjà
beaucoup souffert, elle poursuit son travail pendant de
longues heures sans même utiliser de gants. « Je me suis
habituée à travailler de cette manière même si je dois
acheter de temps en temps des médicaments pour remédier au
problème d’allergies dont mes mains souffrent à cause des
matières chimiques », dit Samia, qui touche 90 L.E. par
semaine et achète pour 30 L.E. de médicaments. Cependant,
elle assure qu’elle a ce métier dans le sang. Une passion
qui fait tenir ces artisans, même par cette chaleur
étouffante des mois les plus chauds de l’été. Et ce qui
importe est d’accélérer le rythme des dernières retouches
pour arriver au cycle final, celui de l’emballage chez Am
Abdo.
Hala Soliman, l’une des propriétaires de sept de ces
ateliers, fait sa tournée pour vérifier la qualité du
travail. C’est elle qui est chargée de conclure des marchés
auprès de différents instances, ministères, universités,
instituts pour la fabrication des trophées. Un business
rentable qui alimente le marché en récession des artisans. «
Alors, c’est à moi de surveiller le bon déroulement du
travail pour que les clients qui ont confiance en notre
réputation soient satisfaits », dit Hala.
Entente patrons-artisans
Des responsabilités qui exigent qu’elle reste jusqu’à minuit
dans les ateliers, voire qu’elle y passe la nuit. Une femme
dans un milieu masculin. Un état de fait qui gêne beaucoup
ses parents, mais qui, pour Hala, est une affaire close.
« C’est mon métier et les artisans sont ma grande famille.
Ici, ils me protègent, me soutiennent et vice-versa »,
dit-elle. Une solidarité qui semble être la loi dominante à
Khoronfiche et qui semble être leur seule arme de défense
face aux mauvaises conditions de travail et de vie. Hala, la
femme d’affaires, essaye de conclure le plus de contrats
possibles pour capter de nouveaux clients, afin de faire
travailler le plus grand nombre d’artisans. Eux, déploient
leurs efforts pour être à la hauteur de ces commandes. Les
règles sont fixées : celui qui n’a pas d’argent peut tout
simplement emprunter à son voisin, si quelqu’un est malade,
il est spontanément remplacé par un collègue. Et pendant les
moments de repos, tout le monde se rend chez Oum Zaghloul
pour qu’elle leur prépare sa « pizza ». Une sorte de crêpes
populaires que cette femme âgée fait à son idée et dont le
prix varie en fonction du budget de chacun. Un jour, ils la
remboursent, un autre c’est elle qui les invite.
Ainsi va
la vie.
Doaa
Khalifa
May Sélim