L’interprète-compositeur Kamilya
Jubran continue à
chanter en arabe, prolongeant la durée de vie de sa culture
palestinienne. La musicienne vivant à Berne est née en
Galilée, c’est tout le chemin entre ses deux villes qui a
forgé sa personnalité. Elle vient de donner deux concerts au
Caire.
Chanter pour exister
Déchirement, dépaysement, tristesse, amertume ... Sa tenue
sobre ainsi que sa manière de se comporter laissent deviner
les sentiments qui la rongent. Or, elle cherche à les
dissimuler derrière un petit sourire passager qui se dessine
de temps à autre sur ses lèvres. Kamilya Jubran n’est pas
facile à cerner. Toujours vêtue en noir, reflétant une
allure terne, elle semble préférer donner la parole à seule
sa musique. Mais d’où fusent ses impressions ? « Déchirement
? Non ! Ce n’est pas du tout mon cas. J’ai le cœur
palestinien, mais je suis israélienne de naissance. Le
passeport israélien n’est qu’un moyen qui me permet de me
déplacer facilement dans le monde, mais il constitue par
ailleurs un obstacle pour la plupart des voyages au sein du
monde arabe, excepté l’Egypte et la Jordanie », souligne
Kamilya, réfutant toute allusion à ce que l’on appelle « un
état de coexistence ». Les yeux brillants, elle se souvient
de la première fois où elle a quitté son pays à destination
des Etats-Unis pour effectuer une tournée dans plusieurs
villes américaines avec la troupe arabe Sabreen (fondée en
1982). « C’était en 1989, j’ai connu un vrai choc des
civilisations. Pourtant, j’en ai retenu plusieurs leçons.
Par exemple, j’ai appris comment il faut être organisée tout
en s’intéressant aux détails les plus futiles et comment
chanter devant un public assez mélangé, provenant de tous
bords », explique-t-elle. Et de continuer : « Le plus grand
choc de ma vie a été cependant ma première visite en Egypte.
J’ai compris ce que c’était de vivre sa propre vie, ce que
signifie avoir une identité propre, pratiquer sa langue et
savourer sa propre culture ». Evidemment, elle est triste de
ne pas pouvoir « vivre sa propre vie » dans son pays natal,
la Palestine. Kamilya Jubran s’est habituée, tout au long de
son enfance, à voir des parents malheureux. Vivre la nakba
(la catastrophe) de 1948 et la création de l’Etat hébreu qui
jetait, aux portes de ses nouvelles frontières, des milliers
de Palestiniens, n’étaient pas des vérités faciles à
assimiler.
Née à Akka, en Galilée, en 1963, Kamilya a grandi à Rame, au
chevet d’Haïfa, dans une « nouvelle » maison construite par
son père. Bercée par les champs d’oliviers et le soleil,
elle a été surtout nourrie par les mélodies de Abdel-Wahab,
Zakariya Ahmad, Al-Sonbati ... des compositeurs que son
père, luthier et joueur de oud, admire beaucoup. Elle a fait
connaissance, avec son frère aîné Khaled, des cantiques des
messes byzantines de l’église du village sans être éloignés
d’une culture islamique véhiculée par les musiques des pays
voisins tels l’Egypte, la Syrie, la Turquie, l’Iran ... De
même, il y avait toujours les cantilations du Coran dont son
père raffole. Grâce à la radio Sawt Al-Arab (la voix des
Arabes), elle a découvert les chansons engagées de l’Egyptien
Cheikh Imam et des Libanais Marcel Khalifé, Khaled Al-Haber
ou Ahmad Kaabour. « A 15 ans, je posais déjà des questions
sur le pourquoi de la situation dans laquelle on vivait et
le genre de musique que je voulais jouer ». Faire de la
musique n’était donc pas une décision, un choix, mais plutôt
une évidence. Mais que faire si en Israël, il n’y a pas
d’écoles pour étudier la musique arabe ? En effet, le
problème dépassait les frontières d’Israël. « Dans les
années 1980, je ne pouvais aller nulle part pour étudier la
musique orientale. Il nous était interdit d’entrer dans les
pays arabes, en tant qu’Arabes israéliens ». Cela dit, elle
n’a pas eu le choix et était contrainte de faire des études
d’assistance sociale à l’Université hébraïque. La musique
était désormais pour elle comme la cause palestinienne : une
partie inhérente de sa vie.
Installée à Berne depuis 2002, elle avoue avoir le mérite de
juger objectivement les circonstances en Palestine. « Je ne
comprends pas ce qui se passe entre le Hamas et le Fatah.
Tout ce que je peux dire, c’est que l’on a perdu le focus,
le chemin qu’on avait à faire ensemble à cause de certains
groupes œuvrant pour leurs propres intérêts. On est sous une
occupation, l’on continue cependant à commettre des erreurs
aggravant de plus en plus la situation », annonce-t-elle sur
un ton amer. Toutefois, l’on s’interroge comment
parvient-elle à s’adapter dans un environnement très
différent du sien, où même les quelques bribes de sa culture
n’existent plus ? « Berne, c’est ma deuxième ville après la
Galilée. C’est la ville d’inspiration, de contact avec les
gens. Je me sens chez moi à Berne parce que j’y suis arrivée
dans l’intention de vivre en harmonie ». Les sentiments de
dépaysement n’ont-ils pas de place dans son cœur ? « Mais
j’étais aussi étrangère à Jérusalem ! ». La musique semble
être ainsi toujours un abri, une évasion, ou peut-être un
moyen de défoulement.
Arrivée à Berne les bras ouverts à l’expérimentation, elle
avait toujours soif de comprendre des styles différents. Une
raison pour laquelle elle a collaboré à deux projets,
Mahattat (stations) et Wamid (étincelle) avec le Suisse
Werner Hasler, joueur de musique électronique. « La
différence culturelle est très enrichissante. Je ne
comprends pas comment fonctionnent les instruments
électroniques, je n’ai pas cette culture européenne.
J’admire l’acoustique et Hasler m’a permis de pénétrer un
monde un peu lointain, de retrouver des modes d’expression
différents. On se rapproche sans céder à l’essentiel ».
L’essentiel est sans doute de garder chacun sa propre
identité. Hasler lui-même explique dans quelle mesure le
travail avec une artiste arabe qui joue de la musique
orientale peut être fructueux : « Je n’ai pas étudié la
musique arabe, je l’ai apprise de Kamilya. Cela a influencé
ma façon de penser, m’a appris une autre manière de traiter
les gammes et de saisir l’échange avec l’autre sans tomber
dans l’exotisme ». Le public, quant à lui, reçoit
différemment leurs expériences. En Europe comme en Egypte,
il y a ceux qui n’aiment pas ce genre de musique parce qu’il
détruit la pureté de la musique arabe ou parce que ce n’est
pas tout à fait électronique ... Tout dépend de la culture
et du goût. « Et aussi de son âge ! », ajoute Kamilya Jubran,
précisant : « Mon père n’apprécie pas ce genre de musique.
Il m’a dit, une fois que j’ai voulu savoir son opinion,
qu’il n’a pas d’oreilles pour cette musique. Alors que
lorsque je chante Oum Kalsoum, il me dit : Ah ! Ça c’est de
la musique ! ». Regrette-t-elle ? « Ma mère, quant à elle,
se donne l’occasion de poser des questions, de critiquer ».
Il est évidemment difficile d’être issue d’une famille
mélomane ! L’on se pose, d’ailleurs, comment son frère aîné
Khaled Jubran, joueur de luth oriental et de bouzoq et
fondateur du Centre Urmawi pour la musique du Machreq, à
Jérusalem, perçoit-il sa musique ? « Il faut aller lui poser
la question. On partage tous les deux le même fond musical,
mais on adopte des tendances musicales qui sont tout à fait
différentes. A chacun sa façon, ses idées et son chemin »,
explique-t-elle, en soulignant qu’elle apprécie beaucoup
l’idée de compositions pures qu’il a réalisées dans Mazamir.
Kamilya Jubran a résumé son parcours à travers Mahattat
(stations), un projet de 3 phases : l’enfance et l’influence
du répertoire arabe classique, le travail avec la troupe
palestinienne Sabreen qu’elle considère comme une période
introspective où les questions s’accumulaient, et enfin
l’expérimentation où les questions persistent encore. « Avec
Sabreen, les mots étaient symboliques et transparents,
évitant les slogans. On choisissait des mots en rapport avec
les émotions humaines », déclare-t-elle dans la presse. Avec
Warner Hasler, l’expérimentation est un choix sans
condition. Ainsi s’est-elle permise de donner libre cours à
« toute sa folie ». L’engagement, selon elle, ne peut pas
être exclusivement politique. Il est avant tout humain : il
faut être honnête quant à ses choix. Le luth oriental sur
les genoux, sur scène, elle psalmodie des poèmes arabes
selon son cœur, et Hasler, sur le synthétiseur, intervient
pour élaborer une fusion entre l’acoustique et les
échantillons sonores enregistrés.
« Je veux être porteuse d’un message simple : il y a
toujours ce peuple, cette culture, cette histoire que l’on a
tellement voulu éliminer, mais elle est toujours là et elle
le restera ». Mais, est-ce si simple que ça ? « Qu’est-ce
qu’on fait alors ? Il faut croire que la vie continue et que
l’on arrivera à réaliser nos rêves autant que possible ».
Lamiaa Al-Sadaty