Prix .
L’écrivain égyptien Alaa Al-Aswani vient d’obtenir la
prestigieuse distinction littéraire italienne Grinzane
Cavour, pour L’Immeuble Yacoubian. Entretien.
« La littérature ne change pas les choses, c’est plutôt
l’action politique »
Aïcha Abdel-Ghaffar
Turin,
De notre envoyée spéciale,
Al-Ahram
Hebdo : Quelle est pour vous la signification de ce prix ?
Alaa Al-Aswani :
Il s’agit d’un prix prestigieux en Italie, bénéficiant de
plusieurs branches dans plusieurs pays, dont la France. Par
ailleurs, il ne fait aucun doute que ce prix est une porte
d’entrée pour la littérature arabe en Occident.
— L’Immeuble Yacoubian a connu un grand succès ...
— Oui, le roman est traduit en dix-neuf langues. En France,
il a bénéficié d’une traduction excellente, celle de Gilles
Gauthier, et a été distribué à plus de 150 000 exemplaires.
L’immeuble Yacoubian est ma première grande rencontre avec
le public italien ; plus de 70 000 exemplaires ont été
distribués en Italie. Je suis heureux que Chicago sera
traduit par la plus grande maison d’édition italienne
indépendante en Italie, Feltrinelli. Elle sera publiée en
janvier prochain. Au Caire, Chicago vend d’ores et déjà le
double de L’immeuble Yacoubian.
— Comment est née votre vocation d’écrivain ?
— Encore enfant, dès l’âge de onze ans, mon seul rêve était
de devenir écrivain. J’ai étudié la médecine dentaire à
l’Université d’Illinoy, et j’aurais pu vivre à Chicago, mais
j’ai préféré rentrer au Caire pour ma vocation d’écrivain.
Je connais Chicago comme Le Caire, ruelle par ruelle, et
j’ai écrit en fonction de mon expérience humaine à Chicago.
— Quelle relation entretenez-vous avec celui qui est
considéré comme le père de la littérature égyptienne, Naguib
Mahfouz ?
— Je ressens une grande vénération pour cet écrivain qui a
posé les bases du roman arabe moderne et qui a développé ce
roman sur une période de quarante ans. Mahfouz était un ami
de mon père, et j’ai également eu l’occasion de discuter
avec lui trois heures de suite dans un café au bord de la
mer à Glim à Alexandrie, et cela a eu un grand impact sur ma
conception de la littérature. Mahfouz disait qu’il ne serait
pas arrivé à ce qu’il est devenu s’il ne s’était consolidé
depuis le début et s’il n’avait compris que l’écriture est à
la fois un devoir et un acte de délivrance. Devoir à
accomplir sans attendre de retour ; délivrance parce que
l’écriture lui permettait d’oublier tout ce qui l’attristait
dans ce monde. L’écriture l’apaisait et le réconfortait.
Mais je me suis également inspiré de Tewfiq Al-Hakim, Gamal
Al-Ghitani, Bahaa Taher et Alaa Al-Dib, ainsi que Galal
Amin.
— Quel rapport entretenez-vous avec le patrimoine arabe
aussi bien que français ?
— Je suis imprégné de littérature française depuis mon
passage comme élève au Lycée français. Cette littérature m’a
beaucoup influencé ainsi que ses grands classiques, La
Fontaine, Molière, Rousseau, La Bruyère, ainsi que Balzac et
Victor Hugo. Quant à l’époque moderne, c’est Albert Camus
qui m’a le plus marqué. En ce qui concerne la littérature
arabe, j’ai lu le patrimoine littéraire arabe grâce à mon
père. J’ai été influencé par Al-Jahez, et son chef-d’œuvre
Les avares, ainsi que par Abou-Nawwas et Aboul-Farag
Al-Asfahani. J’ai beaucoup apprécié la littérature russe.
J’ai ensuite appris l’espagnol pour lire la littérature
d’Amérique latine. J’apprécie la pensée d’un Garcia Marquez
et sa philosophie quant à l’engagement, notamment pendant
l’expansion du socialisme lorsqu’il a dit que le premier
devoir révolutionnaire de l’écrivain c’est d’écrire un bon
roman. La littérature ne change pas les choses, c’est plutôt
l’action politique qui change les circonstances.
— Comment avez-vous vécu la réception de votre œuvre par les
publics français et italien ?
— La France et l’Italie bénéficient du plus grand nombre de
lecteurs en Europe, et aussi d’une tradition très enracinée
dans la critique littéraire. Cela se manifeste dans le prix
Grinzane Cavour et le prix que j’ai récemment reçu à
Toulouse. Je vous rappelle que nos grands peintres égyptiens
ont appris la peinture dans les ateliers des maîtres
italiens à Alexandrie, et la plupart de nos grands penseurs
ont étudié à Paris comme Tewfiq Al-Hakim, Taha Hussein, Zaki
Moubarak, Réfaa Al-Tahtawi et Mohamad Abdou. Nous ne
commençons donc pas à zéro et nous devons être conscients de
l’impact et de la grandeur culturelle de l’Egypte.
De plus, j’ai une grande admiration pour les écrivains
italiens comme Moravia et Pirandello qui a changé le théâtre
moderne.
— Le jury a particulièrement fait l’éloge de L’Immeuble
Yacoubian, roman qui a fait du lieu un personnage en chair
et en os ...
— J’ai un penchant pour le roman qui donne toute son
importance au lieu. C’est pour cela que j’admire l’écrivain
yougoslave Ivon Drich, et Laurence Durell pour son Quatuor
d’Alexandrie. Le temps joue indubitablement un rôle
important dans le roman parce que l’histoire humaine est
étendue et la capacité de l’écrivain consiste à découvrir
les sensations et sentiments de l’homme en général .