Y a-t-il un pilote ?

Anas Fawzi

Homme d’affaires francophone

C’est en riant devant un film que m’est venue l’idée du présent article. Dans nos sociétés énormes par la taille et la complexité, nombre d’activités ne sont permises qu’après l’obtention d’une autorisation : permis de conduire, permis de chasse, permis de séjour, de port d’armes ... La plupart de ces permis ont trait à des activités qui, non contrôlées, peuvent se révéler dangereuses. Or, force est de constater que pour la plus dangereuse de toutes, celle qui est porteuse des dommages les plus importants, je veux dire le fait de gouverner des sociétés, il n’existe pas de permis pour diriger une société autre que les élections.

L’idée de départ de nos démocraties parlementaires modernes remonte à l’idée du « Contrat social » développée par Jean-Jacques Rousseau au XVIIIe siècle. C’est une idée en apparence simple : le sens premier du mot démocratie est l’exercice direct du pouvoir par le peuple. Or, ce concept déjà difficilement appliqué à Athènes, cité de 10 000 citoyens, est totalement impraticable dans des sociétés à la taille incomparablement supérieure.

Jean-Jacques Rousseau proposa donc que le peuple renonce à ce pouvoir direct et le délègue à des représentants chargés de faire régner la paix civile (comme Hobbes, Rousseau pensait que l’absence d’Etat aboutissait à la guerre de tous contre tous). Naturellement, Rousseau insista sur le contrôle permanent de ces élus (c’est-à-dire choisis) par le peuple. C’était une forme de permis de diriger.

Nos Etats démocratiques reposent sur ce principe de la représentation (le principe oligarchique). L’histoire des démocraties montre que la lutte idéologique entre des visions différentes de la société est le moteur de ces démocraties et c’est pourtant là que le bât blesse.

Si le législateur (l’Assemblée nationale) énonce des principes généraux rassemblés dans une Constitution et dans un corps des lois, la complexité des systèmes ainsi créés a abouti d’une part à la création de spécialistes seuls capables de s’y retrouver et à une professionnalisation des hommes politiques. Toute révolution politique semble être vouée à céder la place au temps des scribes et des hommes politiques manipulateurs quand, dans le meilleur des cas, elle parvient à éviter la dictature.

La raison en est qu’une vision globale et idéologique ne suffit plus à maîtriser la situation. Il manque à nos démocraties un meilleur contact avec les aspirations des peuples et une meilleure réactivité.

Les circuits traditionnels sont la fonction publique chargée de garantir l’impartialité de l’Etat, des partis politiques et des syndicats. C’est sur ces trois points que devrait se juger la capacité des hommes politiques à diriger un Etat.

La fonction publique dans ses sphères supérieures, partout, tend à se transformer en une bureaucratie dont la principale fonction est de se reproduire et de se protéger de la loi commune. Pourtant nul homme politique ne semble pouvoir mettre fin à cet état de choses. Car d’une part, les hommes politiques ont besoin de spécialistes connaissant le système, d’autre part, comme ils sont surtout préoccupés de poursuivre sans accroc une carrière qui assure leurs revenus, ils deviennent dépendants de hauts fonctionnaires pour l’élaboration concrète des projets pour lesquels ils ont été élus. Ce système fonctionne mal pour une raison évidente : l’homme politique veut des résultats pour son électorat et le haut fonctionnaire veut sauvegarder sa carrière voire la faire progresser. Le premier n’écoute que ce qu’il a envie d’entendre et le second produit des rapports allant dans le sens de ce qu’il suppose que le destinataire veut entendre ! Le peuple souverain est si loin qu’on ne l’entend plus.

Dans les partis politiques, c’est encore pire car le cercle est restreint : les sondages d’opinion donnent une sorte de légitimité qui biaise tout débat puisque chacun guette le faux pas de l’autre pour accéder à de plus hautes fonctions et va dans le sens de l’opinion du moment. La campagne électorale française en a donné un exemple parfait : une policière a été violée en se rendant chez elle, naturellement grand émoi dans les médias. La candidate socialiste a immédiatement proposé de faire raccompagner chez elles les policières par des collègues masculins ! Que cette femme politique d’envergure nationale qui n’a pas saisi l’absurdité voire le machisme d’une telle proposition donne la mesure de la pression qui s’exerce en permanence sur le personnel politique. La bataille idéologique est devenue une bataille d’idées, une bataille de slogans commerciaux.

Enfin, il y a les syndicats,  invention louable qui a beaucoup fait pour l’amélioration du statut social des travailleurs. Ceux-ci sont devenus eux aussi les victimes de leur professionnalisation — tractations, marchandages, liens avec tel ou tel parti politique — sous prétexte d’obtenir des avantages pour son syndicat, on oublie l’éthique et la solidarité. Les syndicats américains en offrent le parfait exemple même si l’on veut oublier les liens douteux que de puissants syndicats entretiennent avec les hommes politiques ou la mafia.

Les Grecs avaient leur solution : les élus ne recevaient aucun salaire et étaient révocables à tout moment.

Aucune de ces deux solutions n’est praticable aujourd’hui : on a trop vu ce que les hommes d’Etat, venus du système privé pétrolier pour ne citer personne, sont capables de produire comme dégâts et la révocation par un tribunal « populaire » est la marque des dictatures.

De Jean-Jacques Rousseau on a oublié simplement que son édifice reposait sur la « conscience », un instinct venu de Dieu permettant à l’homme raisonnable de distinguer le bien du mal. C’est l’exercice vertueux de la raison qui devait soutenir l’édifice.

On doit raisonnablement penser qu’aujourd’hui l’homme vertueux c’est l’homme indépendant, indépendant des partis politiques, de la fonction publique et des syndicats. Mesurer le degré d’indépendance de manière objective fait partie du domaine des choses immédiatement possibles et devrait donner au citoyen les moyens objectifs de confirmer que ce permis de diriger est accordé ou non par le vote, ce permis peut même comporter un certain nombre de points dont le retrait rapprocherait le détenteur de l’interdiction de gouverner.

Y a-t-il un pilote dans nos sociétés ? Il est indispensable et urgent de pouvoir répondre positivement et rapidement à cette question car un avion sans pilote ne nous fait rire qu’au cinéma.