Un musée ou un garage ?
Mohamed Salmawy
Je
dois attirer l’attention du ministère de la Culture sur des
réalités flagrantes qui ne sont pas dignes d’un pays comme
l’Egypte, ni de son histoire et sa civilisation plusieurs
fois millénaire.
Al-Amiriya, première imprimerie au Moyen-Orient, construite
sous Mohamad Ali, a subi un grignotage continu tout au long
des années. J’ai la carte de l’imprimerie montrant sa
superficie initiale qui n’est guère en conformité avec ce
qui reste d’elle aujourd’hui. Où est donc passée la valeur
de cet édifice historique de grande importance ? Il semble
qu’une grande partie a disparu sous ces tours gigantesques
qui ont été construites ces dernières années sur la Corniche
de Boulaq. Mais on n’a pas besoin de savoir en détails qui a
permis la vente des portions de terres sur lesquelles était
établie l’imprimerie.
La deuxième réalité choquante est que la plus grande partie
de la superficie de l’imprimerie qui a vu naître le premier
journal égyptien, Al-Waqaië Al-Masriya, en langue arabe,
s’est transformée en un terrain vague qui a été loué à l’une
des compagnies touristiques, qui l’a transformé en un
parking pour ses bus de tourisme.
La troisième réalité est que cette imprimerie dépend
actuellement du ministère de l’Industrie, qui l’a considérée
tout au long des 40 dernières années non pas comme un
monument historique, mais comme une « usine » pour
l’imprimerie. Elle a alors remplacé ses machines historiques
par de nouvelles et son siège fut transféré à Imbaba dans un
bâtiment plus moderne.
L’ancien
siège s’est transformé en un garage humiliant notre
histoire. Et donc pour des objectifs purement lucratifs, cet
édifice pourrait être vendu après que les prix ont grimpé
dans cette région à la suite de la construction des tours de
Cairo Plaza, le World Trade Center et autres.
La carte dont je parle fait vraiment de la peine à tous ceux
qui l’ont consultée et tenté de la comparer avec l’état
actuel des lieux. Cette énorme superficie sur laquelle a été
édifiée l’imprimerie aurait pu devenir un centre de
rayonnement culturel sans pareil dans cet endroit privé de
tout établissement culturel ou de musées.
Quant aux anciennes machines d’impression qui sont de vraies
chefs-d’œuvre, elles ont été transférées au nouveau bâtiment
qui se situe à Imbaba. Dans ce nouveau bâtiment, le journal
officiel est imprimé, outre les livres et les publications
du ministère de l’Education et de certains autres organismes
publics. D’ailleurs, cette imprimerie devrait être
prochainement transférée à la cité du 6 Octobre sur une
superficie de 100 000 m2.
Quant à la pièce où ont été transférées certaines affaires
de l’ancienne imprimerie, elle est appelée, dans l’édifice
de l’organisme à Imbaba, la pièce du musée. La décision de
son établissement remonte à 1969 et elle a été inaugurée en
1973. Bien qu’elle ait été appelée « musée », il n’en
demeure pas moins qu’elle est une simple pièce de souvenirs
contenant certaines anciennes affaires, dont une plaque en
marbre verte sur laquelle est inscrit en turc et en lettres
dorées la date de construction de l’imprimerie de Boulaq
Misr Al-Mahroussa, en 1820.
Ce qui est étrange, c’est que le khédive Saïd a fait don de
l’imprimerie construite par Mohamad Ali à Abdel-Rahmane bey
Rouchdy en 1862. Mais le khédive Ismaïl l’a rachetée à
nouveau en 1880, redevenant une propriété de l’Etat. A cette
date, il a élargi la superficie de l’imprimerie et l’a
modernisée. Une nouvelle plaque en marbre bleue, avec des
lettres dorées, a été posée. Celle-ci a été également
transférée dans la pièce du musée à l’intérieur du bâtiment
d’Imbaba.
Mais voilà que l’imprimerie Al-Amiriya de Boulaq a été
perdue de nouveau, pas en l’offrant à l’un des beys, mais en
transformant ce qui en reste en un garage de stationnement
pour les bus d’une compagnie de tourisme.
La raison dit que l’imprimerie Al-Amiriya doit se
transformer en un musée dont la propriété sera celle du
ministère de la Culture et que cet odieux garage qui est une
insulte adressée à notre civilisation et notre culture soit
supprimé.
La pièce qui a été transformée en un musée par l’organisme
de l’imprimerie Al-Amiriya sans que personne ne le lui
demande est une initiative louable. Mais ceci n’est pas du
ressort du ministère de l’Industrie ni de ses organismes. Le
musée n’est pas une simple pièce, mais c’est une science à
part entière appelée la muséologie qui est enseignée à
l’étranger. Il suffit de voir la maquette du nouveau musée
égyptien des antiquités ou le musée de la Nubie pour s’en
rendre compte.
Nous adressons tous nos remerciements à l’organisme de
l’imprimerie Al-Amiriya pour avoir sauvegardé les pièces
dans la chambre appelée musée, au bâtiment d’Imbaba. Mais l’Etat
a un autre ministère, celui de la Culture, spécialisé dans
les musées, capable de récupérer les plaques pour les placer
dans leurs emplacements originaux dans le bâtiment de
l’imprimerie sur la corniche de Boulaq. Il s’agirait
également de transformer ce qui reste de cet édifice
historique en un centre d’attraction culturelle important.
Non seulement en le transformant en un musée, mais peut-être
également en le ressuscitant pour qu’il devienne par exemple
une foire permanente du livre, ou un lieu dans lequel se
tiendraient la Foire internationale du livre du Caire et la
Foire internationale du livre pour enfants. En même temps,
le fait de reconstruire l’imprimerie sur son style ancien
n’est pas chose compliquée, d’autant plus que les anciens
designs existent toujours. Ce bâtiment peut être le lieu
d’une activité culturelle intensive tout au long de l’année
à travers la tenue de conférences et de colloques sur l’art
de l’impression, l’écriture et la publication.
Le musée d’Imbaba renferme quelques documents historiques
importants, dont le premier numéro d’Al-Waqaië Al-Masriya,
publié le 3 décembre 1828 dans les deux langues arabe et
turque. C’est d’ailleurs dans ces deux langues qu’était
publié Al-Waqaië Al-Masriya avant qu’il ne devienne le
journal officiel, tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Al-Waqaië Al-Masriya fut ainsi le premier journal publié en
Egypte en langue arabe, après les publications de Bonaparte
en langue française, raison pour laquelle l’imprimerie
Al-Amiriya est considérée comme la première institution
journalistique au Moyen-Orient.
D’aucuns peuvent ignorer que Réfaa Rafie Al-Tahtawi avait
assumé la responsabilité de la traduction de la presse
étrangère dans le journal et a pris en charge également le
choix des informations à publier. En d’autres termes, il
s’occupait du premier service chargé de l’actualité
internationale dans la presse égyptienne. Il a également
forgé un nouveau style de mise en page. Ainsi, à l’époque de
Tahtawi, Al-Waqaië Al-Masriya a commencé à s’égyptianiser et
n’était plus publié en langue turque. L’imam Mohamad Abdou,
quant à lui, a été le rédacteur en chef du journal en 1880
et jusqu’à son emprisonnement en 1882. A cette époque,
l’adjoint au rédacteur en chef n’était autre que le jeune
égyptien connu pour son fervent patriostisme et son
éloquence, Saad Zaghloul.
Tout ceci ne mérite-t-il pas d’être mémorisé dans un musée
relatant notre histoire de la presse, mais également notre
histoire nationale ? En fin de compte, une simple décision
remettrait les choses dans leur ordre : le rattachement de
l’imprimerie de Boulaq, qui fêtera bientôt ses 200 ans, au
ministère de la Culture et la suppression du garage. Cette
imprimerie doit être considérée comme un monument historique
de grande importance. Elle renaîtrait ainsi de ses cendres
et deviendrait un centre d’attraction culturelle éternisant
un important chapitre de l’histoire nationale de ce pays.