Alexandrie . Au fil des
ans, la capitale du cosmopolitisme n’a cessé de se transformer. Elle a cédé
beaucoup de son charme et face à la montée du conservatisme religieux, ses
anciens habitants n’ont d’autre choix que vivre dans la nostalgie.
Au grand désespoir d'Alexandrie
C’est
par une nuit de l’année 331 av. J.-C. que l’idée lui vint. Alexandre le Grand
voulait construire une ville qui porterait son nom. Il rêve d’Homère qui lui
parle de cette île. Au réveil, il part la voir et commence à tracer ses
contours. Son nom indique sa singularité. Destinée à devenir une capitale, elle
fut le premier port d’Egypte. Avec sa fameuse Bibliothèque, elle devient l’un
des plus grands foyers culturels de la Méditerranée. Elle a toujours été une
ville mythique, longtemps qualifiée de la capitale du cosmopolitisme. Mais au
fil des ans, elle n’a cessé de se transformer. Sa structure et sa vie sociale
ont entièrement changé même si le souvenir de la grande et belle époque reste
présent dans les rues et gravé à jamais dans les mémoires.
Un
papier récemment publié par l’agence Associated Press tente d’expliquer comment
cette ville a connu des grandeurs et des décadences successives, des
changements très forts qui ont effacé toutes les traces de la ville
d’Alexandre. « Alexandrie a divorcé avec ses traditions libérales et son style
de vie émancipé pour adopter un conservatisme religieux. C’est le cas de toute
l’Egypte, mais vu le passé glorieux de la cité méditerranéenne, il n’y a aucun
autre endroit où le changement peut être aussi flagrant. Les femmes ne portent
plus de maillot de bain, les plages de la ville sont devenues populaires,
celles qui veulent se baigner se protègent de l’obscurité de la nuit et se
dissimulent derrière leurs galabiyas ... », explique le rapport.
Au
bord de la Méditerranée, sur un immense front de mer, cette ville de 6 millions
d’habitants ne peut que vous marquer. Difficile de découvrir les traces de la
cité cosmopolite remplacées par ce visage d’une ville défigurée par l’exode
rural et les origines de ses nouveaux habitants.
En se
baladant sur sa corniche et ses petites ruelles, on a l’impression de visiter
une simple station balnéaire destinée à la classe populaire. Plages, cafés,
magasins, appartements et même vendeurs ambulants, tout est au service de ces
estivants au budget modeste. Prix modérés, plages publiques, la ville vit
pendant les mois d’été sa saison prospère. Embouteillages, bruit, chaos, le
lustre de la belle époque s’est éteint.
Cette
ville était caractérisée par un étonnant mélange de races, de communautés,
d’identités, de langues et de cultures. Un espace qui accueillait arméniens,
juifs, Libanais, Maltais, Français, Anglais, Grecs, Italiens et même
Maghrébins. « Au début de l’ère nassérienne, elle a commencé à se défaire de
son cosmopolitisme, de sa méditerranéité, pour devenir une ville purement
égyptienne. Elle a dû renoncer à sa culture et ses aspirations, à son lustre et
son exception », regrette Milad Hanna, urbaniste.
Ce
vieil expert confie avoir vécu les plus belles années de sa vie dans cette
ville quand il était encore étudiant en génie civil à l’Université
d’Alexandrie. « Dans les années 1940 et 50, j’avais l’habitude de prendre le
tramway pour me déplacer d’un quartier à l’autre. Tout le long des stations de
la ligne d’Al-Raml, j’écoutais un mélange de langues, je croisais des visages
de toutes les cultures, cet amalgame et cette découverte de l’autre étaient un
plaisir en soi », se rappelle-t-il.
C’est
cette image nostalgique de la ville qu’il garde toujours dans sa mémoire. Mais,
il faut l’avouer, elle n’est qu’illusoire. Alexandrie a tout cédé : ce qui
faisait son charme et ce qui constituait sa particularité.
Arrivé
sur place, on est frappé par ce bouleversement qui a secoué la ville. La
nostalgie imprègne tout. Vieilles et majestueuses bâtisses, tramway, rues,
dialogues quotidiens. Ceux qui ont connu les années de gloire de la ville ne
peuvent pas échapper à ce sentiment douloureux. « Regardez comment elle est
devenue. Les plages sont presque effacées vu l’invasion des estivants venus des
provinces et des villages voisins. Ces plages ont vu la naissance des plus
belles histoires d’amour. Les films en noir et blanc peuvent vous donner une
idée de l’état de la ville au début du siècle dernier. Aujourd’hui, les
estivants ayant les moyens l’ont désertée et sont partis à la Côte-Nord pour
être à l’aise. Une femme habillée en maillot de bain oserait-elle approcher la
plage en présence de ces estivants ? », s’indigne Choukri, vendeur d’objets
antiques.
Dans
son quartier de Loran, tout a changé. Il confie avoir des souvenirs dans chaque
coin. Mais, il ne retrouve plus les mêmes endroits ni les mêmes personnes. Un
sentiment que Youssef Chahine a exprimé dans sa série de films sur la ville et
qui ont tous été prisonniers de cette même nostalgie.
En
effet, pendant les cinq dernières décennies, Alexandrie a été submergée par des
vagues d’exode rural. Ces nouveaux habitants venus surtout de la Haute-Egypte
et des provinces « lui ont arraché son âme. Ces occupants n’ont rien de commun
avec l’élite qui habitait la ville et pour qui elle était conçue. Ce décalage a
fait de la ville une société de ruraux. Aujourd’hui, le contraste est flagrant
: des villageois ont habité une cité européenne sans être saisis de sa culture.
Juste comme si une famille populaire avait habité un palais qui a toujours
appartenu à un pacha », ironise Hanna.
Une image devenue mirage
Pire :
Alexandrie est aujourd’hui une ville d’habitat informel. Ses bâtiments
victoriens, italiens, français et grecs, ses larges avenues et ses places
haussmaniennes, ses anciennes villas de luxe et ses palais sont presque
invisibles face à la construction croissante d’immeubles multi-étages et sans
aucun goût. Les restaurants de fast-food ont remplacé ses anciens bars, cafés
et cinémas. Un changement très fort de langues, de coutumes et surtout de
population. « Le cœur de la ville, entre la station d’Al-Raml et la place Saad
Zaghloul, n’a été que peu touché », indique Choukri.
Seule
différence : les habitants. Les Alexandrins ont perdu leur attachement à la
Méditerranée pour adopter des modes de vie de plus en plus conservateurs. «
Dans la plupart des circonscriptions, les candidats des Frères musulmans
remportent largement la plupart des sièges », indique le papier de l’Associated
Press. Islam Abdel-Hamid, responsable de la coordination entre les membres des
Frères musulmans à Alexandrie, le dit avec fierté : « Nous travaillons de près
avec l’homme de la rue. Dans tous les quartiers, nous ne ratons aucune occasion
pour prouver aux gens que nous les soutenons. Et la preuve : au cours des
dernières législatives, 9 membres des Frères musulmans ont présenté leurs
candidatures et 8 d’entre eux ont occupé des sièges. C’était une victoire sans
précédent dans l’histoire de notre mouvement ».
L’article
de l’Associated Press raconte l’histoire d’une jeune Alexandrine qui fait des
études de restauration et qui, en rentrant dans le musée d’antiquités, décide
de couvrir d’un tissu, de la tête aux pieds, la statue nue de la déesse grecque
de la beauté, Aphrodite. L’étudiante alexandrine et la déesse de la beauté ne
font que révéler les deux visages antagonistes d’Alexandrie.
Aujourd’hui,
l’islamisme ne cesse de gagner du terrain dans la ville. Dans le quartier
populaire de Moharram Bey, les graffitis ornant les murs révèlent la tendance
conservatrice de ses habitants. « La prière est le fondement de votre foi », «
Celui qui boit de l’alcool est un mécréant », « Je remercie Dieu parce qu’il
m’a montré le chemin et m’a guidée pour porter le voile ». C’est ce même
quartier qui a vécu en octobre 2005 des affrontements interconfessionnels
causant la mort d’un copte et la destruction de dizaines de boutiques.
Hadir
est une habitante du quartier chic de Zizinia. Cette jeune femme qui a épousé
un jeune Alexandrin du quartier de Loran a toujours vécu en ghetto. « Ces
quartiers de l’élite fermés sur eux-mêmes ont tout fait pour garder leur
élégance et leur structure démographique ». Hadir admire les travaux
esthétiques effectués dans sa ville. « Les façades sont repeintes, les statues
sont restaurées et décorent les places, les travaux de collecte d’ordures se
poursuivent, etc. ». Pourtant, Hadir s’adapte difficilement aux bouleversements
sociaux qui ont secoué sa ville.
Gisèle
Boulad, écrivaine alexandrine, qualifie sa ville de « pauvre ». « Il n’y a plus
ce raffinement d’autrefois ni cette joie de vivre ; l’aspect cosmopolite n’est
plus visible. Cette communauté avait son influence sur la culture des
Alexandrins. Autrefois, on ne savait même pas qui était musulman, chrétien ou
juif. En nous baladant dans la rue Fouad, des musiques italienne et française
provenaient des balcons. Aujourd’hui, la classe populaire submerge et le
cosmopolitisme ne se fait plus remarquer ».
Pourtant,
Boulad continue à rêver. Elle considère qu’il y a quand même des tentatives
pour que la ville revive sa gloire d’antan. « Il y a du progrès et la culture
s’épanouit de nouveau. La Bibliothèque d’Alexandrie déploie de gros efforts.
Les expositions et les conférences se succèdent. Ce qui peut contribuer à créer
une élite nouvelle ».
La
renaissance de la Bibliothèque d’Alexandrie avait pour but de redonner un
souffle au tourisme culturel, un moyen de faire revivre la gloire de la ville.
Pour
Milad Hanna, Alexandrie gardera, malgré toutes ces mutations, son cachet
particulier. « La mer qui l’entoure, le regard sur l’autre rive et sur d’autres
horizons sans fin confèrent à ses habitants un esprit plus épanoui, plus
tolérant et plus ouvert au dialogue », conclut-il.
Amira Doss