Toujours
dans le cadre de la célébration d’« Alger capitale de la
culture arabe », l’Hebdo publie un extrait du dernier roman
de Chawki Amari
(Barzakh, 2007). Un texte où l’univers du Sahara fait
écho — non sans humour — aux questionnements traversant
l’histoire algérienne.
Le faiseur de trous
— Rtwstrour ! Rftrqriwnrdr !
Le soleil. Dur, constant, cruel et têtu. il est deux heures
d’une après-midi aussi ensommeillée que les autres dans le
Mouydir : Vaste ensemble rocheux qui délimite la frontière
nord du Hoggar. Un autre désert. Pierres sombres et relief
très accidenté, vallées encaissées et oueds furieux quand
ils sont là.
C’est la grande route de Tamanrasset, avec son goudron
troué, déchiqueté, qui se traîne péniblement sur 700
kilomètres. Un ensemble interminable de trous et de nids de
poule collés les uns aux autres comme dans un poulailler et
qui rendent le trajet très fatigant.
— Rtwsrtrour !
Une suite de jurons incompréhensibles. C’est du tamacheq, la
langue des Touareg Imuhags avec ses nombreux « r » clairs et
caractéristiques, qui ne sont pas roulés et sont communs à
la plupart des langues sahariennes et subsahariennes.
— Rftrqriwnrdr !
Afalawas est en colère. Une roue est foutue. Pas seulement
le pneu, mais toute la roue. Sa Toyota vient de tomber dans
un énorme trou. Afalawas est très énervé ; pourtant, en
tamacheq, son prénom signifie « le souriant ». Mais là, il
n’a pas du tout envie de rire. Un imbécile a creusé un
énorme trou. Ca se voit, c’est un homme qui a fait ça et pas
les intempéries ou les gros camions qui cassent tout en
passant. Un trou ici ? Afalawas voulait éviter le goudron
troué justement et, comme tous les habitués, a contourné la
route, prenant des chemins parallèles à quelques mètres de
la route officielle. La Toyota est tombée dans un trou non
prévu par la wilaya. Une Toyota presque neuve, bien qu’elle
ait cinq ans. Mais en temps saharien, c’est neuf.
— Hassi Khenig est à quelques dizaines de kilomètres.
Peut-être trouver un réparateur ?
C’est Moussa qui a parlé, calmement, sa pelle à la main.
Avec Aïssa, ils sont cantonniers, réparateurs de routes pour
le compte de la wilaya de Tamanrasset. Nonchalants
travailleurs, ils étaient là, debout à évaluer les
réparations du goudron de la Nationale quand ils ont vu
Afalawas tomber dans un trou.
— Un trou en dehors de la route n’est pas dans nos
attributions, ont pensé en substance Aïssa et Moussa.
Mais il ne faut pas le dire à Afalawas, il est déjà assez
énervé comme ça.
— Si la route était bonne, on ne serait pas obligés de
dévier et de tomber dans ces trous, a marmonné Afalawas
comme s’il avait entendu.
Afalawas est Targui. De Tazrouk exactement au nord-est du
Hoggar.
Tazrouk, qui avec ses 2 000 mètres d’altitude a la
particularité d’être le village le plus haut d’Algérie. Tout
comme Afalawas, avec son mètre 70, a la particularité d’être
à 26 ans, le Targui le plus petit de son village, les
Touareg étant généralement grands, particulièrement à
Tazrouk. Moussa et Aïssa sont plus grands mais ne sont pas
Touareg.
S’ils viennent d’Illizi, tout à l’est, autre région targuie,
ils sont un mélange de tout et de rien. Des habitants du
désert aussi mais résultats de nombreux mixages
transsahariens. Afalawas est dans son pays, ici dans le
Mouydir. Targui au pays des Touareg. Il a le droit de
s’énerver. Contre l’Etat qui est partout mais qui semble
être contre tout.
— Que fait la wilaya ?! Vous êtes censés réparer les routes
! Y en a marre de cette route cassée ! Qui va payer les
réparations de ma voiture ?!
— On fait ce qu’on peut, a lentement répondu Aïssa,
désignant leur camion bleu de la wilaya garé au bord de la
route. Mais la route est longue …
— … et les budgets très courts, poursuit Moussa.
— On te dépose à Hassi Khenig ? Demande Aïssa, conciliant.
Afalawas n’a pas d’autre solution. Il se frotte le visage
sous son chèche orange.
— Et mes affaires ?
— Afalawas allait vers In Salah. Dans la benne de son
pick-up, un lot de matériel, qu’il allait vendre. Des
espèces de panneaux bizarres, du verre, assortis d’un
câblage compliqué et de tout un ensemble de pièces étranges.
— On les prend avec nous.
Une heure pour transborder la cargaison d’Afalawas. Mais
Moussa et Aïssa sont serviables. Ce sont surtout des
rigolos.
— Tu connais la blague du camion qui transportait des tours
?, demande Moussa à Aïssa en chargeant une poignée de
câbles.
— Non, répond ce dernier, connaissant pourtant parfaitement
l’histoire.
— Et bien un des trous est tombé du camion en roulant.
— Et alors ?
— Alors quand il a vu ça, le conducteur s’est arrêté et a
fait marche arrière.
— Et alors ?
— Alors il est tombé dedans. Dans son trou.
Aïssa part d’un rire très aigu et contagieux, découvrant une
rangée impressionnante de dents couleur de sable. Afalawas a
failli retrouver le sourire. Presque.
— Et en plus il fait chaud, se contente-t-il de dire.
C’est vrai qu’il fait chaud, Afalawas n’exagère pas, bien
qu’exagérer soit un grand sport targui. On a beau dire que
les Sahariens sont habitués à la chaleur, que cette chaleur
est sèche donc supportable, mais quand il fait chaud il fait
chaud. Pour tout le monde. Les trois hommes ont essuyé leur
sueur avec leurs chèches respectifs, posés différemment sur
leurs têtes comme autant de signes d’appartenance. Sont
montés tous les trois à l’avant du camion bleu. Moussa a
démarré, direction Hassi Khenig.
— Mais qui creuse des trous pendant qu’on les répare ? S’est
demandé Moussa à voix haute en regardant dans son
rétroviseur .