Métro. Pour lancer
les travaux de la troisième ligne, le gouvernement a décidé d’exproprier les
commerçants de la place Abbassiya, au Caire. Ces derniers protestent et
dénoncent le « montant insuffisant des dédommagements ».
Victimes de l’intérêt public
La
place Abbassiya au Caire, connue pour son effervescence, est méconnaissable. Depuis
quelques jours, l’animation habituelle a laissé la place à un calme plat. Devant
la station d’autobus, où se trouve une rangée de magasins et de kiosques,
l’ambiance est plutôt morose. Le gouvernement a décidé, en effet, d’exproprier
les commerçants du quartier pour débuter les travaux de la troisième ligne du
métro souterrain du Caire entre Ataba et Abbassiya et qui traverse la place. La
ligne coûtera 3,6 milliards de L.E. et les travaux seront achevés dans 48 mois.
Commerçants et employés sont livrés à l’abattement. « Je travaille ici depuis
plus de 50 ans, j’ai hérité de mon père le métier de calligraphe ainsi que ce
kiosque, qui me permet de gagner ma vie. Je ne sais pas ce que je vais faire.
Je ne connais pas d’endroit où je peux recommencer. Ce sera très difficile »,
se plaint Bahgat Abdel-Guélil, qui fait des calligraphies de noms et d’adresses
sur des plaques métalliques.
La
place Abbassiya est connue depuis longtemps pour ses ateliers de calligraphies
sur plaques métalliques. Ces petits kiosques dispersés sur la place accueillent
une multitude de clients. « Il n’y a dans tout Le Caire que deux endroits où ce
métier est pratiqué : Abbassiya et la rue Mohamad Ali, au centre-ville. Tous
nos clients vont se rendre à la rue Mohamad Ali. Notre avenir est menacé. Même
si l’on trouve des ateliers dans d’autres endroits, personne ne viendra nous
voir. Je ne sais pas comment je vais faire pour assumer les dépenses de mes 5 enfants
qui sont à l’école. Je ne sais rien faire d’autre », explique Mohamad
Abdel-Qader, calligraphe. Outre la calligraphie, la place Abbassiya est connue
pour une multitude d’autres activités. On y trouve de nombreux commerces :
petites librairies et papeteries, cafés et restaurants. Ces commerces
marchaient très bien étant proches de l’Université de Aïn-Chams et de la grande
station d’autobus de Abbassiya. « En apprenant qu’il allait être exproprié, mon
père a eu une attaque cérébrale et mon oncle a été paralysé. Ils géraient une
librairie dont les revenus permettaient d’assumer les dépenses de trois
familles, celle de mon père, celle de mon oncle qui travaillait avec nous et
enfin celle de ma famille à moi composée de mon épouse et de mes deux enfants. Comment
allons-nous survivre ? C’est de l’injustice », assure Achraf Ali qui travaille
depuis qu’il a quitté l’école dans la librairie de son père.
Le
gouvernement a annoncé que les indemnités versées aux commerçants seront basées
sur le prix du mètre carré du terrain. Ainsi, chaque propriétaire recevra
3 200
L.E. par mètre carré et chaque ancien locataire 2 000 L.E. Or, ces sommes ne
suffisent pas selon les commerçants et les artisans, surtout que la plupart des
magasins ont une petite superficie et constituent souvent un héritage partagé
par plusieurs personnes. « Nous sommes trois : mon frère, mon cousin et moi, à
partager cette librairie qui fonctionne en raison de sa proximité de
l’Université de Aïn-Chams. En faisant le calcul, nous avons trouvé que nous ne
percevrions chacun que 5 000 L.E. après l’expropriation, car le local de la
librairie est très petit. C’est une somme très modeste qui ne nous permet pas
d’acheter un magasin. La seule solution pour nous est de travailler comme
marchands ambulants. Aujourd’hui, nous sommes des propriétaires et des gens
respectés, mais nous allons devenir des marchands ambulants soumis aux
harcèlements des services municipaux », se lamente Aymane, un jeune homme
copropriétaire d’une librairie. Il ajoute que le montant de l’indemnisation ne
doit pas être calculé selon le prix du mètre carré mais en prenant en
considération les dommages terribles que les commerçants vont subir en perdant
leurs clients, et la difficulté de trouver d’autres lieux propices à l’exercice
de la même activité.
«
Avant la décision d’expropriation, quelqu’un m’a proposé 150 000 L.E. pour
l’achat de la librairie et j’ai refusé de vendre », assure Aymane.
Mourir ici
Les
commerçants de la place Abbassiya se mobilisent. Ils demandent au gouvernement
de leur fournir d’autres lieux pour s’installer, à la place des indemnisations
financières. « J’ai demandé aux autorités de me fournir un autre kiosque au
Caire, mais les responsables m’ont dit que le gouvernorat a suspendu les
licences fournies pour l’établissement de kiosques. Je peux acheter un kiosque
avec licence dans la région d’Al-Nahda mais c’est très loin du centre-ville et
aussi de mon domicile », explique Mohamad Attiya, propriétaire d’un kiosque.
Si ces
commerçants sont sur le point de perdre leurs magasins, d’autres personnes vont
perdre leurs maisons. Et les autorités ont coupé l’eau et l’électricité pour
les contraindre à partir. Tous les habitants sont partis sauf Hagga Sayeda, qui
reste terrée chez elle. « Où est-ce que je vais aller avec mes trois enfants ? Je
sais que ce projet est important mais je ne veux pas d’argent, je veux une
autre maison sinon je vais rester et mourir ici », assure-t-elle.
Face
au mécontentement des habitants, le gouvernement affirme que les indemnités
versées aux habitants sont conformes à la valeur des unités expropriées. « Nous
examinons la possibilité de verser 20 000 L.E. supplémentaires aux
propriétaires des magasins qui bénéficient d’un emplacement privilégié »,
déclare Hamdi Salem, président du quartier de Wayli dont relève la place
Abbassiya. Il ajoute qu’au total, 22,5 millions de L.E. seront versées aux
habitants à titre de dédommagement.
Les
propriétaires, eux, ne sont pas disposés à baisser les bras. Ils viennent
d’engager un procès contre l’Organisme du métro souterrain du Caire pour
réclamer l’arrêt de la décision d’expropriation. Leur chance d’obtenir gain de
cause est très mince. Ce sont les victimes de l’intérêt public .