Agriculteurs. L’initiative
gouvernementale lancée il y a 3 mois pour réduire leurs dettes auprès de la
Banque du développement et du crédit agricole reste largement perfectible.
Une solvabilité tant rêvée
Un
drame vient de jeter plus de doutes encore sur l’efficacité de l’initiative
engagée il y a 3 mois par Gamal Moubarak, secrétaire général du Parti National
Démocrate (PND, au pouvoir), afin de résoudre le problème chronique des
agriculteurs insolvables. Quelques semaines après le lancement de l’initiative,
un paysan s’est en effet suicidé après que le directeur de la Banque du
développement et du crédit agricole de son village lui a annoncé qu’il ne
connaissait rien de l’initiative en question. Mais s’il avait été informé, cela
aurait-il changé le sort du paysan ? Car cette initiative ne résout pas
complètement les problèmes de tous, et encore moins ceux dont la dette dépasse
les 10 000 L.E. Ceux dont la dette est inférieure à cette somme en seront, en
revanche, exonérés du quart, ainsi que des intérêts et des pénalités de retard
cumulés. Le reste est rééchelonné sur 10 ans. Il s’agit là de 85 000 paysans,
selon Mohamad Rachad, vice-président de l’Union des coopératives agricoles et
membre du PND. En revanche, pas de vraie solution pour la majorité écrasante
des insolvables, dont la dette dépasse les 10 000 L.E. Plus de 300 000 paysans
sont concernés, selon le Centre de la terre pour les droits de l’homme. Ils
devront ainsi rembourser la totalité de leurs dettes en plus des taux
d’intérêt, et ce en 12 ans. Ce qui génère de l’insatisfaction chez de nombreux
paysans, activistes, voire politiciens qui jugent l’initiative partiale et
inapte à mettre fin à l’endettement des paysans.
A la
Banque du développement et du crédit agricole, on refuse tout commentaire sur
ces chiffres. Mahmoud Maatouk, son vice-président, est le seul habilité à
s’adresser à la presse, mais est injoignable. Il a à peine déclaré au quotidien
Al-Masri Al-Yom que des arrangements sont en cours avec le ministère des
Finances concernant les débiteurs de plus de 10 000 L.E., sans pourtant
répondre aux critiques menées contre l’initiative. De quoi faire réagir Ihab
Al-Khouli, président du parti libéral d’opposition d’Al-Ghad : « Le
gouvernement a annulé des milliards et des milliards de L.E. des dettes
d’importants hommes d’affaires insolvables. Si le gouvernement veut vraiment
ouvrir une nouvelle page avec les paysans, il faut annuler leurs dettes et non
pas les rééchelonner », défend-il. « La totalité des dettes des paysans
insolvables s’élève à 1 ou 2 milliards de L.E. Un chiffre inférieur à la dette
d’un seul des hommes d’affaires. Une somme que le gouvernement peut facilement
assumer sur les sommes allouées aux différents ministères pour l’achat de
véhicules ou autres renouvellements de bureaux », ajoute Al-Khouli. Le Centre
de la terre pour les droits de l’homme opte également pour l’annulation des
dettes de ces paysans. Ou au moins donner aux paysans les mêmes privilèges
accordés aux insolvables des banques commerciales. Ceux-ci ont été exemptés des
trois quarts de leurs dettes, de moins de 1 million de L.E. chacun, en plus des
taux d’intérêt. Pour les défenseurs des droits des paysans, un agriculteur qui
a emprunté 11, 20 ou 40 mille L.E. a donc droit de voir au moins une partie de
sa dette annulée, en plus des taux d’intérêt. « Il s’agit toujours de petits
débiteurs. Quelle est la différence entre un agriculteur qui a emprunté 10 000
L.E. et celui qui a emprunté un peu plus ? Ils sont tous des petits
agriculteurs », s’exclame Ihab Al-Khouli.
Problème historique
Le
problème des insolvables de la banque agricole a commencé il y a près de 20
ans, quand le gouvernement a cessé de subventionner les paysans, ce qui a fait
grimper leurs coûts de production. La Banque du développement et du crédit agricole
est donc devenue leur seul financeur. Cependant, les conditions de
remboursement sont restées trop rigides, au sein d’une institution rongée par
la corruption et où la gestion s’est détériorée. C’est ainsi que les petites
sommes empruntées ont atteint au fil des années dix fois le crédit initial, à
cause de mauvais conseils donnés par les employés de la banque, qui ont fait
cumuler des arriérés d’intérêt et des pénalités exorbitantes en cas de retard
de paiement. Ismaïl Saleh, une des victimes de la banque, n’envisage d’autres
solutions à son problème que d’entamer un sit-in devant le palais du président
de la République. Il ne croit pas à l’initiative du gouvernement, d’autant plus
qu’il ne s’agit pas de la première. Fonctionnaire à la retraite, il avait
décidé de bonifier un terrain de moins de 9 feddans (3,78 hectares). Pour cela,
il a emprunté 39 000 L.E., en a remboursé 100 000 L.E. et la banque lui réclame
toujours 220 000 L.E. Agé de 70 ans, Ismaïl jure que même s’il arrive à un
accord avec la banque et que si ses fils parviennent à rembourser la somme, il
intentera un procès contre cette institution qui l’a ruiné. De son côté, la
banque a intenté 20 procès contre Ismaïl Saleh et plusieurs verdicts ont été
prononcés contre lui.
Ces
décisions de justice conduisant souvent à l’emprisonnement des agriculteurs
insolvables est une autre histoire qui a valu au gouvernement et à la banque
maintes critiques ces dernières années. Selon les chiffres officiels, seuls 104
paysans insolvables séjournent en prison. Un chiffre que personne ne croit. «
Tous les villages égyptiens ont connu l’histoire d’un ou de plusieurs paysans
qui ont été mis en prison. Pourquoi la banque refuse-t-elle de dévoiler le
chiffre exact ? », s’insurge Karam Saber. Il refuse le principe même de
détention des agriculteurs insolvables. Ihab Al-Khouli ne peut être moins
d’accord : « L’influence des problèmes avec la banque sur les paysans est
dévastatrice au niveau social comme à celui de leur production. La loi doit
faire la différence entre les insolvables et les fraudeurs », assure-t-il. Une nuance
que l’initiative n’a pas formulée .
Marwa Hussein
Submergé par les crédits
Le cas de Rifaï Abdel-Hadi illustre le piège de l’endettement auprès de la Banque du développement et du crédit agricole. Il est un paysan sur le qui–vive, du village de Guizaya, dans le gouvernorat de Guiza. Il a été pris dans l’engrenage lorsqu’il a emprunté 6 000 L.E. en 1984. Après avoir remboursé une partie de sa dette, il a été confronté à des difficultés de récolte qui l’ont empêché de s’acquitter du reste de la somme. La banque lui a proposé d’emprunter une nouvelle somme de 9 000 L.E. pour rembourser sa première dette ainsi que les taux d’intérêt cumulés. Et ainsi de suite. C’est ainsi que sa dette a atteint 35 000 L.E., sans compter les intérêts. Car dix ans après son premier emprunt, il était en réalité endetté de plus de 53 000 L.E. La banque a alors accepté un rééchelonnement de sa dette sur 10 ans à raison de 5 300 L.E. par an.
A ce jour, Rifaï a remboursé 40 000 L.E. de sa dette. Selon ses calculs, il lui reste 13 800 à verser. Or, la banque lui réclame 83 800 L.E. soit 70 000 L.E. de plus sous forme d’intérêts et de pénalités de retard. Rifaï a donc dû vendre un bout de terrain ainsi qu’une partie de sa maison pour s’acquitter de cette dette. Il a de plus séjourné à plusieurs reprises en prison à cause de ses défauts de paiement. La dernière fois remonte au mois d’avril dernier, où il a passé 8 jours incarcéré, puis libéré après que sa famille a payé les 5 300 L.E. réclamées. La prison est en fait devenue partie intégrante de sa vie. « A chaque fois que je rembourse tardivement une traite, les responsables de la banque me font un procès. Lorsqu’il arrive en appel, je dois payer ou aller en prison. C’est alors que j’emprunte la somme réclamée », raconte-t-il.
L’initiative du gouvernement n’arrange donc en rien Rifaï, puisqu’elle implique 12 ans de soucis supplémentaires avant de pouvoir sortir la tête de l’eau. Pire, il pourra être à nouveau jeté en prison car l’initiative ne comprend la suspension des procès intentés par la banque contre les insolvables que pendant un an.
M. H.