Turquie.
La victoire écrasante du Parti de la justice et du
développement (AKP) de Recep Tayyip Erdogan, lors des
législatives de dimanche dernier, pourrait conduire un
président islamiste à la tête du pays.
Douche froide pour les laïcs
Enlisée
dans une grave crise politique qui a illustré avec éclat les
divergences sur l’avenir du pays entre un parti au pouvoir
issu de la mouvance islamiste et un camp laïque soutenu par
l’armée, la Turquie a enfin fait son choix, dimanche 22
juillet, lors d’un scrutin anticipé censé mettre un terme au
chaos politique. Les quelque 42 millions d’électeurs turcs
ont fait leur choix cette semaine. En plein débat sur la
laïcité, ils ont choisi de reconduire le parti au pouvoir,
le Parti de la justice et du développement (AKP) du premier
ministre Recep Tayyip Erdogan, soutenu par les classes
populaires et les milieux d’affaires, pour un deuxième
mandat. Une véritable gifle aux formations favorables à une
stricte laïcité de l’Etat. Et le choix était bien décisif.
Selon les premiers résultats, l’AKP, issu de la mouvance
islamiste, a remporté une victoire écrasante face à
l’opposition pro-laïque, obtenant 46,3 % des voix et
briguant ainsi la majorité absolue au Parlement. Le parti de
M. Erdogan sera suivi par le principal parti d’opposition
pro-laïque, le Parti républicain du peuple (CHP,
social-démocrate) qui recueille 20,9 % des suffrages (112
députés). Le Parti de l’action nationaliste (MHP,
nationaliste), qui a des positions dures contre l’Union
européenne, arrive en troisième position avec 14,2 % des
voix (71 députés), ce qui lui permet de retourner au
Parlement. Selon le Conseil électoral, le taux de
participation, traditionnellement élevé en Turquie, a
dépassé, dimanche, les 80 %.
Dans une première réaction aux résultats, M. Erdogan s’est
félicité de la victoire écrasante de son parti, appelant à
l’unité et s’engageant à respecter les « principes
fondateurs » de la République, qui comprennent en premier
lieu la laïcité. « Nous n’allons faire aucune concession sur
les principes fondateurs de la République », a-t-il affirmé.
Il a aussi promis d’aller de l’avant dans le domaine
économique et les réformes démocratiques afin de rapprocher
la Turquie des critères de l’Union européenne avec laquelle
des négociations d’adhésion ont été entamées en 2005.
Analysant les motifs de la victoire d’Erdogan, Hani Raslane,
expert politique, affirme qu’Erdogan a réussi à donner à son
parti un aspect moderne et libéral, ce qui lui a procuré une
victoire écrasante, « surtout qu’il a réussi à marier
islamisme et laïcité, se défendant toujours d’avoir des
desseins islamistes », poursuit M. Raslane.
Les enjeux d’Erdogan
Selon les analystes, il n’est cependant pas certain que ce
scrutin anticipé aille régler la crise qui pourrait resurgir
lors de l’élection du président par le nouveau Parlement, si
l’AKP refuse de présenter un candidat de compromis. Les
jours à venir ne seraient donc pas faciles pour Erdogan,
surtout que le camp laïque avait massivement manifesté,
dimanche, contre l’AKP à Ankara et Istanbul et l’armée, qui
a fait tomber quatre gouvernements depuis 1960, avait lancé
une mise en garde contre toute atteinte à la laïcité,
essence même de la nation fondée en 1923 par Mustafa Kemal
Ataturk et peuplée officiellement à 99 % de musulmans. « La
victoire d’Erdogan va lui permettre de déposer à nouveau la
candidature de Abdullah Gul à la présidentielle et d’obtenir
l’approbation du Parlement quant à la nouvelle réforme
constitutionnelle, prêchant l’élection du président par
suffrage universel et non pas par le Parlement. Une fois Gul
élu, ce serait la première fois qu’un islamiste gouverne la
Turquie dans son histoire contemporaine. Ce qui constitue
une défaite sans précédent pour les milieux laïques qui
verraient leur pays gouverné par un président et un premier
ministre islamistes », analyse le Dr Hicham Ahmad,
professeur à la faculté de sciences économiques et
politiques, à l’Université du Caire.
Là, une question s’impose : l’opposition, l’armée et l’élite
laïques laisseraient-elles un tel scénario voir le jour ou
tenteraient-elles de l’entraver à tout prix ? Car même si le
poste du président est plus ou moins honorifique en Turquie,
il suffit de savoir que le président turc est l’unique
responsable de deux dossiers de poids dans le pays :
la justice et l’enseignement. Ce dernier dossier permettrait
aux islamistes de changer la société à leur guise et
d’inculquer aux futures générations les principes qui leur
conviennent, selon M. Raslane. « En dépit de tous ces
risques, le camp laïque resterait poings liés car déjà ce
scrutin a prouvé qu’il ne jouit pas de popularité parmi le
peuple. Autre facteur : l’armée ne pourrait pas intervenir
avec force pour ne pas nuire à l’image du pays aux yeux de
l’Union européenne à laquelle Ankara rêve d’adhérer. Les
Européens ont toujours réclamé d’empêcher l’intervention des
militaires dans la vie politique », estime M. Raslane.
N’oublions pas que la Turquie, avec tous ses camps,
reconnaît bien qu’Erdogan est la personnalité la plus
qualifiée pour dialoguer avec l’Europe.
Déjà, la victoire d’Erdogan a engendré des réactions
favorables parmi les pays européens. Lundi, le président de
la Commission européenne, José Manuel Barroso, a félicité le
premier ministre turc pour son impressionnante victoire
électorale. Quant au vice-président de la Commission
européenne, Franco Frattini, il a qualifié le résultat d’«
équilibré » et qui écarte « le risque d’une dérive
extrémiste ». « Pendant ces années au gouvernement, Erdogan
a fait faire à la Turquie des pas très importants vers
l’Europe, aussi bien du point de vue politique
qu’économique. Il est juste que ce soit lui qui poursuive ce
rapprochement », ajoute M. Frattini.
Mais avant de penser au rapprochement avec l’Europe, le pays
d’Ataturk doit tout d’abord définir le traces de la nouvelle
société qui vient de naître, gérer la tension croissante au
Kurdistan, où l’insurrection séparatiste s’est ravivée ces
derniers mois, et tenter de trouver un terrain d’entente
entre les deux pôles politiques du pays, — la laïcité et
l’islamisme — dont les divergences mettraient toujours en
jeu l’avenir du pays .
Maha
Al-Cherbini