Avec 30 ans de carrière au milieu des plus grandes stars de
la scène et de l’écran, le compositeur
Mohamad Sultan a été le
témoin d’une belle époque, dont il garde une profonde
nostalgie et un doux souvenir.
Le gardien du temple
Un silence profond règne sur l’appartement de Mohamad Sultan
donnant sur le Nil, dans le quartier huppé de Garden City.
Il est 21h, l’heure du rendez-vous. Le compositeur est tiré
à quatre épingles, fumant sa cigarette dans le salon.
L’intérieur est très classique, avec de multiples objets
d’art et des pièces d’argent assez antiques. On est dans une
ambiance feutrée, comme sur les photos en noir et blanc.
C’est ici que s’est écoulée toute sa jeunesse, ses beaux
jours avec sa femme décédée il y a des années, la chanteuse
d’origine syrienne Fayza Ahmad.
Chaque pièce fait office d’un
album-souvenir. Plein de photos sont accrochées,
plein d’objets antiques choisis autrefois par
Fayza, plein de tiroirs à
cassettes, de CD et de notes musicales. Un compositeur y
vivait avec une diva.
A 76 ans, il a la forme. N’a rien perdu de son allure
d’aristocrate. Et parle non sans enthousiasme de sa tâche en
tant que président du jury du Festival Oscar des vidéoclips,
pour la cinquième fois consécutive. « Une tâche ardue vu
l’état scandaleux des vidéoclips tournés actuellement dans
le monde arabe ; ça va de mal en pis. On a surtout le souci
d’imiter les autres, en Occident », dit-il, souhaitant
freiner cette vague de chansons osées qui déferle.
En fait, Sultan conserve son calme légendaire. Il est réputé
pour une lucidité à toute épreuve. Il ne rêve que de
musique. « La musique est mon monde, mon métier noble qui
m’a accordé crédit et célébrité ». Et d’ajouter : « Je n’ai
pas grandi dans un milieu artistique, cependant dans mon
entourage, la musique a toujours été omniprésente. Ma mère
était une vraie mélomane et me chantait les œuvres d’Oum
Kalsoum et de Saleh
Abdel-Hay. Mon père, lieutenant
à la police, surveillait mes études universitaires ».
Dès sa plus tendre enfance, il avait les yeux rivés sur le
monde musical, sa vocation innée a joué en sa faveur. Le oud
(luth oriental) était son unique compagnon et son meilleur
ami. Il a commencé à gratter les cordes à l’âge de 8 ans. «
C’est l’instrument le plus apte à
exprimer mes pensées. Je l’ai connu enfant, puis adolescent
». C’est sa mère qui lui a acheté son premier instrument et
l’encourageait à chanter. « Je jouais en cachette, par
timidité. Je demandais à ma mère d’éteindre les lumières,
pour que je chante dans l’obscurité. Elle se mettait alors
derrière la porte pour m’écouter ».
Après le baccalauréat, il fait des études de droit, juste
pour le plaisir de son père. « Tous les ministres et hauts
responsables de l’époque étaient agrégés en droit, c’est
pourquoi mon père insistait. Il voulait me garantir une
bonne formation et un esprit assez rationnel ». Devant la
mer ou les champs, il fermait les yeux, pour couper net avec
son entourage et chanter ses sentiments. « Mon chant suivait
les fluctuations de la vie et son rythme », dit-il sur un
air contemplatif.
Sa relation avec la musique a d’abord été celle d’un affamé
furibond. Sa rencontre, en 1943, avec le grand
chanteur-compositeur, Mohamad
Abdel-Wahab a été déterminante.
De fil en aiguille, ce dernier est devenu pour lui un père
d’adoption qui l’a beaucoup aidé à assouvir sa « soif
artistique ». Il l’a accompagné à la radio d’Alexandrie, où
il a enregistré sa toute première chanson.
Licence en poche, il se lance dans la composition musicale,
interprétant quelques chansons d’occasion durant des fêtes
privées. C’est il y a plus de 60 ans, au Club d’équitation
d’Alexandrie, que la chance lui sourit. Il ne manque pas
d’attirer l’attention d’un jeune homme, qui s’était installé
sur la pelouse pour le contempler. « Gêné, j’avais demandé à
l’un des gardiens d’éloigner cet inconnu qui m’épiait.
C’était le réalisateur Youssef Chahine ! ». Ce dernier
réussit à le convaincre de tenter sa chance au cinéma. «
C’était un moyen de s’introduire dans le monde de l’art,
pour se faire ensuite connaître comme chanteur- compositeur
».
Chahine lui attribue un rôle secondaire dans le film
historique Al-Nasser
Salaheddine (Saladin), soit
celui de Hossameddine le
cavalier. La barbe en collier et moustachu, personne ne
pouvait se rappeler le visage du jeune comédien. Ceci dit,
personne ne l’a reconnu sur écran. Mais tout de même, il a
décidé de fermer son cabinet d’avocat à Alexandrie et de
s’installer au Caire, à l’affût d’une deuxième chance.
Les dés sont jetés. Sultan est sélectionné pour un nouveau
rôle par le réalisateur Henri Barakat,
dans Yom
matäbelna (le jour où l’on s’est rencontré), devant
le chanteur-vedette Farid Al-Atrach.
« Une réussite. De plus, j’ai noué amitié avec Farid
Al-Atrach chez qui j’ai
rencontré Fayza Ahmad pour la
première fois. C’était la rencontre de ma vie »,
souligne-t-il d’une voix timbrée. « Accompagnée de son mari
à l’époque, Fayza Ahmad m’a
demandé si j’étais pilote de l’air car je portais une veste.
Ensuite, elle ne m’a pas quitté des yeux pendant le reste de
la soirée ».
Confiant, il n’a pas voulu l’appeler tout de suite, alors
qu’elle lui avait donné son numéro de téléphone. Un an s’est
écoulé avant leur deuxième rencontre hasardeuse, à
Groppi. Ensuite, il fallait
encore attendre une troisième année pour avoir droit à une
troisième rencontre. Celle-ci a eu lieu grâce à la médiation
d’une amie commune, une Fayza
Ahmad divorcée. « Elle m’a invité le lendemain au casino
Al-Chagara, au bord du Nil.
Ensuite, on s’est promené sur le pont Qasr
Al-Nil, on a chanté toute la
nuit à tour de rôle, jusqu’au lever du soleil ».
Au terme de cette soirée, elle lui confie les paroles de la
chanson Hato
al-fol (colliers de jasmin),
célébrant le retour des soldats égyptiens de la guerre du
Yémen. Une première œuvre qui inaugurera une longue veine,
dépassant les 200 chansons. Sa renommée est toute faite.
Mais les rumeurs ne le quitteront plus. Les mauvaises
langues l’attaquent, certains critiques lui conseillent de
s’intéresser plutôt aux concours de beauté organisés sur les
plages d’été. D’autres prétendaient que c’était
Fayza, qui composait les
chansons, pour les beaux yeux de son « gigolo » !
« Les rumeurs allaient bon train. Un jour, ils ont publié
notre photo ensemble sur la couverture d’un fameux magazine,
avec comme titre : L’amour fait ravage entre
Fayza et Sultan !
Fayza était bouleversée, alors
on a décidé de nous marier. Je ne voulais aucunement nuire à
sa réputation ». Le mariage a duré 17 belles années, avec
comme fruit la naissance de leurs deux fils jumeaux Amr et
Tareq, aujourd’hui médecins
vivant en France.
Le couple a mené une vie conjugale idéale et simple. Le mari
se considérant un homme fortuné par la présence d’une telle
épouse. « Fayza était une vraie
femme et mère de famille, avant d’être une star ! Elle
s’occupait du foyer, préparait les repas, rangeait mes
vêtements et choisissait mes cravates ! »,
dit-il, sans lésiner sur les
détails.
C’est Sultan qui devait en effet choisir les paroles de ses
chansons et planifier leur carrière commune. Un vrai duo. «
Elle était une femme très obéissante. Je lui ai conseillé
une fois après notre mariage de ne plus jouer au cinéma,
car, franchement, je ne l’aimais pas sur écran. Je trouvais
qu’elle passait mal physiquement et n’avait pas tout à fait
le style d’une comédienne. J’ai refusé que l’on partage la
vedette dans une comédie musicale relatant notre histoire
d’amour. Je n’aimais pas embrasser ma femme devant les
caméras ! Elle a obéi sans même discuter, étant sûre de ma
sincérité ». Une sincérité et un lien profond qui ne les ont
pas empêchés de divorcer à deux reprises, puis de revenir
ensemble après des périodes de séparation.
Leur chagrin trouvait écho dans leurs chansons.
Fayza Ahmad tomba gravement
malade et attendait une fin inévitable. « J’ai passé ces
derniers jours à ses pieds, mais la mort l’a arrachée à la
vie », dit-il d’une voix triste, regardant l’une de ses
photos parsemant leur maison conjugale où il vit toujours.
C’est son aquarium. Il refuse de s’en éloigner. Entouré des
meubles, placés dans le même ordre choisi par
Fayza, il plonge dans les
souvenirs. Il refuse même de changer une horloge qui ne
marche plus, car c’était elle qui l’avait ajustée une
dernière fois avant de mourir. On a l’impression alors que
chez lui, le temps s’est arrêté à une époque donnée. « Au
conseil de plusieurs amis, proches de la famille, j’ai
essayé de me remarier. Mais après de brèves fiançailles avec
la chanteuse syrienne Mayada
Al-Hinnawi, j’y ai renoncé. Ce
n’était pas le même rapport qu’avec
Fayza et l’on est resté amis ».
Ni mélancolique ni pessimiste, Sultan accepte la réalité des
choses. Après une belle carrière dont il est fier, il ne
pouvait faire des concessions artistiques ou personnelles.
En solitaire, il ressuscite le temps révolu des « Grands ».
Les coups de fil quotidiens qu’il reçoit de ses amis proches
lui suffisent ainsi que ses plantes, ses deux luths et son
chat Simbo, son compagnon. « Je
ne peux offrir ma musique, mon âme, à une voix qui ne la
mérite pas, juste pour gagner mon pain ». C’est un choix l
Yasser Moheb