Avec poésie et pudeur, l’écrivain palestinien
Mahmoud Chokeir dresse un
monde insolite où le devenir des êtres et des objets
surprend et secoue. Extrait de son récit inédit Dix-neuf
nouvelles très courtes.
Dix-neuf nouvelles très courtes
Chambres
Dans la première chambre, un homme seul.
Dans la deuxième, une femme seule.
Dans la troisième chambre, un homme et trois femmes.
Dans la quatrième chambre, une femme et trois hommes.
Dans la cinquième chambre, un étrange vide.
Dans la sixième chambre, un enfant pleure, dans la septième
chambre, une chatte
dort sur un lit délaissé, dans la huitième chambre, des
vêtements de femme éparpillés sur une chaise et sur le bord
du lit, dans la neuvième chambre, une radio silencieuse, un
miroir brisé et une lettre laissée sur une table.
Dans la dixième chambre, un gardien fait le tour des neuf
chambres, toutes les heures, il trouve leurs portes fermées
soigneusement et revient dans sa chambre, tranquille,
sachant que dans les neuf chambres les choses vont bien.
L’étranger
L’étranger est arrivé dans la maison de la femme, le soir.
La femme présentait à ses trois enfants le dîner. Les
enfants ont dévisagé l’étranger avec des yeux récalcitrants.
L’étranger ne fait aucun cas des regards des enfants. Il
s’approche d’eux et leur caresse la tête. La mère essaye de
pallier leur étonnement. Elle dit : c’est votre oncle.
L’étranger ouvre le frigidaire sans demander la permission.
Il boit un jus de pomme, il arpente l’entrée sans aucune
gêne. La mère prend les enfants au lit. Les enfants n’ont
aucune envie de dormir maintenant. La mère n’écoute pas
leurs supplications. Elle dit que c’est l’heure de dormir.
Elle éteint la lumière et ferme la porte de leur chambre.
Le cadet sombre aussitôt dans le sommeil. Le benjamin
s’endort dix minutes plus tard. L’aîné s’assoit sur le lit,
garde les yeux grand ouverts pour ne pas s’endormir, il se
dit qu’il va quitter son lit dans une heure et qu’il
frappera à la porte, une, deux, trois et même dix fois.
Pourtant, une demi-heure plus tard, il se couche malgré lui
sur son lit et s’endort jusqu’au matin.
Séparation
Les objets intimes qui se sont accumulés à la maison, au fil
des ans : l’éléphant noir aux deux grands crocs, le paon qui
se pavane non loin de l’éléphant, les dessins qui garnissent
les murs, la photo de famille avec les collègues d’études de
l’université, la plante grimpante qui se fraye un chemin
avec assiduité sur le mur, les vieux fauteuils rangés de la
même manière, au salon, les chaises imposantes qui gardent
le silence indubitablement comme si elles se préparaient à
la catastrophe qui devrait s’abattre un matin, les tapis qui
recouvrent le carrelage des pièces, les rideaux qui pendent
aux fenêtres, le bric-à-brac qui s’amoncelle sous
l’escalier, tous ces objets ne sont pas conscients que
l’homme est parti pour toujours.
Ils continuent donc de vivre leur vie comme à leur habitude.
Visite
Au cours de la dernière fête qui advient après le dernier
massacre,
nous nous installons dans un silence pesant en ressassant
nos peines, les martyrs arrivent vers nous, les uns à la
suite des autres et ne nous saluent pas, ils s’installent
sur les sièges vêtus de linceuls.
La femme ivre arrive plongée dans le noir, elle verse le
café amer de la cafetière en cuivre, la fumée monte de ses
tasses morbides, nos mains et nos cœurs tremblent, nous
buvons le café alors que nous balbutions des mots tristes à
voix basse, et que les martyrs sont installés dans leur
linceul, comme s’ils semblaient désintéressés, puis,
subitement, ils se dissipent.
Yeux
Au meurtrier le droit de distribuer notre sang à son gré.
A lui de nous envoyer à la mort, seuls ou en groupe, à lui
de se laver les mains avec notre sang dans les heures qui
suivent le soir, puis de partir chez lui, dans sa maison,
qui était la nôtre, et de s’endormir.
A lui de se réveiller un peu après minuit, pour nous
contempler un à un, alors que nous nous tapissons dans son
étroite chambre à coucher, sans qu’il puisse se souvenir
dans quelle rue il nous a tabassés, il se retourne dans son
lit, ne pouvant s’endormir, alors que nous sommes installés
à ses côtés sur de modestes sièges en paille, que nous avons
ramenés par hasard, nous le fixons dans les yeux sans répit
et sans partager avec lui un seul mot.
Vie
La femme enceinte qui est restée sur terre par hasard, après
que l’arme nucléaire ait tout anéanti, a mis au monde un bel
enfant, bien que dans la minute qui ait suivi sa naissance,
un atome nucléaire est tombé sur son petit nez, qui se mit à
s’allonger de façon impressionnante, ce qui obligea la mère
à parcourir 3 000 yards à pied, pour parvenir au bout du
nez, pour le laver à l’eau et au savon, pour ensuite revenir
faire téter son enfant de son lait matinal.
Enlèvement
Elle ramena le cheval dans sa chambre, elle enferma ses
pieds puis attacha son cou au pied du lit, elle lui ordonna
de cesser de hennir pour ne pas réveiller les voisins qui
s’égosilleront à force d’hurlements et de colère ou se
douteront qu’elle ramène des êtres étranges dès que les
routes se vident et que les lumières s’éteignent.
Le cheval obéit à ses ordres comme elle le pensa, elle
s’endormit les poings fermés comme elle ne l’avait pas fait
depuis des décennies. Elle se réveilla le matin pour ne pas
retrouver le cheval ni son lit qui prit la fuite de sous
elle dans les pénombres de la nuit.
Cela arriva à son grand étonnement alors que la porte
restait fermée de l’intérieur, exactement comme c’était le
cas avant que ne s’endorme le cheval.
Enterrement
Le maigre vieillard au comique cou long est mort tout en
s’imaginant qu’il avait vécu une vie mouvementée. Parce
qu’il avait travaillé dans une boîte de nuit comme
percussionniste et que la cadence de sa musique faisait
bouger les hanches de 47 danseuses. Chacune d’entre elles
avait une histoire que personne d’autre que lui ne
connaissait.
Le maigre vieillard alors qu’il agonisait dans sa cabane
avait la certitude qu’aucune de ses danseuses ne pourrait
rater ses obsèques et qu’elles se frapperaient le visage —
plein de fards — en signe de tristesse pour sa mort.
Le maigre vieillard mourut alors que les danseuses étaient
plongées dans leur sieste en préparation à une longue nuit
de danse intense. Cependant les seules personnes qui
participèrent à son enterrement furent le gardien du
tombeau, deux badauds, deux hommes de charité et le minable
chien du quartier à la queue coupée.
Objets
Il ne lui restait rien de son modeste salaire. Elle avait
acheté comme tous les mois des médicaments pour l’homme qui
dormait à la maison depuis si longtemps. Elle avait acheté
un tablier d’école pour la fille et un pantalon pour porter
sous le tablier, des sucreries et des cahiers pour les
enfants et avec ce qui lui restait d’argent, pour la
première fois depuis des années, elle s’acheta du khôl pour
les yeux, du fard et des parfums à l’odeur d’eau d’un
marchand aveugle installé avec sa caisse en verre sur le
trottoir.
Départ
Elle sort de l’eau au son de la sirène du navire alors
qu’elle hallucine : Et si la ville n’avait de port ? Elle
porte sa robe à même la chair rapidement, elle court dans la
rue emplie de décombres et du sang des victimes séché à
cause du soleil et des vents salés de la mer. Le navire lui
avait rappelé que le départ forcé de son homme n’allait pas
tarder.
Il court dans la direction du port alors que l’étonnement
des combattants et la tristesse des femmes dans les fenêtres
l’entourent. Il court en hallucinant son nom sans tâche ; ce
départ était survenu avant l’heure.
Les sirènes des navires pleurent alors qu’il est blotti dans
sa poitrine. Elle lui offre une mèche de ses cheveux. Ils se
promettent de se revoir à la fin des guerres.
Voilà que le navire l’emporte alors qu’une nouvelle guerre
l’attend dont il ne sait rien encore. Une guerre qui n’est
pas la dernière, en tout cas.
Statues
Les statues qui bordent le grand pont ont démissionné à
l’heure où les magasins terminent leur journée de travail et
que les hommes rentrent chez eux fatigués.
Le vieux roi a ôté sa couronne, quitté son trône et s’est
mis à marcher dans la rue comme les gens ordinaires.
La gazelle a bien regardé à gauche et à droite pour
s’assurer qu’il n’y avait pas de chasseurs dans la rue et a
repris la route de la forêt.
L’homme et la femme qui se trouvaient dans un enlacement
ininterrompu, se sont dirigés vers la réception d’un hôtel
touristique pour demander à tout prix une chambre.
La seule statue qui n’a pas quitté sa place est celle de la
femme qui allaite son enfant car ce dernier s’est endormi et
qu’elle ne voulait pas remettre son sein à sa place à
l’intérieur de sa robe pour qu’il ne soit pas perturbé et
qu’il ne se réveille de son délicieux sommeil .
Traduction de Soheir Fahmi