Développement .
A chaque phase ses défis, l’Egypte ne fait pas exception à
la règle. Ainsi, pour maintenir une croissance élevée, le
gouvernement lutte, pas toujours avec les bonnes méthodes,
contre des phénomènes comme l’inflation, le manque
d’infrastructures et de main-d’œuvre qualifiée, les
disparités sociales, ou encore les restrictions du
financement bancaire. Dossier.
Du plomb dans les ailes
«
Ces deux dernières années, nous avons réalisé d’importantes
avancées. Le taux de croissance n’a cessé d’augmenter. Il a
atteint 7,2 % lors du premier semestre 2007. Bien des
obstacles ont donc été surmontés. Ce taux de croissance
soutenu a cependant fait émerger d’autres problèmes
importants », estime le premier ministre Ahmad Nazif.
L’heure n’est donc pas aux auto-félicitations quant à la
conduite de l’économie nationale. Le gouvernement en est
bien conscient.
L’inflation arrive en tête de liste des préoccupations avec
des prix qui ne cessent d’augmenter d’une année à l’autre.
Selon certains économistes, l’inflation, actuellement de 12
%, ne sera pas inférieure à 25 % l’année prochaine. Ce que
le gouvernement refuse d’admettre. « Les chiffres officiels
ne montrent qu’une partie de l’énorme hausse. L’inflation
n’est en fait que le revers de la médaille d’une politique
économique entamée il y a deux ans, depuis l’arrivée du
gouvernement de Nazif. Son objectif principal est de
relancer l’économie et d’encourager l’investissement et la
croissance. Pour cela, il doit accepter une inflation élevée
», assure Omniya Helmi, spécialiste au Centre des études
économiques.
A son arrivée au pouvoir en juillet 2004, le gouvernement
avait parié sur la croissance. Plus de croissance ne
signifie-t-il pas plus de produits sur le marché et donc une
baisse des prix ? Cependant, le scénario voulu ne s’est pas
retrouvé sur le terrain. Selon Mohamad Fathi Saqr,
conseiller du ministre du Développement économique, « le
gouvernement n’a fait qu’alimenter l’inflation en augmentant
les salaires des fonctionnaires ainsi que les subventions en
espèces aux plus démunis. Des hausses médiocres qui ne
satisfont personne et qui donnent une excuse aux commerçants
pour augmenter leurs prix. Ces hausses s’inscrivent aux
dépens des investissements publics indispensables à
l’accélération de la croissance ».
Nazif a récemment affirmé œuvrer à réduire de moitié le taux
d’inflation actuel : « La réduction du taux de l’inflation
est faisable. Il faut avoir confiance en le gouvernement et
en sa politique », affirme-t-il. Il ajoute que « la
croissance n’est pas la cause principale de ce fort taux
d’inflation. Deux autres phénomènes sont à prendre en
considération. La grippe aviaire qui a engendré une hausse
considérable de tous les produits alimentaires et la
modification des prix de l’énergie ». « Justifications
futiles », juge Gouda Abdel-Khaleq, professeur d’économie à
l’Université du Caire. Pour d’autres économistes
indépendants, la politique économique appliquée est loin de
réduire le taux d’inflation. Selon Samir Radwane,
ex-directeur du Forum des études économiques, il faut
d’abord connaître les raisons de l’inflation pour pouvoir y
remédier. « Il faut accroître la production des biens pour
qu’elle rejoigne la demande. Or, la croissance actuelle
provient de services comme la construction et les télécoms.
Il n’existe pas de vraie production industrielle, ni
agricole », dit-il. Même en ce qui concerne le seul secteur
ayant enregistré un boom, celui de l’immobilier, il suffit
de remarquer que les investisseurs livrent bataille sur une
portion infime du territoire. Et cela mène à la spéculation
et la hausse des prix.
Les besoins d’infrastructure
L’infrastructure
nécessaire à absorber la croissance galopante est absente.
Les propos du ministre du Commerce et de l’Industrie, Rachid
Mohamad Rachid, le confirment. « L’industrie égyptienne,
malgré ses grands progrès, ne peut répondre à la demande née
de la croissance. Car nous sommes en manque de terrains et
d’infrastructures. Nous prévoyons ouvrir 800 usines à court
terme, mais nous ne trouvons pas des emplacements adéquats
». La création d’une dizaine de zones industrielles et de
projets est en suspens en raison du manque d’infrastructures
: pas d’eau potable et manque de moyens de transport dans un
bon nombre de gouvernorats de la Haute-Egypte, pas de
terrains disponibles dans les cités industrielles proches du
Caire. Qu’il s’agisse de terrains, de services ou de moyens
de transport, qu’il s’agisse de la Haute-Egypte ou du Delta,
le pays est incapable d’absorber le boom industriel. « C’est
vrai. L’infrastructure en Egypte doit être modernisée et
multipliée pour pouvoir aller de pair avec la croissance
dont témoigne l’Egypte. Mais nos ressources financières sont
incapables de réaliser un tel objectif. Et pour cela, on
compte sur le partenariat du secteur privé pour accélérer le
processus », souligne Nazif. Une solution peu réaliste,
selon Samir Radwane, président du Conseil égyptien de la
concurrence. « Le secteur privé ne peut pas faire de
miracles. L’Etat doit élaborer une politique claire et en
assumer la responsabilité principale », résume Radwane.
Sahar Nasr, économiste à la Banque mondiale, rejoint cette
idée. Elle assure que « le gouvernement doit s’impliquer
davantage et gérer au mieux cette question. Cela encouragera
le secteur privé à venir ».
Ce partenariat avec le secteur privé a soulevé l’opposition
de plusieurs autres experts. Ahmad Galal, directeur général
du Forum des études économiques, assure que les PPP
(Partenariat Public-Privé) permettraient en fait à l’Etat de
s’endetter sans que cet endettement n’apparaisse dans ses
comptes. « Le gouvernement utilise les PPP pour résoudre ses
problèmes de budget de façon temporaire, mais à long terme,
le budget s’alourdira », estime-t-il. Car le coût final de
l’opération est souvent plus important : le secteur privé
emprunte une partie des fonds nécessaires à un projet auprès
des banques, et le gouvernement paye le coût de ces crédits
au secteur privé. Il ne faut pas également oublier que quand
le secteur privé s’implique, la question des prix est
soulevée. Notamment lorsqu’il s’agit de services publics
monopolisés.
L’Egypte souffre d’un taux de chômage très élevé. Pourtant,
je cherche à recruter de bons cadres, mais je n’en trouve
pas. J’ai reçu 20 000 demandes d’emploi, mais aucun profil
qualifié », a confié à l’Hebdo Mohamad Nosseir, homme
d’affaires et PDG du groupe Alkan. En effet, plus de 2
millions de personnes recherchent du travail en Egypte et
des milliers d’emplois ne se sont pas pourvus faute de
compétence. Dans cette situation, le premier accusé est le
système d’enseignement défectueux, auquel le gouvernement de
Nazif n’a pu remédier. Conséquence : Un manque de la
main-d’œuvre qualifiée qui est un problème considérable pour
les investisseurs, qui ne cessent de l’évoquer avec le
gouvernement. Au sud de l’Egypte, par exemple, où le chômage
atteint d’énormes proportions, la plupart de la main-d’œuvre
vient du Caire ou des villes du Delta. Les qualifications
requises par les entreprises qui y investissent dépassent
l’offre nationale.
Sur cette main-d’œuvre qualifiée, deux points essentiels
sont à discuter. L’enseignement et les salaires. En ce qui
concerne le premier, comme l’affirme Ahmad Galal, ses
rendements sont très médiocres. Car, selon lui, « si les
indices officiels ont été améliorés, on n’observe aucune
influence positive. Le taux de pauvreté n’a pas été réduit,
les revenus ne se sont pas améliorés, rien. C’est la qualité
de l’enseignement qui nécessite un vrai changement ». Quant
aux salaires, ils sont réduits à peau de chagrin, comparés
aux pays voisins. Ainsi le petit nombre de cadres compétents
quittent-ils le pays. « L’Egypte ne profite pas de sa
richesse. Les plus talentueux émigrent dès que possible »,
explique un investisseur étranger à la conférence Economist,
qui s’est déroulée la semaine dernière au Caire pour
discuter des réformes effectuées en Egypte.
Face à cette difficulté, Nazif n’a présenté qu’un calmant. «
Le gouvernement promet d’avancer sur la question de la
formation pour procurer une main-d’œuvre qualifiée »,
dit-il. Alors que le système éducatif en général reste sans
réforme. C’est pourquoi la situation est d’autant plus
obscure pour les investisseurs. « Le taux de chômage élevé
est le résultat normal d’un système qui n’arrive pas à
proposer de diplômés qualifiés. Ce qui crée un large fossé
entre l’offre et la demande », souligne Ihab Abou-Ouf, homme
d’affaires. Et d’ajouter : « Comment l’Egypte pourra-t-elle
assister à une révolution de l’enseignement si la qualité de
l’enseignement public est très basse et que l’améliorer est
immensément coûteux ? », se demande-t-il.
Le gouffre entre riches et pauvres
Si le gouvernement se vante d’une croissance jamais observée
avant la nomination du cabinet Nazif, la grande majorité des
citoyens ne la ressentent pas encore. Seule une minorité de
riches en a en fait profité. « La croissance a accentué les
disparités sociales entre les Egyptiens », selon une étude
récente de la Banque mondiale sur la pauvreté en Egypte. Une
autre étude réalisée par le Centre égyptien des études
économiques (ECES) plaide pour une modification de la
politique des dépenses publiques pour réduire la pauvreté.
Selon la même étude, 13,6 millions de personnes n’ont pas
accès aux produits de première nécessité. Un nombre égal
souffre de la pauvreté. Pour réduire cette disparité,
Ibrahim Al-Essawi, économiste à l’Institut national de
planification, suggère : « L’Etat doit modifier le système
des impôts sur le revenu. La nouvelle loi sur les impôts a
réduit les catégories de contribuables. On devrait avoir des
catégories plus diversifiées, des taux d’impôt croissants
pour les tranches aux revenus élevés ». Al-Essawi critique
de plus le fait que la taxe sur la valeur ajoutée soit
identique pour tous les consommateurs, « ce qui creuse
davantage les disparités, et représente une pression sur les
revenus des pauvres », note-t-il.
La division sociale Nord-Sud est flagrante en Egypte. Le Sud
compte 60 % des pauvres du pays. Et 6 Saïdis sur chaque 10
sont pauvres, dans les zones rurales du Sud. C’est pourquoi
Gouda Abdel-Khaleq appelle à ce que la croissance de
l’économie engendre une croissance parallèle des revenus des
classes défavorisées, pour que leur pouvoir d’achat
augmente. Mais le gouvernement qui favorise les hommes
d’affaires peut-il atteindre cet objectif ? Gouda en doute
fort. « C’est impossible. Le gouvernement ne renoncera
jamais à prendre chaque jour des mesures favorables aux
hommes d’affaires pour faire des classes défavorisées de la
société une priorité », juge-t-il.
Les difficultés d’accès au
crédit
Une croissance soutenue nécessite une redistribution juste
de ses fruits. Mais également un financement durable au
risque de vider les caisses des banques et priver les
investisseurs de capitaux pour le développement de nouveaux
projets. Pour le gouvernement, la question reste en examen
pour parvenir à la solution appropriée. D’autant plus que
les opinions des experts divergent. D’une part, certains
affirment qu’il faudrait accroître le taux d’épargne, trop
inférieur en Egypte, comparé à celui de la Malaisie ou de la
Chine. Un défi difficile à relever pour le moment, vu le
revenu moyen modeste des Egyptiens. Ahmad Qoura, ex-PDG de
la Banque nationale égyptienne, estime que relever les taux
d’intérêt n’encouragera pas non plus à épargner. « Relever
les taux d’intérêt n’augmentera pas les dépôts pour la
simple raison que les gens ne vont pas cesser de vivre. On
ne peut pas s’attendre à des dépôts avec l’augmentation des
prix. L’Etat doit avant tout faire quelque chose pour
contrôler l’inflation ». Pour d’autres, il existe à moyen
terme des ressources suffisantes auprès des banques.
Cependant, une autre source bancaire qui a requis l’anonymat
assure que « les banques craignent actuellement de prêter
aux investisseurs notamment après le problème des
insolvables. Les seuls investissements qui réussissent en
Egypte sont ceux dans les secteurs des télécommunications,
du gaz naturel et des produits chimiques ». Les banques
préfèrent prêter au gouvernement, sous forme de bons du
Trésor au lieu d’allouer des sommes aux projets industriels
moyens. Pour le reste, elles se contentent « de diversifier
les offres de crédits à la consommation bien plus lucratives
pour elles », ajoute la même source.
Névine Kamel et
Ibtessam Zayed