Ouvriers.
Cela fait plus de 40 ans que Saber Barakat jongle entre la
maintenance des machines et la lutte ouvrière. Il a fait de
la prison, a vu la grandeur et le déclin du rêve nassérien.
Mais il n’a jamais lâché prise. Focus sur ce leader des
travailleurs.
Militant à contre-courant
Saber
Barakat se hâte d’enfiler sa tenue de travail. Un uniforme
de couleur bleue dont il est très fier. « Je me sens ainsi
en forme, comme un osta, un patron, et c’est pour moi une
mission toute de prestige », dit-il. Une tenue qu’il a
commencé à porter dès l’âge de 15 ans lorsqu’il est entré
dans cette fonderie en tant qu’apprenti. Un système qui
était appliqué dans les années 1960 pour permettre aux
enfants des pauvres de gagner leur vie tout en poursuivant
leurs études. Bien que son salaire n’eût pas dépassé les 35
piastres, Saber était content de son travail. Il se vantait
même du fait que son père était un ouvrier et son
grand-père, un paysan. « J’ai été fasciné par les slogans
socialistes de la période nassérienne qui insistait sur la
valeur du travail. Une société en pleine mutation œuvrant
pour le développement. C’était la période où les ouvriers
bénéficiaient de plusieurs assurances sociales », souligne
Barakat. Selon ses propos, l’ouvrier jouissait d’un certain
prestige, ce qui lui permettait de mener une vie stable.
Mais la situation a commencé à changer en 1977, avec
l’ouverture économique. Et ce qui avait aggravé la
situation, la privatisation de certaines usines en 1992. La
vie de l’ouvrier égyptien s’est trouvée chamboulée. « Il
suffit de préciser que notre usine comptait environ 5 000
ouvriers. Aujourd’hui, il n’en reste plus que 1 000. La
nouvelle génération n’est plus motivée pour exercer des
métiers à risques sans aucune mesure de protection »,
dit-il. Selon Barakat, l’ouvrier ne bénéficie aujourd’hui
d’aucune assurance médicale ou de prime de risques. Il
n’existe pas de syndicats libres pouvant défendre les
intérêts réels des ouvriers.
Armé
de ses convictions, Barakat a mené deux vies en une. Il
s’est lancé dans la lutte ouvrière. Une bataille qui lui a
coûté cher, puisqu’il a été arrêté à plusieurs reprises.
Sept fois entre 1977 et 1982, sous prétexte de faire partie
d’une cellule qui vise à renverser le régime politique. Il a
écopé de plusieurs peines de prison allant de 2 à 16 mois.
Arrêté encore en 1989, il a passé 21 jours en taule. En
prison, il a tissé des amitiés avec des journalistes et
intellectuels égyptiens et a découvert en lui d’autres
talents. « Je pense que les moments de crises peuvent
parfois être investis de manière différente et profitable.
Car j’ai pu en prison poursuivre mes études universitaires
et obtenir enfin ma licence en droit ».
Aujourd’hui, Saber porte encore le flambeau du mouvement
ouvrier. Ses relations étroites avec ses collègues, son long
périple et ses nombreux déplacements dans divers secteurs
industriels lui ont permis de saisir de près les souffrances
des ouvriers. Il s’occupe du comité de la coordination des
droits et de la liberté syndicale des ouvriers. Un des rares
réseaux resté légal, à travers lequel les ouvriers ont la
possibilité de s’exprimer.
Cela fait 41 ans que Saber travaille dans l’usine de
métallurgie de Choubra Al-Kheima, une cité industrielle aux
environs du Caire. Sa mission consiste à veiller au bon
fonctionnement des machines et à contrôler les opérations de
fusion et de coulée. Au sein de cette fournaise et avec une
agilité déconcertante, Barakat se déplace d’une machine à
l’autre. Tout comme sa vie, sa journée est faite de hauts et
de bas. Un emploi du temps rigoureux qui répond à la cadence
de chaque machine. Barakat se lève chaque jour à 4 heures du
matin. A 6 heures, c’est la relève de l’équipe de nuit par
celle du jour, un moment important où il doit prendre note
du rapport détaillé, consigné par son collègue et sur lequel
sont mentionnées quelques solutions en cas de panne. Très
sollicité, Barakat ne semble pas être perturbé par les
nombreux coups de fil émanant des unités de production. Etre
responsable de la maintenance dans une unité métallurgique
aussi importante et qui date des années 1940 n’est pas une
mince affaire. « Tout doit fonctionner, car un arrêt de
production risque de nous coûter très cher. La coulée de
métal peut se refroidir et coller sur les parois du fourneau
en brique. Et dans ce cas, la seule solution est de le
démolir. Une opération difficile et fort coûteuse. Le rôle
de la personne qui s’occupe de la maintenance est
primordial. Il est comme l’ambulancier qui doit donner les
premiers soins d’urgence pour éviter une catastrophe »,
explique Saber avec fierté. Il confie qu’avec l’expérience,
il a fini par tisser une relation intime avec ses machines.
« Je les compare à mes enfants. Lorsque je pose ma main sur
l’une d’elles et qu’elle est chaude, je sais que quelque
chose ne va pas et je ne la lâche que lorsqu’elle est en bon
état de marche.
Il m’arrive de passer une journée entière pour découvrir les
raisons d’une panne », poursuit Saber. Et ce contact n’est
pas sans risque, car toute machine peut se retourner contre
son propre maître. « Les personnes chargées de la
maintenance ont toujours cette phrase dans la bouche, comme
quoi chaque machine est habitée par un djinn et doit se
nourrir du sang d’un ouvrier pour que le travail continue.
Ils prennent la vie avec philosophie et disent qu’il n’y a
aucun métier sans sacrifices », souligne Saber. Sa longue
expérience lui a appris qu’il faut s’attendre à tout avec
une machine en panne. « Je ne peux oublier le jour où l’un
de mes collègues a été pris par une machine et a eu le corps
déchiqueté. Il se tenait debout sur une perche qui a cédé
sous ses pieds. C’est la scène la plus tragique que j’ai
vécue entre les murs délabrés de cette fonderie ».
Quand il n’est pas en bleu de travail, il active. « J’ai
présenté un rapport à l’Organisation Internationale du
Travail (OIT) ainsi qu’au Conseil égyptien des droits de
l’homme. Ce rapport assure que les syndicats actuels ne
représentent pas les intérêts des ouvriers. Il suffit de
mentionner que « l’Union des ouvriers égyptiens ne compte
que 4 millions de membres, alors que le nombre de
travailleurs est bien plus important. D’ailleurs, l’Etat
essaye depuis les années 1960 de soudoyer ces unions qui
finissent par se soumettre au régime politique ». Pourtant,
il existe, aujourd’hui et selon lui, un mouvement ouvrier
actif et indépendant, qui œuvre pour les intérêts de la
masse laborieuse que l’on tente de détruire ou de réduire
son rôle. A la tête du mouvement ouvrier, Saber ne rate
aucune occasion pour soutenir ses collègues dans d’autres
secteurs industriels. « Saber est actuellement l’un des plus
importants leaders de la lutte ouvrière en Egypte », estime
Khaled Ali, directeur du Centre Hicham Moubarak pour les
droits de l’homme et du comité de coordination des droits et
des libertés syndicales des ouvriers. C’est l’heure de la
pause. Saber ne quitte jamais son poste de travail. Son
moment de repos, il le consacre à lire un ouvrage de son
écrivain fétiche Youssef Idriss au bien à écouter sa
chanteuse préférée Fayrouz. Parfois, il se lance dans un
débat houleux avec ses collègues.
En fin
de journée, il retourne finalement chez lui. Au sein de sa
famille, on le soutient dans ses deux vies. Grâce à son
esprit avant-gardiste et à sa culture, il a su s’imposer. Sa
femme médecin et sa fille enseignante à l’université
respectent sa carrière. Quant à lui, il arbore son statut
d’ouvrier comme un emblème et malgré la libéralisation et
les privatisations, il ne lâche pas prise et continue plus
que jamais sa lutte ouvrière .
Dina
Darwich