Poète et écrivain engagé dans les années 1960, incarcéré
dans les années 70, Abdellatif
Lâabi ne cesse de
chercher l’universel dans son exil français. Il semble avoir
résolu son ambivalence : écrivain du Maroc avec l’ambition
de penser le monde.
Citoyen absolu
On le reconnaît tout de suite dans les conférences qui
abordent la poésie, la traduction ou les questions
culturelles brûlantes. Comme c’était le cas au Forum des
troupes indépendantes de théâtre tenu à Alexandrie au début
de l’année. Petit de taille, cheveux gris, Abdellatif Lâabi
assure, sur un ton de connaisseur, fait la critique,
classifie, théorise et ne tarde pas à dénoncer. Il ne cesse
de s’autocritiquer, ou de souligner l’importance de la
critique de soi pour se mettre en légitimité de critiquer
l’autre. Exilé depuis 1987 pour vivre en France, il se
présente aujourd’hui comme citoyen du monde, Marocain oui,
mais il veut évoluer et regarder l’univers d’un point de vue
plus global. « Aujourd’hui, je me sens d’abord et avant tout
un citoyen du monde, mais qui transporte avec lui ses
racines (donc sa propre culture, son attachement à son pays
d’origine), mais moi je ne m’arrête pas à un pays. J’ai
besoin de l’humanité, j’ai besoin du monde pour fonctionner
en tant qu’écrivain, en tant qu’intellectuel ». S’il est
considéré parmi les écrivains nomades qui démarrent des
périphéries pour s’orienter vers les centres en Europe ou
autres, s’il est imprégné de la culture de l’entre-deux, de
ce « ni l’un ni l’autre », mais aussi « et l’un et l’autre
», Abdellatif Lâabi avoue être un schizophrène heureux.
L’exil obligé s’est avéré la distance, l’éloignement qui
paradoxalement le rapproche de son pays, le rapproche du
sens de la liberté. Il devient une condition de
l’épanouissement et de la créativité. « Encore que dans nos
pays, on n’est pas des citoyens véritablement. La
citoyenneté, cela veut dire un certain nombre de droits,
cela veut dire une véritable démocratie, un fonctionnement
véritable de celle-ci. Comme on ne peut pas réaliser notre
désir de citoyenneté dans nos propres pays, on essaye de
devenir des citoyens du monde, de voir dans ce que le monde
aussi nous propose pour notre propre épanouissement, liberté
personnelle. Je crois que c’est un grand problème chez nous.
On accepte finalement de pouvoir vivre dans un pays du monde
arabe dans des conditions qui ne permettent pas
l’épanouissement, ou la création. Pour que la création
s’épanouisse, il faut un certain nombre de conditions, dont
la liberté d’expression et de pensée ».
Ne voulant jamais se cantonner dans les moules, il affirme
que l’identité n’est pas un héritage, mais un processus de
créativité qui ressemble à l’écriture d’un poème.
Ainsi, aujourd’hui n’est-il pas loin d’hier. Dans le temps,
il dénonçait inlassablement le système politique, les
conditions injustes dans la société. Dans cette Fès où les
enfants dans les ruelles et les cimetières jouent au foot
pieds nus pour ne pas abîmer leurs chaussures. A
l’indépendance, en 1956, il a quatorze ans et étudie la
langue française à l’école coloniale. Tout a commencé en
1965, après le diplôme de lettres françaises de l’Université
de Rabat, un accident va accélérer la tourmente politique,
il s’agit du massacre de milliers d’enfants qui manifestent
pacifiquement à Casablanca. L’activiste de gauche qui va
rejoindre le Parti pour la libération et le socialisme pour
le quitter et devenir en 1970 l’un des fondateurs du
mouvement clandestin d’extrême gauche Ilal-Amam (en avant)
ne cesse de mettre en cause les problèmes de la société
marocaine sous le régime dictatorial de l’époque. Dans la
poésie, le maître mot chez Lâabi, il écrit, frappé par
l’événement de 1965 : « Pour mille et un enfants/ Effacés/
d’un trait de haine/ à l’aube muette/ des peuples fous de
parole … ».
Dans le champ intellectuel, il commence en 1966 l’aventure
de la revue Anfas (souffles), l’organe d’expression d’une
nouvelle génération d’écrivains et d’artistes, qui n’épargne
aucune question agitant la scène intellectuelle. Cette
revue, « organe de la révolution poétique, non seulement au
Maroc, mais aussi au Maghreb et en Afrique », lui a valu
plus tard la détention politique lorsque, à la suite d’un
coup d’Etat, le régime a voulu briser toute résistance et
s’est retourné contre les intellectuels. Il est condamné à
10 ans de prison en 1973, et au bout de huit ans et demi,
grâce à une campagne internationale en sa faveur, il est
libéré. Même en prison, il ne cesse d’être libre et de
reconnaître sa liberté. « La prison m’a beaucoup appris sur
moi-même, sur l’étrange continent de mon corps et de ma
mémoire, sur mes passions et leur tout aussi étrange
labyrinthe de racines, sur ma force et ma faiblesse, mes
capacités et mes limites. La prison est donc une impitoyable
école de transparence ».
Au bout de cinq ans, il quitte le Maroc pour la France.
Exilé ? Il n’avait pas d’autre choix, mais il le vit de
plein gré. « Une bonne partie de la créativité arabe n’a pas
aujourd’hui d’autre qibla que l’Europe pour qu’elle puisse
vivre dans des conditions normales, s’exprimer librement,
sauvegarder leur vie tout simplement. Donc, au lieu de jeter
tout le temps la pierre à l’Europe, de son incompréhension,
de lui reprocher l’époque coloniale qui est bien derrière
nous maintenant, cela fait presque un demi-siècle, on a
dépassé tout cela. Il va falloir nouer des liens différents
avec l’Europe qui est aujourd’hui le lieu où une partie
importante de la culture arabe peut s’exprimer librement ».
Une voix déterminée, un style européen, un accent presque
parisien, l’air décidé, réconcilié, disons, avec lui-même :
« Très franchement, je crois que l’on a l’habitude de
pleurer sur nous-mêmes, de l’auto-flagellation. Je crois que
la plupart des intellectuels de valeur en Europe ont une
situation tout à fait correcte ».
Abdellatif Lâabi est membre de la prestigieuse Académie
Mallarmé, il publie son recueil Ecris la vie en 2005 et
Œuvre poétique en 2006 aux prestigieuses éditions La
Différence. « Je crois que dans ce que j’écris, il y a un
nombre d’Européens qui s’y reconnaissent, qui reconnaissent
que moi, qui viens d’ailleurs, je pose des questions
essentielles qu’ils ne trouvent pas dans leur propre
littérature ». Ecrivant en français sur les terres
gauloises, il renchérit : « La langue française est une
langue profane, et ça m’arrange ». Néanmoins, ce n’était pas
un choix : « J’ai été à l’école coloniale, je n’ai pas
appris la langue arabe à l’école, il m’a fallu plus tard
faire un travail en solitaire pour m’imprégner de la langue
arabe classique de la littérature ».
Pourtant, sa langue marocaine orale, celle qu’il maîtrisait
mais qui est marginalisée institutionnellement, donnait à
ses poèmes une dimension particulière. Elle est déterminante
dans sa façon d’écrire, et son lecteur français le sait très
bien et s’en réjouit de repérer cette différence. « Jusqu’à
l’âge adulte pratiquement, les deux langues que je
connaissais étaient l’arabe marocain et le français. C’est
dans cette langue que ma sensibilité s’est constituée, c’est
la langue qui m’a permis de nommer les choses, d’exprimer
mes sentiments, ma colère, ma joie, etc. En France, parfois
je me mets dans ma chambre et je parle tout seul, j’ai
envie, j’ai besoin d’entendre la musicalité de cette langue,
certains mots. Donc, c’est une langue qui forge, qui est
dans la trame de mon écriture ».
Il est défenseur de la langue populaire, celle qui a fait
tollé dans les années 20 et 30 du siècle dernier, lorsque
des écrivains ont essayé d’écrire en égyptien, libanais ou
syrien. Question brûlante qui, heureusement selon lui, est
soulevée d’une manière précise dans le Maghreb. « Quand j’ai
commencé à écrire, mon problème était d’opérer une rupture
avec la littérature occidentale, parce qu’il fallait faire
émerger une nouvelle littérature, débarrassée de l’esprit
colonial, mais en même temps une littérature liée à ce
background culturel populaire ». Ainsi, écrire la poésie en
langue française, elle a tout de suite chez Lâabi une
dimension orale. Oralité qui n’existe pas tellement dans la
poésie européenne, écrite et faite pour être lue avec les
yeux. Alors que chez lui, il écrit une poésie qui peut être
lue avec les yeux mais qui gagne quand elle est lue à haute
voix.
Son rapport avec la langue ne touche pas seulement les
différents genres littéraires (poésie, roman, comme Le Fond
de la jarre, Théâtre, comme Exercices de tolérance,pour enfants, comme Devine), mais il est également « passeur
de mots ». La bibliothèque de la littérature arabe traduite
en français est garnie de sa signature, une anthologie de la
poésie palestinienne avec des poètes tels que Mahmoud
Darwich, Samih Al-Qassem, l’Iraqien Abdel-Wahab Al-Bayati,
les Syriens Mohamed Al-Maghout, Hanna Mina et Farraj
Birraqdar. Pour lui, la traduction assure d’un côté à
transmettre les valeurs littéraires en Europe, mais aussi à
mener des combats. Il se souvient de la campagne
internationale de solidarité en faveur du poète militant
Birraqdar, qui a passé 14 ans en prison, et comment la
traduction a servi en quelque sorte, ce qui a mené enfin à
sa libération. Quant à l’engagement dans la littérature,
pour lui qui a traduit la poésie de la résistance et qui se
place aujourd’hui en pleine modernité, il affirme qu’il faut
évoluer et ne pas s’enfermer dans des vieilles notions, car
même les plus militants, comme Darwich par exemple, qui ne
cesse aujourd’hui de renouveler « car il est un humain avant
d’être un Palestinien ».
L’humain prévaut pour lui avant tout, et l’écriture est une
façon de donner un sens à sa vie, de le célébrer à sa façon.
« Je ne sais pas si c’est un sentiment très partagé, moi je
n’arrête pas de découvrir, de m’émerveiller de ce miracle de
la vie que je ressens en moi. Le fait d’être vivant, c’est
miraculeux. Mais encore faut-il en être conscient.
L’écriture est une façon aussi de célébrer ce miracle de la
vie, surtout que la mort nous guette à tous les instants, la
guerre, les oppressions ». Il dénonce toutes les formes
arbitraires de la violence. Mais sa façon de débattre est en
proclamant et en célébrant la vie. C’est quelqu’un qui
défend avec acharnement l’héritage de notre espèce : « Il
faut s’élever. Moi, je suis Arabe mais je suis un être
humain. Je suis un terrien, ma patrie, c’est la terre, c’est
cette planète. Même si mon pays d’origine, je sais ce que
c’est » .
Dina
Kabil