Al-Ahram Hebdo, Visages | Abdellatif Lâabi , Citoyen absolu
  Président Salah Al-Ghamry
 
Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 4 à 10 avril 2007, numéro 656

 

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Visages

Poète et écrivain engagé dans les années 1960, incarcéré dans les années 70, Abdellatif Lâabi ne cesse de chercher l’universel dans son exil français. Il semble avoir résolu son ambivalence : écrivain du Maroc avec l’ambition de penser le monde. 

Citoyen absolu 

On le reconnaît tout de suite dans les conférences qui abordent la poésie, la traduction ou les questions culturelles brûlantes. Comme c’était le cas au Forum des troupes indépendantes de théâtre tenu à Alexandrie au début de l’année. Petit de taille, cheveux gris, Abdellatif Lâabi assure, sur un ton de connaisseur, fait la critique, classifie, théorise et ne tarde pas à dénoncer. Il ne cesse de s’autocritiquer, ou de souligner l’importance de la critique de soi pour se mettre en légitimité de critiquer l’autre. Exilé depuis 1987 pour vivre en France, il se présente aujourd’hui comme citoyen du monde, Marocain oui, mais il veut évoluer et regarder l’univers d’un point de vue plus global. « Aujourd’hui, je me sens d’abord et avant tout un citoyen du monde, mais qui transporte avec lui ses racines (donc sa propre culture, son attachement à son pays d’origine), mais moi je ne m’arrête pas à un pays. J’ai besoin de l’humanité, j’ai besoin du monde pour fonctionner en tant qu’écrivain, en tant qu’intellectuel ». S’il est considéré parmi les écrivains nomades qui démarrent des périphéries pour s’orienter vers les centres en Europe ou autres, s’il est imprégné de la culture de l’entre-deux, de ce « ni l’un ni l’autre », mais aussi « et l’un et l’autre », Abdellatif Lâabi avoue être un schizophrène heureux. L’exil obligé s’est avéré la distance, l’éloignement qui paradoxalement le rapproche de son pays, le rapproche du sens de la liberté. Il devient une condition de l’épanouissement et de la créativité. « Encore que dans nos pays, on n’est pas des citoyens véritablement. La citoyenneté, cela veut dire un certain nombre de droits, cela veut dire une véritable démocratie, un fonctionnement véritable de celle-ci. Comme on ne peut pas réaliser notre désir de citoyenneté dans nos propres pays, on essaye de devenir des citoyens du monde, de voir dans ce que le monde aussi nous propose pour notre propre épanouissement, liberté personnelle. Je crois que c’est un grand problème chez nous. On accepte finalement de pouvoir vivre dans un pays du monde arabe dans des conditions qui ne permettent pas l’épanouissement, ou la création. Pour que la création s’épanouisse, il faut un certain nombre de conditions, dont la liberté d’expression et de pensée ».

Ne voulant jamais se cantonner dans les moules, il affirme que l’identité n’est pas un héritage, mais un processus de créativité qui ressemble à l’écriture d’un poème.

Ainsi, aujourd’hui n’est-il pas loin d’hier. Dans le temps, il dénonçait inlassablement le système politique, les conditions injustes dans la société. Dans cette Fès où les enfants dans les ruelles et les cimetières jouent au foot pieds nus pour ne pas abîmer leurs chaussures. A l’indépendance, en 1956, il a quatorze ans et étudie la langue française à l’école coloniale. Tout a commencé en 1965, après le diplôme de lettres françaises de l’Université de Rabat, un accident va accélérer la tourmente politique, il s’agit du massacre de milliers d’enfants qui manifestent pacifiquement à Casablanca. L’activiste de gauche qui va rejoindre le Parti pour la libération et le socialisme pour le quitter et devenir en 1970 l’un des fondateurs du mouvement clandestin d’extrême gauche Ilal-Amam (en avant) ne cesse de mettre en cause les problèmes de la société marocaine sous le régime dictatorial de l’époque. Dans la poésie, le maître mot chez Lâabi, il écrit, frappé par l’événement de 1965 : « Pour mille et un enfants/ Effacés/ d’un trait de haine/ à l’aube muette/ des peuples fous de parole … ».

Dans le champ intellectuel, il commence en 1966 l’aventure de la revue Anfas (souffles), l’organe d’expression d’une nouvelle génération d’écrivains et d’artistes, qui n’épargne aucune question agitant la scène intellectuelle. Cette revue, « organe de la révolution poétique, non seulement au Maroc, mais aussi au Maghreb et en Afrique », lui a valu plus tard la détention politique lorsque, à la suite d’un coup d’Etat, le régime a voulu briser toute résistance et s’est retourné contre les intellectuels. Il est condamné à 10 ans de prison en 1973, et au bout de huit ans et demi, grâce à une campagne internationale en sa faveur, il est libéré. Même en prison, il ne cesse d’être libre et de reconnaître sa liberté. « La prison m’a beaucoup appris sur moi-même, sur l’étrange continent de mon corps et de ma mémoire, sur mes passions et leur tout aussi étrange labyrinthe de racines, sur ma force et ma faiblesse, mes capacités et mes limites. La prison est donc une impitoyable école de transparence ».

Au bout de cinq ans, il quitte le Maroc pour la France. Exilé ? Il n’avait pas d’autre choix, mais il le vit de plein gré. « Une bonne partie de la créativité arabe n’a pas aujourd’hui d’autre qibla que l’Europe pour qu’elle puisse vivre dans des conditions normales, s’exprimer librement, sauvegarder leur vie tout simplement. Donc, au lieu de jeter tout le temps la pierre à l’Europe, de son incompréhension, de lui reprocher l’époque coloniale qui est bien derrière nous maintenant, cela fait presque un demi-siècle, on a dépassé tout cela. Il va falloir nouer des liens différents avec l’Europe qui est aujourd’hui le lieu où une partie importante de la culture arabe peut s’exprimer librement ». Une voix déterminée, un style européen, un accent presque parisien, l’air décidé, réconcilié, disons, avec lui-même : « Très franchement, je crois que l’on a l’habitude de pleurer sur nous-mêmes, de l’auto-flagellation. Je crois que la plupart des intellectuels de valeur en Europe ont une situation tout à fait correcte ».

Abdellatif Lâabi est membre de la prestigieuse Académie Mallarmé, il publie son recueil Ecris la vie en 2005 et Œuvre poétique en 2006 aux prestigieuses éditions La Différence. « Je crois que dans ce que j’écris, il y a un nombre d’Européens qui s’y reconnaissent, qui reconnaissent que moi, qui viens d’ailleurs, je pose des questions essentielles qu’ils ne trouvent pas dans leur propre littérature ». Ecrivant en français sur les terres gauloises, il renchérit : « La langue française est une langue profane, et ça m’arrange ». Néanmoins, ce n’était pas un choix : « J’ai été à l’école coloniale, je n’ai pas appris la langue arabe à l’école, il m’a fallu plus tard faire un travail en solitaire pour m’imprégner de la langue arabe classique de la littérature ».

Pourtant, sa langue marocaine orale, celle qu’il maîtrisait mais qui est marginalisée institutionnellement, donnait à ses poèmes une dimension particulière. Elle est déterminante dans sa façon d’écrire, et son lecteur français le sait très bien et s’en réjouit de repérer cette différence. « Jusqu’à l’âge adulte pratiquement, les deux langues que je connaissais étaient l’arabe marocain et le français. C’est dans cette langue que ma sensibilité s’est constituée, c’est la langue qui m’a permis de nommer les choses, d’exprimer mes sentiments, ma colère, ma joie, etc. En France, parfois je me mets dans ma chambre et je parle tout seul, j’ai envie, j’ai besoin d’entendre la musicalité de cette langue, certains mots. Donc, c’est une langue qui forge, qui est dans la trame de mon écriture ».

Il est défenseur de la langue populaire, celle qui a fait tollé dans les années 20 et 30 du siècle dernier, lorsque des écrivains ont essayé d’écrire en égyptien, libanais ou syrien. Question brûlante qui, heureusement selon lui, est soulevée d’une manière précise dans le Maghreb. « Quand j’ai commencé à écrire, mon problème était d’opérer une rupture avec la littérature occidentale, parce qu’il fallait faire émerger une nouvelle littérature, débarrassée de l’esprit colonial, mais en même temps une littérature liée à ce background culturel populaire ». Ainsi, écrire la poésie en langue française, elle a tout de suite chez Lâabi une dimension orale. Oralité qui n’existe pas tellement dans la poésie européenne, écrite et faite pour être lue avec les yeux. Alors que chez lui, il écrit une poésie qui peut être lue avec les yeux mais qui gagne quand elle est lue à haute voix.

Son rapport avec la langue ne touche pas seulement les différents genres littéraires (poésie, roman, comme Le Fond de la jarre, Théâtre, comme Exercices de tolérance,pour enfants, comme Devine), mais il est également « passeur de mots ». La bibliothèque de la littérature arabe traduite en français est garnie de sa signature, une anthologie de la poésie palestinienne avec des poètes tels que Mahmoud Darwich, Samih Al-Qassem, l’Iraqien Abdel-Wahab Al-Bayati, les Syriens Mohamed Al-Maghout, Hanna Mina et Farraj Birraqdar. Pour lui, la traduction assure d’un côté à transmettre les valeurs littéraires en Europe, mais aussi à mener des combats. Il se souvient de la campagne internationale de solidarité en faveur du poète militant Birraqdar, qui a passé 14 ans en prison, et comment la traduction a servi en quelque sorte, ce qui a mené enfin à sa libération. Quant à l’engagement dans la littérature, pour lui qui a traduit la poésie de la résistance et qui se place aujourd’hui en pleine modernité, il affirme qu’il faut évoluer et ne pas s’enfermer dans des vieilles notions, car même les plus militants, comme Darwich par exemple, qui ne cesse aujourd’hui de renouveler « car il est un humain avant d’être un Palestinien ».

L’humain prévaut pour lui avant tout, et l’écriture est une façon de donner un sens à sa vie, de le célébrer à sa façon. « Je ne sais pas si c’est un sentiment très partagé, moi je n’arrête pas de découvrir, de m’émerveiller de ce miracle de la vie que je ressens en moi. Le fait d’être vivant, c’est miraculeux. Mais encore faut-il en être conscient. L’écriture est une façon aussi de célébrer ce miracle de la vie, surtout que la mort nous guette à tous les instants, la guerre, les oppressions ». Il dénonce toutes les formes arbitraires de la violence. Mais sa façon de débattre est en proclamant et en célébrant la vie. C’est quelqu’un qui défend avec acharnement l’héritage de notre espèce : « Il faut s’élever. Moi, je suis Arabe mais je suis un être humain. Je suis un terrien, ma patrie, c’est la terre, c’est cette planète. Même si mon pays d’origine, je sais ce que c’est » .

Dina Kabil

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Jalons

1942 : Naissance à Fès, au Maroc.

1964 : Mariage avec Jocelyne qui l’accompagne aussi dans sa passion du théâtre et signe avec lui despour enfants.

1972 : Arrestation, torture et condamnation à 10 ans de prison.

1985 : Départ et résidence en France.

2006 : Œuvre poétique, volume I, avec une préface de Jean-Luc Wauthier, éditions La Différence, Paris.

4 avril 2006 : Le Prix de poésie Alain Bosquet.

 

 

 




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