Tradition .
La galabiya traditionnelle des vilageoises et des bédouines
n’a pratiquement plus droit de cité parmi les femmes
égyptiennes. Pourtant, stylistes et intelectuelles issues de
l’élite s’investissent corps et âme pour faire revivre ce
patrimoine vestimetaire.
Des femmes qui ont choisi l'exception
En
lui rendant visite, on ne peut s’empêcher de tout admirer.
Du décor typiquement oriental, aux meubles inspirés du
patrimoine islamique, en passant par les tapis et rideaux
portant des calligraphies et poèmes arabes, jusqu’à son
costume qui n’est autre qu’une galabiya portée par les
femmes du Sinaï. Chez Chahira Mehrez, tout est fait avec
goût, mais surtout avec sélection. C’est en fait sa
philosophie dans la vie : « Il faut savoir éliminer avec
sélection et aussi absorber avec sélection ». C’est ainsi
qu’elle qualifie son rapport avec les autres cultures. Elle
qui a consacré toute sa vie à la recherche de son identité,
à la compréhension des autres cultures mais surtout de la
sienne, a dû faire un long parcours pour en arriver là. Elle
est considérée comme l’une des plus importantes stylistes
égyptiennes. Sa particularité est d’avoir réussi à
collectionner un nombre impressionnant de costumes
traditionnels de toutes les régions d’Egypte. Et ce n’est
pas tout. Voulant faire revivre ce costume qui est en voie
de disparition, elle a commencé par reproduire de nouvelles
collections inspirées de ce costume et les mettre sur le
marché. Une mission extrêmement difficile puisqu’il s’agit
surtout de faire face à tout un style de vie, très
occidentalisé. « Nous ne connaissons rien de notre culture,
nous vivons le rêve occidental. Nos bâtiments, nos meubles,
nos chansons et nos vêtements, tout autour de nous est
occidental ». Le costume traditionnel n’était pas sa
préoccupation au départ. C’est en se posant des questions
sur sa culture qu’elle a décidé de s’y mettre. « Dès mon
enfance, j’ai réalisé que je vivais dans un monde
contradictoire. Je rêvais en français alors que je n’étais
pas française. Je ne vivais pas dans la réalité. J’étais une
fille arabe dans un contexte qui se voulait très occidental,
une falsification à la base ». De l’architecture à l’art
islamique, elle a fait ses recherches dans les origines. «
Je suis choquée par la façon dont on qualifie notre culture.
Le mot baladi est devenu une insulte alors qu’il est censé
qualifier tout ce qui est authentique, tout ce qui est nous,
en fait ».
En faisant le tour des villages, des bourgs et des oasis d’Egypte,
elle a été fascinée par la multitude de styles d’habits
portés par les villageoises, les Saïdies ou les bédouines. A
chaque région son style inspiré des éléments de son milieu.
« Les galabiyas de la fellaha (la paysanne) sont ornées de
fleurs alors que celle de la bédouine du Sinaï est brodée de
dessins en forme de poissons. Les couleurs gaies des
costumes du Delta deviennent plus foncées dans les villages
de la Haute-Egypte où les mœurs sont plus conservatrices »,
explique Neam Al-Baz, écrivain qui a décidé de porter des
galabiyas traditionnelles depuis plus de 25 ans.
Les dernières couturières dans les villages
Sa décision tire ses origines de sa relation étroite avec
Reaya Al-Nemr, une pionnière dans ce domaine. Cette
styliste, décédée il y a quelques années, est considérée
comme l’une des premières à avoir reproduit des costumes
traditionnels en Egypte. La collection de galabiyas qu’elle
a rassemblée de toutes les provinces porte actuellement son
nom et est exposée à la Bibliothèque d’Alexandrie. Elle a
ressuscité des robes telles que Al-Girgar d’Assouan,
Al-Malass de Charqiya, Al-Talli d’Assiout, Fatafit Al-Sokkar,
faite des restes de tissus et portée par les paysannes du
Delta. Neam Al-Baz se sent chagrinée lorsqu’elle assiste à
une conférence à l’étranger et qu’elle se trouve entourée de
femmes indiennes, soudanaises ou japonaises, toutes
s’attachant fermement à leur costume national.
En
Egypte, celles qui ont choisi ce mode vestimentaire
traditionnel ne sont pas des femmes madame tout-le-monde. La
plupart d’entre elles viennent du milieu intellectuel, à
savoir des actrices, des speakerines, des metteuses en
scène, des écrivaines, etc. Bref, une élite.
Pour celles-ci, il s’agit surtout d’un moyen d’expression,
une manière d’afficher leurs choix et opinions sur la
question de l’appartenance. « Un costume traditionnel ne se
démode pas. On ne le jette pas en fin de saison. La mode
industrielle a réussi à imposer ses lois. Cette année la
taille basse, le talon carré, le bout pointu, et l’année
prochaine une autre mode, ce qui veut dire qu’on doit tout
jeter pour acheter d’autres pièces. C’est de la folie »,
s’indigne Chahira Mehrez.
Aujourd’hui, le mode vestimentaire traditionnel survit dans
de rares régions. Dans les villages du Delta, le jour du
souq (le marché), les paysannes portent leurs plus belles
robes ornées avec la sofra (le corsage brodé), les plissés
en bas et la qatba vers les épaules. Cette rencontre
hebdomadaire ressemble à un défilé de la mode paysanne. Ce
sont deux ou trois couturières du village qui taillent ces
robes.
« En fouinant dans les villages, j’avais la chance de
trouver ces couturières. Je leur ai demandé de refaire les
mêmes robes traditionnelles que portent les femmes de leur
village. Je voulais copier les mêmes modèles et les garder
pour qu’ils ne tombent pas dans l’oubli. J’ai fait une sorte
d’archives liant chaque robe à son époque et sa région »,
explique Chahira. Son objectif était de refaire naître le
costume traditionnel dans son propre milieu et par ses
propres habitants. Sett Ihsane, sett Nosra, sett Badiaa sont
des couturières de renommée qui ont pu sauvegarder la
confection des galabiyas traditionnelles dans leurs propres
villages.
Pourtant, les dernières couturières sont en train de
disparaître. Ce qui a incité des stylistes, comme Chahira, à
apprendre à des couturières cairotes à reproduire les
costumes typiques des provinces d’Egypte. Sett Zakiya est
une couturière de la région de Kerdassa. Elle est connue
pour ses doigts de fée et son talent de faire des broderies
sur les galabiyas.
« Je me sens unique »
Attiyat Al-Abnoudi, réalisatrice de films documentaires, est
une cliente fidèle de sett Zakiya depuis qu’elle a décidé de
porter la galabiya typiquement paysanne il y a plus de 20
ans. En optant pour ce choix, elle cherchait surtout le
confort. Sa simplicité et son amour des gens marginalisés
ont été à l’origine de cette décision. « Je me sens
totalement dépaysée dans tout ce qui est moderne »,
confie-t-elle. Cette femme d’origine villageoise ne se sent
à l’aise que dans les quartiers populaires. « J’ai passé les
plus belles années de ma vie dans le quartier de Sayeda
Zeinab ». Attiyat a renoncé à la mode moderne car elle a
réalisé qu’elle ne pourra jamais se sentir « spéciale » en
la portant. « Je faisais partie d’une masse qui se
ressemble. Je n’ai pas les moyens de porter des pièces
signées. je devais donc finir par acheter de l’imitation.
Avec ma galabiya paysanne, je me sens unique ». Pour elle,
tout ce qui est original a de la valeur. Son khôl égyptien
pour maquiller ses yeux noirs ou le henné pour la teinture
de ses cheveux, tout est inspiré du folklore égyptien.
Attiyat est fière de nous étaler sa garde-robe constituée
uniquement de galabiyas. Elle en a pour toutes les
occasions. La brodée avec extravagance pour les mariages, la
chic et classique pour les festivals et conférences, la
noire pour les deuils, et enfin la simple et confortable
pour la maison. « Une galabiya ne me coûte pas plus de 25
L.E. pour le tissu et 25 autres pour la confection. A ce
prix raisonnable, j’ai une belle pièce qui a le mérite
d’être, en plus, confortable ».
A chaque fois qu’elle décide de faire une nouvelle galabiya,
elle vit toutes les étapes avec fascination, comme si
c’était la première fois. « J’ajoute ma propre touche. Je
mélange différents tissus, choisis des dessins nouveaux pour
la broderie du corsage, j’invente des plis ... De l’achat du
tissu jusqu’au jour où je prends ma galabiya, c’est toute
une aventure, une attente avec impatience ». Ce qu’elle
adore le plus dans sa galabiya, c’est que tout a une
fonction particulière. « La paysanne a cet art de rajouter
des détails qui ont chacune une fonction. Consciente qu’elle
ne pourra pas, vu ses moyens, s’acheter une galabiya chaque
mois, elle a tout fait pour que la sienne soit le plus
durable. Les plis sur les épaules lui permettent d’allonger
les manches si le tissu rétrécit au lavage. La même loi
s’applique sur les plis d’en bas », explique Attiyat. Quant
au corsage, taillé la plupart du temps en velours noir pour
attirer l’attention, tout est fait pour lui donner plus de
charme et de richesse. La villageoise laisse libre cours à
son imagination et à sa créativité pour choisir ses
broderies.
Désormais, Attiyat et sa galabiya de paysanne ne font plus
qu’un. C’est devenu son trait caractéristique. « Même ceux
qui ne connaissent pas mon nom m’appellent la réalisatrice à
la galabiya ».
D’ailleurs, cette description lui convient parfaitement et
elle en est toute fière. Pourtant, elle confie que son choix
nécessite une certaine audace. « Nous accordons beaucoup
d’importance au regard de l’autre et au jugement qu’il
portera sur nous. Nous devons être fiers de ce que nous
sommes », confie Attiyat.
Un devoir national
Elle sait que le retour du costume traditionnel est loin
d’être une réalité, il reste un rêve. La jeune génération
est éblouie par tout ce qui est dernier cri. « Ma fille,
même si elle adore la galabiya, n’est pas prête à troquer
son jean contre un costume traditionnel », confie Attiyat.
« Nous ne demandons pas aux Egyptiennes de porter du jour au
lendemain des galabiyas, c’est un choix personnel. Mais, ce
que nous réclamons, c’est d’être plus tolérants et de
respecter le choix de celles qui portent ces galabiyas ».
En revanche, Mehrez, qui lutte pour la renaissance du
costume traditionnel, le fait par patriotisme et considère
cette mission comme un devoir national. « Cela devrait être
un projet national parrainé par l’Etat. Dans des pays du
Golfe tels que le Koweït, les femmes des diplomates sont
obligées de porter leur costume traditionnel lors des fêtes
nationales. Ainsi, ce costume est-il devenu associé à
l’élite de la société, contrairement à l’Egypte où il
demeure l’apanage de la classe démunie », regrette Mehrez.
Cette styliste a ouvert une boutique pour vendre des
galabiyas typiques, provenant de toutes les provinces
d’Egypte. Elle commence à promouvoir l’idée dans son petit
entourage, mobilisant de plus en plus de femmes de porter
cet habit.
Si l’idée n’impressionne pas tout le monde, elle réalise
graduellement du succès. « Les femmes égyptiennes de la
classe bourgeoise tiennent aujourd’hui à posséder quelques
galabiyas traditionnelles. Elles les portent dans leur villa
lors des vacances d’été ou pendant le mois de Ramadan, et
les offrent à une amie qui habite à l’étranger ou à sa fille
qui prépare son trousseau ».
Aujourd’hui, même les villageoises accordent peu d’intérêt à
ce costume traditionnel. La abaya (autre forme de galabiya
souvent de couleur noire et sobre) importée du Golfe envahit
de plus en plus les villages d’Egypte aux dépens de la
galabiya authentique. Les corsages brodés et inspirés du
milieu rural et les plis sont en voie de disparition. Peu de
régions restent fières de leurs costumes. Au Nord du Sinaï,
la bédouine n’ose pas encore céder sa galabiya noire brodée
au canevas rouge et bleu ou son borqoe (voile qui cache tout
son visage). Dans cette région d’Egypte, le costume
traditionnel demeure encore synonyme d’identité et de
fierté.
Amira
Doss