Al-Ahram Hebdo,Nulle part ailleurs | Jouer son malheur
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 Semaine du 11 au 17 avril 2007, numéro 657

 

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Nulle part ailleurs

Initiative . Chiffonniers le jour et comédiens le soir, un groupe de jeunes n’a trouvé que l’art de la scène pour s’exprimer. Ils se racontent par l’intermédiaire d’une pièce de théâtre. Reportage à Manchiyet Nasser.

Jouer son malheur

Dans le quartier des zabbalines (chiffonniers) à Manchiyet Nasser, en haut du mont de Moqattam, au sud du Caire, une odeur nauséabonde d’immondices empeste l’air. Un état des lieux désolant. Mais cela n’empêche pas un groupe de jeunes âgés entre 15 et 20 ans, originaires de ce quartier, de se regrouper chaque jour à 18 heures dans une salle des locaux de l’Association de recyclage aménagée pour faire des répétitions. La pièce de théâtre, qui s’intitule Sarkhet ériane (l’appel d’un démuni), relate la vie ô combien difficile des chiffonniers. Mission délicate pour ces acteurs en herbe qui n’ont jamais fait de théâtre. Leur objectif : transmettre un message et sensibiliser les gens sur leurs conditions de vie difficiles. Comment les gens vont-ils accueillir une pièce jouée par des zabbalines ? Vont-ils réagir à notre message ? Arrivera-t-on un jour à jouer dans un vrai théâtre, où des comédiens célèbres seront conviés à notre spectacle ?

Autant de questions qui trottent dans la tête de ces adolescents. « Nous sommes des zabbalines et fiers de l’être. Nos parents aussi. Nous vivons de ce que nous rapporte le recyclage des rebuts. La zébala (les ordures), c’est notre vie. En parallèle, nous aimons l’art et tenons à nous exprimer à travers des œuvres théâtrales », explique Romani Magdi, qui joue le rôle du diseur dans la pièce tout en ajoutant que, bien que son travail consiste à faire du porte-à-porte pour ramasser les ordures d’artistes célèbres, dont il connaît les adresses, il a constaté qu’aucun ne lui a jamais adressé la parole ou lui a donné la possibilité de s’exprimer. « Comme nous sommes sales, les gens ne dédaignent même pas nous regarder », s’indigne-t-il. Et d’ajouter : « Mon souhait le plus cher est d’arriver à travailler ma voix pour qu’elle puisse porter loin et ressembler à celle du célèbre chanteur Tareq Al-Cheikh ».

En fait, la vie de Romani a changé depuis qu’il fait du théâtre. Avant d’exercer cette activité, c’était la routine pour lui. Chaque jour, il se lève à l’aube, attend la charrette qui vient le chercher en haut de la colline, puis se dirige vers les rues et ruelles de la capitale pour collecter les rebuts. A son retour au Moqattam avec les membres de la famille, ils entament un autre travail, à savoir le triage des ordures pour les classer par catégories. Tout d’abord, récupérer tout ce qui peut servir à nourrir les bêtes, puis séparer les objets en verre, carton, plastique, et les vêtements qu’ils revendent à des commerçants spécialisés. Son travail terminé, il se retrouvait souvent dans la rue avec ses copains à ne rien faire. Une oisiveté qui le dérangeait particulièrement. Depuis que l’association L’Ame des jeunes leur a donné l’opportunité d’avoir des loisirs, les jeunes ont trouvé dans le théâtre un moyen d’extérioriser leurs souffrances. Chiffonniers la journée et comédiens le soir, une équation délicate que tentent ces jeunes d’équilibrer. Mais qu’en est-il du réalisateur qui a soulevé les ordures pour découvrir des comédiens en herbe ?

« Ces jeunes possèdent des dons artistiques. C’est par hasard que j’ai découvert les talents de certains lors d’un programme de développement dans ce quartier. Et même si je déploie beaucoup d’efforts durant les répétitions pour qu’ils puissent apprendre leurs rôles, l’idée mérite que je me donne tout ce mal. Ce programme leur permet de s’épanouir, et c’est bien l’objectif de l’association », explique le réalisateur Ali Samir, tout en ajoutant qu’il éprouve un véritable plaisir à initier ces jeunes au théâtre. « J’arrive à obtenir la meilleure expression du visage et à ressortir le meilleur d’eux-mêmes, alors que ces jeunes vivent dans les pires des conditions ». Cette catégorie de gens marginalisée possède des dons artistiques et un esprit créatif. Ambitieux, ils ont des rêves et espèrent avoir plus d’égards. « Notre rencontre avec Ali Samir a été un beau hasard du destin comme si elle nous était prédestinée », explique Soliman Adel. Talaat Kamel, responsable de ces jeunes et directeur de l’école de recyclage, projette d’emmener cette troupe au mois d’août pour donner un spectacle au Liban et dans les camps de réfugiés palestiniens. Une occasion aussi pour initier les jeunes Palestiniens au recyclage. « Notre association permet à ces chiffonniers d’être pris dans leur engrenage quotidien, de s’épanouir et de créer des objets d’art transformés des rebuts. Seul l’art peut permettre à ces chiffonniers de transmettre un message au gouvernement, qui ne semble guère se soucier de nos problèmes », souligne-t-il.

Concilier les deux vies

18h, c’est le rendez-vous sacré dans la salle de théâtre. Un décor modeste orne la scène. Les jeunes se pressent pour se mettre en place. Personne n’est en retard. Même s’ils sont éreintés par le travail de la journée, ils ne rateraient pour aucune raison la séance de répétition. Bien difficile de constater au premier abord qu’il s’agit là de jeunes chiffonniers. Vêtus de jeans et de tee-shirts bien propres, les cheveux plaqués de gel, on a l’impression que c’est un jour de fête pour eux. « Dès que je rentre du travail, je m’empresse d’enlever mes vêtements sales, de prendre une douche et d’enfiler mes plus beaux vêtements pour me diriger vers la salle de théâtre où je sens que je suis une autre personne », confie Mina, un fan du célèbre acteur Mohamad Sobhi. Très jeune, ce garçon s’amusait à faire du tam-tam à l’aide de bouteilles en plastique tout en déclamant des tirades de l’une des pièces de Sobhi.

En effet, il s’agit bien d’une représentation d’un nouveau genre : la pièce a été jouée à deux reprises, une fois au Collège de La Salle et la deuxième fois à la bibliothèque Moubarak, dans le quartier de Guiza. Et prochainement, ce spectacle sera donné au nouveau souk d’Al-Fostat. Le réalisateur ne cesse de donner des conseils. « Je veux de la concentration, rien ne doit vous troubler même si le toit de la salle tombe sur vos têtes. Le tract ne doit pas vous effrayer une fois en train de jouer, il passera ». Les jeunes commettent quelques bévues par manque de professionnalisme, mais Ali, le réalisateur, ne se montre pas trop rigoureux avec eux. La troupe déploie des efforts considérables pour mener à bien sa mission, à savoir faire comprendre aux gens la vie des zabbalines depuis 50 ans, pour la plupart originaires de Sohag, Minya et Assiout. Et ce, à travers l’histoire de Eriane, un paysan qui a quitté Deir Tassa, à Assiout, pour Le Caire. Parti vers l’aventure, dans l’espoir de faire fortune, il est entré dans le tourment de la grande ville, de ses déchets et ignorait tout du métier de chiffonniers. A l’époque, on se servait des rebuts pour faire cuire les fèves et réchauffer les fours et les bains populaires. Avec l’apparition des réchauds à pétrole, puis plus tard le gaz, on a cessé de se servir des rebuts. L’idée est donc venue à Eriane de ramasser les poubelles et de recycler les déchets et de faire de l’élevage de porcs. Un recyclage qui permet de trier le plastique des matières solides tels le bronze, l’aluminium et le plomb, ainsi que le carton, pour les revendre. Alors a commencé un véritable exode des gens des Wahat. On les appelait les Wahiya, des Oasiens venus de Kharga, Dahkla ou Farafra. Des gens avec leurs ânes et leurs chèvres avec leurs traditions millénaires. Et l’histoire de Eriane a suivi un autre cours. Se déplaçant de Ezbet Al-Ward vers plusieurs quartiers du Caire et obligés à s’installer au Moqattam en 1969 suite à la décision du gouverneur du Caire qui voulait éloigner tous les chiffonniers du centre, ils ont construit leurs chaumières, les zarayebs, des espaces servant de demeure, mais aussi de lieu de travail.

Lémmi al-khalagat ya Mastoura. Mechwar wen katab aleina (ramasse tes effets Mastoura, c’est notre destin d’être ainsi déplacés). La pièce raconte aussi leurs déboires lorsqu’un grand morceau de roc est tombé de la falaise et a coûté la vie à plusieurs d’entre eux. Sarkhet Eriane (l’appel d’un démuni) n’est que le cri de détresse de cette tranche de la population qui se rebelle face à ses conditions de vie. La pièce tire à sa fin lorsque les jeunes manifestent leur refus devant l’arrivée d’entreprises privées de collecte d’ordures, venues leur voler leur unique gagne-pain. Adham, qui joue le rôle de Eriane, a fait déjà un voyage en Angleterre pour un échange d’expériences dans le domaine du recyclage. Il confie que les chiffonniers égyptiens sont meilleurs recycleurs que les Londoniens. « Pourquoi l’Etat a-t-il fait appel à des entreprises étrangères qui n’ont pas été capables de faire le tiers du travail que nous faisons ? », s’indigne Adham tout fier de clamer son statut de chiffonnier et de comédien. Il ne cesse de répéter aux plus vieux qu’il connaît par cœur l’histoire de ses ancêtres comme s’il l’avait vécue lui-même. « Ces immondices représentent tout pour nous : nos ambitions, notre histoire et notre richesse », conclut Adham, dont le plus grand souhait est que la troupe soit parrainée par l’Etat pour donner ce spectacle dans l’un des grands théâtres du Caire.

Chahinaz Gheith

 




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