Initiative .
Chiffonniers le jour et comédiens le soir, un groupe de
jeunes n’a trouvé que l’art de la scène pour s’exprimer. Ils
se racontent par l’intermédiaire d’une pièce de théâtre.
Reportage à Manchiyet Nasser.
Jouer
son malheur
Dans
le quartier des zabbalines (chiffonniers) à Manchiyet
Nasser, en haut du mont de Moqattam, au sud du Caire, une
odeur nauséabonde d’immondices empeste l’air. Un état des
lieux désolant. Mais cela n’empêche pas un groupe de jeunes
âgés entre 15 et 20 ans, originaires de ce quartier, de se
regrouper chaque jour à 18 heures dans une salle des locaux
de l’Association de recyclage aménagée pour faire des
répétitions. La pièce de théâtre, qui s’intitule Sarkhet
ériane (l’appel d’un démuni), relate la vie ô combien
difficile des chiffonniers. Mission délicate pour ces
acteurs en herbe qui n’ont jamais fait de théâtre. Leur
objectif : transmettre un message et sensibiliser les gens
sur leurs conditions de vie difficiles. Comment les gens
vont-ils accueillir une pièce jouée par des zabbalines ?
Vont-ils réagir à notre message ? Arrivera-t-on un jour à
jouer dans un vrai théâtre, où des comédiens célèbres seront
conviés à notre spectacle ?
Autant
de questions qui trottent dans la tête de ces adolescents. «
Nous sommes des zabbalines et fiers de l’être. Nos parents
aussi. Nous vivons de ce que nous rapporte le recyclage des
rebuts. La zébala (les ordures), c’est notre vie. En
parallèle, nous aimons l’art et tenons à nous exprimer à
travers des œuvres théâtrales », explique Romani Magdi, qui
joue le rôle du diseur dans la pièce tout en ajoutant que,
bien que son travail consiste à faire du porte-à-porte pour
ramasser les ordures d’artistes célèbres, dont il connaît
les adresses, il a constaté qu’aucun ne lui a jamais adressé
la parole ou lui a donné la possibilité de s’exprimer. «
Comme nous sommes sales, les gens ne dédaignent même pas
nous regarder », s’indigne-t-il. Et d’ajouter : « Mon
souhait le plus cher est d’arriver à travailler ma voix pour
qu’elle puisse porter loin et ressembler à celle du célèbre
chanteur Tareq Al-Cheikh ».
En fait,
la vie de Romani a changé depuis qu’il fait du théâtre.
Avant d’exercer cette activité, c’était la routine pour lui.
Chaque jour, il se lève à l’aube, attend la charrette qui
vient le chercher en haut de la colline, puis se dirige vers
les rues et ruelles de la capitale pour collecter les
rebuts. A son retour au Moqattam avec les membres de la
famille, ils entament un autre travail, à savoir le triage
des ordures pour les classer par catégories. Tout d’abord,
récupérer tout ce qui peut servir à nourrir les bêtes, puis
séparer les objets en verre, carton, plastique, et les
vêtements qu’ils revendent à des commerçants spécialisés.
Son travail terminé, il se retrouvait souvent dans la rue
avec ses copains à ne rien faire. Une oisiveté qui le
dérangeait particulièrement. Depuis que l’association L’Ame
des jeunes leur a donné l’opportunité d’avoir des loisirs,
les jeunes ont trouvé dans le théâtre un moyen
d’extérioriser leurs souffrances. Chiffonniers la journée et
comédiens le soir, une équation délicate que tentent ces
jeunes d’équilibrer. Mais qu’en est-il du réalisateur qui a
soulevé les ordures pour découvrir des comédiens en herbe ?
«
Ces jeunes possèdent des dons artistiques. C’est par hasard
que j’ai découvert les talents de certains lors d’un
programme de développement dans ce quartier. Et même si je
déploie beaucoup d’efforts durant les répétitions pour
qu’ils puissent apprendre leurs rôles, l’idée mérite que je
me donne tout ce mal. Ce programme leur permet de s’épanouir,
et c’est bien l’objectif de l’association », explique le
réalisateur Ali Samir, tout en ajoutant qu’il éprouve un
véritable plaisir à initier ces jeunes au théâtre. «
J’arrive à obtenir la meilleure expression du visage et à
ressortir le meilleur d’eux-mêmes, alors que ces jeunes
vivent dans les pires des conditions ». Cette catégorie de
gens marginalisée possède des dons artistiques et un esprit
créatif. Ambitieux, ils ont des rêves et espèrent avoir plus
d’égards. « Notre rencontre avec Ali Samir a été un beau
hasard du destin comme si elle nous était prédestinée »,
explique Soliman Adel. Talaat Kamel, responsable de ces
jeunes et directeur de l’école de recyclage, projette
d’emmener cette troupe au mois d’août pour donner un
spectacle au Liban et dans les camps de réfugiés
palestiniens. Une occasion aussi pour initier les jeunes
Palestiniens au recyclage. « Notre association permet à ces
chiffonniers d’être pris dans leur engrenage quotidien, de
s’épanouir et de créer des objets d’art transformés des
rebuts. Seul l’art peut permettre à ces chiffonniers de
transmettre un message au gouvernement, qui ne semble guère
se soucier de nos problèmes », souligne-t-il.
Concilier les deux vies
18h,
c’est le rendez-vous sacré dans la salle de théâtre. Un
décor modeste orne la scène. Les jeunes se pressent pour se
mettre en place. Personne n’est en retard. Même s’ils sont
éreintés par le travail de la journée, ils ne rateraient
pour aucune raison la séance de répétition. Bien difficile
de constater au premier abord qu’il s’agit là de jeunes
chiffonniers. Vêtus de jeans et de tee-shirts bien propres,
les cheveux plaqués de gel, on a l’impression que c’est un
jour de fête pour eux. « Dès que je rentre du travail, je
m’empresse d’enlever mes vêtements sales, de prendre une
douche et d’enfiler mes plus beaux vêtements pour me diriger
vers la salle de théâtre où je sens que je suis une autre
personne », confie Mina, un fan du célèbre acteur Mohamad
Sobhi. Très jeune, ce garçon s’amusait à faire du tam-tam à
l’aide de bouteilles en plastique tout en déclamant des
tirades de l’une des pièces de Sobhi.
En
effet, il s’agit bien d’une représentation d’un nouveau
genre : la pièce a été jouée à deux reprises, une fois au
Collège de La Salle et la deuxième fois à la bibliothèque
Moubarak, dans le quartier de Guiza. Et prochainement, ce
spectacle sera donné au nouveau souk d’Al-Fostat. Le
réalisateur ne cesse de donner des conseils. « Je veux de la
concentration, rien ne doit vous troubler même si le toit de
la salle tombe sur vos têtes. Le tract ne doit pas vous
effrayer une fois en train de jouer, il passera ». Les
jeunes commettent quelques bévues par manque de
professionnalisme, mais Ali, le réalisateur, ne se montre
pas trop rigoureux avec eux. La troupe déploie des efforts
considérables pour mener à bien sa mission, à savoir faire
comprendre aux gens la vie des zabbalines depuis 50 ans,
pour la plupart originaires de Sohag, Minya et Assiout. Et
ce, à travers l’histoire de Eriane, un paysan qui a quitté
Deir Tassa, à Assiout, pour Le Caire. Parti vers l’aventure,
dans l’espoir de faire fortune, il est entré dans le
tourment de la grande ville, de ses déchets et ignorait tout
du métier de chiffonniers. A l’époque, on se servait des
rebuts pour faire cuire les fèves et réchauffer les fours et
les bains populaires. Avec l’apparition des réchauds à
pétrole, puis plus tard le gaz, on a cessé de se servir des
rebuts. L’idée est donc venue à Eriane de ramasser les
poubelles et de recycler les déchets et de faire de
l’élevage de porcs. Un recyclage qui permet de trier le
plastique des matières solides tels le bronze, l’aluminium
et le plomb, ainsi que le carton, pour les revendre. Alors a
commencé un véritable exode des gens des Wahat. On les
appelait les Wahiya, des Oasiens venus de Kharga, Dahkla ou
Farafra. Des gens avec leurs ânes et leurs chèvres avec
leurs traditions millénaires. Et l’histoire de Eriane a
suivi un autre cours. Se déplaçant de Ezbet Al-Ward vers
plusieurs quartiers du Caire et obligés à s’installer au
Moqattam en 1969 suite à la décision du gouverneur du Caire
qui voulait éloigner tous les chiffonniers du centre, ils
ont construit leurs chaumières, les zarayebs, des espaces
servant de demeure, mais aussi de lieu de travail.
Lémmi
al-khalagat ya Mastoura. Mechwar wen katab aleina (ramasse
tes effets Mastoura, c’est notre destin d’être ainsi
déplacés). La pièce raconte aussi leurs déboires lorsqu’un
grand morceau de roc est tombé de la falaise et a coûté la
vie à plusieurs d’entre eux. Sarkhet Eriane (l’appel d’un
démuni) n’est que le cri de détresse de cette tranche de la
population qui se rebelle face à ses conditions de vie. La
pièce tire à sa fin lorsque les jeunes manifestent leur
refus devant l’arrivée d’entreprises privées de collecte
d’ordures, venues leur voler leur unique gagne-pain. Adham,
qui joue le rôle de Eriane, a fait déjà un voyage en
Angleterre pour un échange d’expériences dans le domaine du
recyclage. Il confie que les chiffonniers égyptiens sont
meilleurs recycleurs que les Londoniens. « Pourquoi l’Etat
a-t-il fait appel à des entreprises étrangères qui n’ont pas
été capables de faire le tiers du travail que nous faisons ?
», s’indigne Adham tout fier de clamer son statut de
chiffonnier et de comédien. Il ne cesse de répéter aux plus
vieux qu’il connaît par cœur l’histoire de ses ancêtres
comme s’il l’avait vécue lui-même. « Ces immondices
représentent tout pour nous : nos ambitions, notre histoire
et notre richesse », conclut Adham, dont le plus grand
souhait est que la troupe soit parrainée par l’Etat pour
donner ce spectacle dans l’un des grands théâtres du Caire.
Chahinaz Gheith