Attiyat Al-Abnoudi,
pionnière du documentaire, fait entendre la voix des gens de
peu depuis les années 1970. Rencontre, alors que le 1er
Festival du film de femmes lui rend hommage.
Poésie du réel
Elle était là debout avec sa silhouette grande et mince,
comme si elle nous attendait depuis longtemps, avec sa robe
passe-partout, typiquement paysanne, tissant des liens avec
ses origines rurales, d’où elle renaît à l’amour, comme elle
apprend à s’ouvrir aux autres. Puis, c’est son sourire
lumineux qui nous laisse entrer dans sa vie, doucement, dans
cette vie qui ne demande qu’à s’ébrouer au milieu des
souvenirs, des bonheurs et des regrets. Un sourire fragile,
en forme de promesses, de désir et de rêves partagés.
Il lui a fallu beaucoup de culot pour forcer le destin et se
forger un avenir, étant née dans une famille de riches
commerçants d’épices et de textile du village de Sinbellawin,
mais aux nombreux enfants. « Selon la tradition, la cadette
doit quitter l’école pour remplacer aux travaux domestiques
l’aînée, qui convole en justes noces. Mais, étant la toute
dernière de huit enfants, au moment de subir ce sort,
j’étais étudiante en droit, à l’Université du Caire, et nul
ne pouvait m’en écarter ». Sa verve grinçante et
l’affirmation précoce de son « je » l’y prédisposaient. Elle
voulait surtout combler le vœu de sa mère de porter haut le
prestige de sa lignée, en se taillant un rôle important dans
la société. Cependant, elle échoue en première année d’étude
et décide d’assumer seule les frais de scolarité. Elle
obtient un emploi de comptable aux chemins de fer, quitte
l’appartement de son frère, qui étudiait dans la capitale,
et loge à Sayeda Zeinab avec sa mère montée de la campagne
pour la rejoindre. Fière d’une liberté fraîchement acquise,
elle concède à sa mère la totalité de son salaire et se
réserve un peu d’argent de poche pour ses déplacements et sa
nourriture. Car « liberté oui, mais responsabilité d’abord
». Tel est son credo. « L’irresponsabilité peut mener à la
perte de la liberté », justifie-t-elle. Toutefois, elle
n’omet pas de satisfaire sa passion pour l’art et s’inscrit
à la troupe théâtrale de la fac, participe de même à la
rédaction de son journal. « Les études de droit m’ont
initiée à la pluralité des points de vue, et l’ouverture sur
divers horizons ».
Un jour, le hasard l’a conduite à assister le comédien Karam
Motawie à la mise en scène de la pièce Al-Farafir (les
farfelus) au Théâtre national. Là, elle découvre que lorsque
les comédiens se livrent à l’interprétation du jeu, le
metteur en scène s’éclipse dans un coin, laissant le
spectacle se dérouler sans ses injonctions. Or, ce qui
l’intéresse plutôt, c’est endosser toute la responsabilité
de l’œuvre. Elle se laisse donc inspirer par son époque et
évoque une jeunesse dans Le Caire des années 1950, un Caire
bruyant, où flottaient dans l’air toutes les odeurs d’un
monde en changement, bouillonnant de découvertes. Elle est
de ceux qui ont bénéficié de la gratuité de l’enseignement
décrétée par Nasser et de l’ouverture aux savoirs et
cultures qu’il a favorisée par des politiques appropriées.
Ainsi, fréquente-t- elle le cinéma dans les Centres
culturels russe, français, tchécoslovaque, etc., assiste au
Bolchoï à l’Opéra, et à la production du répertoire mondial
du théâtre dans divers endroits. L’art, en fait, était tapi
dans un coin de son être et aspirait à être révélé. Elle
s’oriente tout naturellement vers l’étude à l’Institut
supérieur de cinéma. Elle s’y concentre sur le documentaire,
une tradition qui remonte, d’après elle, à l’Egypte
ancienne. « Nos ancêtres avaient le souci de nous léguer le
souvenir de l’époque, usant des moyens disponibles : la
sculpture, la gravure, la peinture, les reliefs et le
papyrus. Il ne manquait à leur présence dans les scènes
sculptées dans les temples et les tombeaux que l’image et le
son », affirme-t-elle. Et d’ajouter : « Tel est l’apport de
notre présent que nous devons asservir à la description du
quotidien et à perpétuer la mémoire de l’Egypte. C’est une
promesse d’éternité ». Le moment était donc venu de servir
son tempérament frondeur et son désir de se forger un rôle
d’envergure, à la mesure de sa volonté d’avoir une emprise
sur le monde. En cours d’études, elle réalise son premier
documentaire Cheval de boue (1971), qui fut un grand succès.
Elle s’y penche sur le sort d’humbles villageois qui se
procurent de la boue des rives du Nil, pour la mixer à
d’autres ingrédients afin de fabriquer des briques de
construction, avec l’aide de chevaux. Elle est frappée par
la contradiction entre l’élégance de l’homme et du cheval
avec le dur labeur qu’ils doivent assumer. Dans la dernière
séquence, le cheval se détache de ses brides pour aller se
laver de sa souffrance aux côtés des villageois dans le
fleuve. Par beaucoup de traits, Attiyat ressemble à ce
cheval, rebelle et affranchi, mais doux et aimant. Elle est
un esprit indépendant. Par la suite, elle capitalise le
succès de Cheval de boue, en inscrivant ses œuvres
ultérieures dans la même veine.
Son projet de fin d’études fut La Triste chanson de Touha
(1972), où elle peint le quotidien de ces artistes et clowns
galeux, qui arpentent les rues, offrant leur spectacle au
public à un coût modique, et qui pensent que la vie mérite
un éclat de rire méditatif. C’est l’époque où elle rencontre
Abdel-Rahmane Al-Abnoudi, poète engagé politiquement. Il
croit, comme elle, en la possibilité de changer l’homme, de
changer la vie par l’imaginaire. C’est lui qu’elle préfère
et épouse. Ils se stimulent l’un et l’autre, et il
l’entraîne dans son voyage de village en village, attentif
aux mots et à la musique des phrases, arpentant les mythes,
le folklore et découvrant les zones cachées de l’être et de
l’amour. Désormais, Attiyat raconte dans ses films les
histoires des villages. « Les villages qui s’étirent sous la
lumière du soleil, s’affichent avec des personnages modestes
mais déterminés, qui se jettent à leurs pieds, révélant
leurs trésors ». Elle contemple avec admiration « ceux qui
donnent un coup de pied au fond du fleuve et font jaillir la
lumière à travers la vase ». On est dans une atmosphère
chère à Attiyat, l’espace rural de ceux qui ne connaissent
pas le désespoir, restituant cette combinaison de douleur et
d’énergie, distillant l’angoisse et le mal à l’âme,
triomphant de l’échec. Dans Sandwich (1975), Mers de soif
(1981), Rêves possibles (1983) et Rythme de vie (1988), elle
se sent proche des sans-grades, des gens de peu avec le sens
de l’injustice fait aux plus humbles par la société et
l’Histoire. « Tout ce que je demande à l’image est de ne pas
créer d’opacité entre le personnage et ce qu’il veut dire.
Il y a un degré de douleur que l’on ne peut pas transmettre.
On n’a qu’un reflet de sa douleur. Mais on touche à un degré
de dignité, de fierté et de sagesse ». C’est la loi légitime
du « je » qui prime dans son œuvre. Elle cherche à forcer
les mystères d’une nature égyptienne qui se fraye un chemin
difficile entre les contingences de la pauvreté et la
précarité matérielle, mais qui rêve, tout de même, tous les
jours, avec un art de la survie, d’une vie noble et digne.
Certains la surnomment « la poétesse du documentaire ».
D’autres lui reprochent de présenter des mal lotis, des
enfants morveux, des endroits délabrés et des côtés abjects
de la réalité. De même, la télévision égyptienne, seul moyen
de diffusion de ses œuvres, lui pose comme condition de
décliner ses inventaires de misères pour bénéficier de
financements. Elle rétorque à ses détracteurs : « Il faut
savoir révéler la réalité avec ses côtés sombres et
lumineux, sans cacher une admiration pour l’engagement total
des êtres dont la vie rencontre l’Histoire ». Souscrivant à
cet effort, des ONG, des organisations internationales comme
l’Unesco et l’Unicef, des chaînes de télévision étrangères
telles que Channel Four britannique et ZDF allemande lui
avancent des fonds pour qu’elle puisse continuer son œuvre.
Elle s’interroge sur l’utilité de la modernité. « La
modernité, pour quels usages, quels enjeux ? ». Voilà cette
science restituée dans sa vocation émancipatrice. « Nous
sommes civilisés et non modernisés. Que signifie civilisé,
sinon être capable de discerner des problèmes et des
souffrances, en repérer la source et suggérer des actions
susceptibles d’en venir à bout ? Identifier le mal, c’est en
dénoncer l’origine et annoncer les remèdes »,
explique-t-elle. L’Egyptien, d’après elle, peut tout
dépenser pour acquérir les nouvelles technologies, les
paraboles, les portables, les télés dernier cri, etc. «
Posséder pour les Egyptiens n’est pas paraître, mais
asservir les moyens aux besoins de faciliter la vie, de
s’ouvrir au monde et aux savoirs multiples et de communiquer
avec leurs proches et autrui ». Dans son film Le Caire 1000,
Caire 2000 (2000), elle consacre une séquence entière aux
multiples paraboles juchées sur les toits des plus démunis,
comprenant l’impact de ce phénomène et transcrivant leur
volonté d’évoluer et de modifier leur vie.
Elle sait donner aussi la parole aux femmes dans son œuvre.
Dans Femmes responsables (1994), Rawiya et Les Filles
continuent à rêver (1995), elle n’aborde pas le problème de
l’analphabétisme, obstacle majeur à l’intégration et
l’évolution de la femme, elle montre au contraire des femmes
qui ont contourné ce problème et qui occupent, à présent,
des emplois susceptibles de changer leurs destinées et
celles de leur entourage. Son film Journées de la démocratie
(1996) fait dialoguer une cinquantaine de candidates aux
sièges du Parlement, qui imposent la question sociale, les
enjeux de solidarité, d’intégration et de protection sociale
au cœur de la campagne électorale, invitant à repenser « le
lien social ». « Ces femmes ont un projet édifiant, si elles
parviennent à le concrétiser, nul ne peut freiner leur
avancée, dessinant une nouvelle politique des solidarités ».
Depuis ce film, Attiyat s’est découvert un don de
l’écriture. L’écrit complète désormais ce qui manque aux
documents visuels. Son dernier ouvrage en date, Le Temps du
voyage (2006), révèle sa méditation sur le sens de sa
trajectoire et son œuvre. « Que je meure ne m’inquiète pas.
Je travaille pour que mon œuvre demeure comme une estafilade
de lumière et de témoignage dans la mémoire des gens.
J’aurais ainsi acquis la possibilité de continuer dans leur
vie.
Cela,
c’est le paradis ».
Lorsque le déséquilibre entre recevoir et donner s’installe
dans son couple, elle quitte Abdel-Rahmane et se tourne vers
sa fille Asmaa, qu’elle a adoptée après la mort de son père
le célèbre écrivain Yéhia Al-Taher Abdallah, et qu’elle
comble d’affection. « Je suis mère par choix et non selon le
processus naturel d’engendrement », proclame-t-elle. Cette
femme, qui a à son actif plus de 25 films et 30 prix
internationaux, se réjouit de l’hommage que lui rend le
premier Festival de films de femmes en Egypte. « Il faut
savoir papoter, s’amuser et être sérieux, ne jamais reculer
car tout n’est pas gagné d’avance. Pouvoir combattre et rire
à la fois, c’est ce qu’il y a de plus intéressant ». C’est
ce que fait avec brio Attiyat Al-Abnoud.
Amina Hassan