Al-Ahram Hebdo, Visages |Attiyat Al-Abnoudi,  Poésie du réel
  Président Salah Al-Ghamry
 
Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 7 au 13 mars 2007, numéro 652

 

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Visages

Attiyat Al-Abnoudi, pionnière du documentaire, fait entendre la voix des gens de peu depuis les années 1970. Rencontre, alors que le 1er Festival du film de femmes lui rend hommage.  

Poésie du réel 

Elle était là debout avec sa silhouette grande et mince, comme si elle nous attendait depuis longtemps, avec sa robe passe-partout, typiquement paysanne, tissant des liens avec ses origines rurales, d’où elle renaît à l’amour, comme elle apprend à s’ouvrir aux autres. Puis, c’est son sourire lumineux qui nous laisse entrer dans sa vie, doucement, dans cette vie qui ne demande qu’à s’ébrouer au milieu des souvenirs, des bonheurs et des regrets. Un sourire fragile, en forme de promesses, de désir et de rêves partagés.

Il lui a fallu beaucoup de culot pour forcer le destin et se forger un avenir, étant née dans une famille de riches commerçants d’épices et de textile du village de Sinbellawin, mais aux nombreux enfants. « Selon la tradition, la cadette doit quitter l’école pour remplacer aux travaux domestiques l’aînée, qui convole en justes noces. Mais, étant la toute dernière de huit enfants, au moment de subir ce sort, j’étais étudiante en droit, à l’Université du Caire, et nul ne pouvait m’en écarter ». Sa verve grinçante et l’affirmation précoce de son « je » l’y prédisposaient. Elle voulait surtout combler le vœu de sa mère de porter haut le prestige de sa lignée, en se taillant un rôle important dans la société. Cependant, elle échoue en première année d’étude et décide d’assumer seule les frais de scolarité. Elle obtient un emploi de comptable aux chemins de fer, quitte l’appartement de son frère, qui étudiait dans la capitale, et loge à Sayeda Zeinab avec sa mère montée de la campagne pour la rejoindre. Fière d’une liberté fraîchement acquise, elle concède à sa mère la totalité de son salaire et se réserve un peu d’argent de poche pour ses déplacements et sa nourriture. Car « liberté oui, mais responsabilité d’abord ». Tel est son credo. « L’irresponsabilité peut mener à la perte de la liberté », justifie-t-elle. Toutefois, elle n’omet pas de satisfaire sa passion pour l’art et s’inscrit à la troupe théâtrale de la fac, participe de même à la rédaction de son journal. « Les études de droit m’ont initiée à la pluralité des points de vue, et l’ouverture sur divers horizons ».

Un jour, le hasard l’a conduite à assister le comédien Karam Motawie à la mise en scène de la pièce Al-Farafir (les farfelus) au Théâtre national. Là, elle découvre que lorsque les comédiens se livrent à l’interprétation du jeu, le metteur en scène s’éclipse dans un coin, laissant le spectacle se dérouler sans ses injonctions. Or, ce qui l’intéresse plutôt, c’est endosser toute la responsabilité de l’œuvre. Elle se laisse donc inspirer par son époque et évoque une jeunesse dans Le Caire des années 1950, un Caire bruyant, où flottaient dans l’air toutes les odeurs d’un monde en changement, bouillonnant de découvertes. Elle est de ceux qui ont bénéficié de la gratuité de l’enseignement décrétée par Nasser et de l’ouverture aux savoirs et cultures qu’il a favorisée par des politiques appropriées. Ainsi, fréquente-t- elle le cinéma dans les Centres culturels russe, français, tchécoslovaque, etc., assiste au Bolchoï à l’Opéra, et à la production du répertoire mondial du théâtre dans divers endroits. L’art, en fait, était tapi dans un coin de son être et aspirait à être révélé. Elle s’oriente tout naturellement vers l’étude à l’Institut supérieur de cinéma. Elle s’y concentre sur le documentaire, une tradition qui remonte, d’après elle, à l’Egypte ancienne. « Nos ancêtres avaient le souci de nous léguer le souvenir de l’époque, usant des moyens disponibles : la sculpture, la gravure, la peinture, les reliefs et le papyrus. Il ne manquait à leur présence dans les scènes sculptées dans les temples et les tombeaux que l’image et le son », affirme-t-elle. Et d’ajouter : « Tel est l’apport de notre présent que nous devons asservir à la description du quotidien et à perpétuer la mémoire de l’Egypte. C’est une promesse d’éternité ». Le moment était donc venu de servir son tempérament frondeur et son désir de se forger un rôle d’envergure, à la mesure de sa volonté d’avoir une emprise sur le monde. En cours d’études, elle réalise son premier documentaire Cheval de boue (1971), qui fut un grand succès. Elle s’y penche sur le sort d’humbles villageois qui se procurent de la boue des rives du Nil, pour la mixer à d’autres ingrédients afin de fabriquer des briques de construction, avec l’aide de chevaux. Elle est frappée par la contradiction entre l’élégance de l’homme et du cheval avec le dur labeur qu’ils doivent assumer. Dans la dernière séquence, le cheval se détache de ses brides pour aller se laver de sa souffrance aux côtés des villageois dans le fleuve. Par beaucoup de traits, Attiyat ressemble à ce cheval, rebelle et affranchi, mais doux et aimant. Elle est un esprit indépendant. Par la suite, elle capitalise le succès de Cheval de boue, en inscrivant ses œuvres ultérieures dans la même veine.

Son projet de fin d’études fut La Triste chanson de Touha (1972), où elle peint le quotidien de ces artistes et clowns galeux, qui arpentent les rues, offrant leur spectacle au public à un coût modique, et qui pensent que la vie mérite un éclat de rire méditatif. C’est l’époque où elle rencontre Abdel-Rahmane Al-Abnoudi, poète engagé politiquement. Il croit, comme elle, en la possibilité de changer l’homme, de changer la vie par l’imaginaire. C’est lui qu’elle préfère et épouse. Ils se stimulent l’un et l’autre, et il l’entraîne dans son voyage de village en village, attentif aux mots et à la musique des phrases, arpentant les mythes, le folklore et découvrant les zones cachées de l’être et de l’amour. Désormais, Attiyat raconte dans ses films les histoires des villages. « Les villages qui s’étirent sous la lumière du soleil, s’affichent avec des personnages modestes mais déterminés, qui se jettent à leurs pieds, révélant leurs trésors ». Elle contemple avec admiration « ceux qui donnent un coup de pied au fond du fleuve et font jaillir la lumière à travers la vase ». On est dans une atmosphère chère à Attiyat, l’espace rural de ceux qui ne connaissent pas le désespoir, restituant cette combinaison de douleur et d’énergie, distillant l’angoisse et le mal à l’âme, triomphant de l’échec. Dans Sandwich (1975), Mers de soif (1981), Rêves possibles (1983) et Rythme de vie (1988), elle se sent proche des sans-grades, des gens de peu avec le sens de l’injustice fait aux plus humbles par la société et l’Histoire. « Tout ce que je demande à l’image est de ne pas créer d’opacité entre le personnage et ce qu’il veut dire. Il y a un degré de douleur que l’on ne peut pas transmettre. On n’a qu’un reflet de sa douleur. Mais on touche à un degré de dignité, de fierté et de sagesse ». C’est la loi légitime du « je » qui prime dans son œuvre. Elle cherche à forcer les mystères d’une nature égyptienne qui se fraye un chemin difficile entre les contingences de la pauvreté et la précarité matérielle, mais qui rêve, tout de même, tous les jours, avec un art de la survie, d’une vie noble et digne.

Certains la surnomment « la poétesse du documentaire ». D’autres lui reprochent de présenter des mal lotis, des enfants morveux, des endroits délabrés et des côtés abjects de la réalité. De même, la télévision égyptienne, seul moyen de diffusion de ses œuvres, lui pose comme condition de décliner ses inventaires de misères pour bénéficier de financements. Elle rétorque à ses détracteurs : « Il faut savoir révéler la réalité avec ses côtés sombres et lumineux, sans cacher une admiration pour l’engagement total des êtres dont la vie rencontre l’Histoire ». Souscrivant à cet effort, des ONG, des organisations internationales comme l’Unesco et l’Unicef, des chaînes de télévision étrangères telles que Channel Four britannique et ZDF allemande lui avancent des fonds pour qu’elle puisse continuer son œuvre.

Elle s’interroge sur l’utilité de la modernité. « La modernité, pour quels usages, quels enjeux ? ». Voilà cette science restituée dans sa vocation émancipatrice. « Nous sommes civilisés et non modernisés. Que signifie civilisé, sinon être capable de discerner des problèmes et des souffrances, en repérer la source et suggérer des actions susceptibles d’en venir à bout ? Identifier le mal, c’est en dénoncer l’origine et annoncer les remèdes », explique-t-elle. L’Egyptien, d’après elle, peut tout dépenser pour acquérir les nouvelles technologies, les paraboles, les portables, les télés dernier cri, etc. « Posséder pour les Egyptiens n’est pas paraître, mais asservir les moyens aux besoins de faciliter la vie, de s’ouvrir au monde et aux savoirs multiples et de communiquer avec leurs proches et autrui ». Dans son film Le Caire 1000, Caire 2000 (2000), elle consacre une séquence entière aux multiples paraboles juchées sur les toits des plus démunis, comprenant l’impact de ce phénomène et transcrivant leur volonté d’évoluer et de modifier leur vie.

Elle sait donner aussi la parole aux femmes dans son œuvre. Dans Femmes responsables (1994), Rawiya et Les Filles continuent à rêver (1995), elle n’aborde pas le problème de l’analphabétisme, obstacle majeur à l’intégration et l’évolution de la femme, elle montre au contraire des femmes qui ont contourné ce problème et qui occupent, à présent, des emplois susceptibles de changer leurs destinées et celles de leur entourage. Son film Journées de la démocratie (1996) fait dialoguer une cinquantaine de candidates aux sièges du Parlement, qui imposent la question sociale, les enjeux de solidarité, d’intégration et de protection sociale au cœur de la campagne électorale, invitant à repenser « le lien social ». « Ces femmes ont un projet édifiant, si elles parviennent à le concrétiser, nul ne peut freiner leur avancée, dessinant une nouvelle politique des solidarités ». Depuis ce film, Attiyat s’est découvert un don de l’écriture. L’écrit complète désormais ce qui manque aux documents visuels. Son dernier ouvrage en date, Le Temps du voyage (2006), révèle sa méditation sur le sens de sa trajectoire et son œuvre. « Que je meure ne m’inquiète pas. Je travaille pour que mon œuvre demeure comme une estafilade de lumière et de témoignage dans la mémoire des gens. J’aurais ainsi acquis la possibilité de continuer dans leur vie. Cela, c’est le paradis ».

Lorsque le déséquilibre entre recevoir et donner s’installe dans son couple, elle quitte Abdel-Rahmane et se tourne vers sa fille Asmaa, qu’elle a adoptée après la mort de son père le célèbre écrivain Yéhia Al-Taher Abdallah, et qu’elle comble d’affection. « Je suis mère par choix et non selon le processus naturel d’engendrement », proclame-t-elle. Cette femme, qui a à son actif plus de 25 films et 30 prix internationaux, se réjouit de l’hommage que lui rend le premier Festival de films de femmes en Egypte. « Il faut savoir papoter, s’amuser et être sérieux, ne jamais reculer car tout n’est pas gagné d’avance. Pouvoir combattre et rire à la fois, c’est ce qu’il y a de plus intéressant ». C’est ce que fait avec brio Attiyat Al-Abnoud.

Amina Hassan

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Jalons 

1963 : Licence de droit de l’Université du Caire.

1971 : Cheval de boue, Grand prix du Festival de Manheim.

1976 : Diplôme de l’Ecole internationale du film et de la Télévision d’Angleterre.

1975 : Mers de soif, grand Prix du documentaire de l’ACCT.

1989 : Rythme de vie, prix de la meilleure production du Festival de Valencia.

1996 : Journées de la démocratie, prix des droits de l’homme du Festival du film de New York.

 

 

 




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