A travers une série de dialogues avec les chauffeurs de taxi
du Caire, Khaled Khamisi
nous plonge dans un univers où nous touchons aux
préoccupations des petites gens, à leur sagesse, leur humour
et leur regard sur le monde de la politique. Un texte qui en
dit long sur l’état de notre société et du monde qui nous
entoure.
Taxi
1
Dieu ! Quel âge avait-il donc ce chauffeur ? A quelle année
remontait son auto ? Je n’en croyais pas mes yeux lorsque je
m’asseyais à ses côtés. Le nombre de plis sur son visage
était semblable aux étoiles du ciel. Chaque pli s’affalait
tendrement sur le précédent pour façonner tel Mokhtar un
visage à l’égyptienne. Quant à ses mains qui tenaient le
volant, elles s’étiraient et se rétractaient à la cadence de
leurs artères comme si le Nil s’en allait nourrir la terre
desséchée. Toutefois, le léger tremblement de ces mains ne
faisait pas basculer la voiture vers la gauche ou la droite.
Sans osciller, elle suivait une ligne droite. Ses yeux
recouverts de deux énormes paupières laissaient
transparaître un état de paix intérieure qui suscitait en
moi et dans le monde entier une profonde quiétude.
Alors que je m’asseyais à ses côtés, je ressentis les
vibrations magnétiques qui l’entouraient et qui disaient que
le monde se portait bien. Je me souvins, sans en connaître
la raison, du poète belge que j’aimais tant, Jacques Brel.
Et combien il se trompait dans son célèbre poème qu’il avait
chanté et dont les vers disaient : Combien douce est la mort
comparée à la vieillesse,
Mourir vaut mieux que d’avancer en âge.
Si Brel venait à s’asseoir aux côtés de cet homme comme je
le faisais à ce moment, il aurait sorti sa gomme pour
effacer bien fort son poème.
Moi : Vous conduisez sans doute depuis longtemps ?
Le chauffeur : Je suis conducteur de taxi depuis 1948.
Je pouvais imaginer qu’il conduisait un taxi depuis environ
60 ans. N’ayant pas le courage de lui demander son âge, je
me préoccupais des conséquences d’une telle longévité.
Moi : Que pouvez-vous dire à une personne comme moi pour
qu’elle puisse tirer les leçons de la vie ?
Le chauffeur : Même une fourmi noire sur un rocher noir en
une nuit très sombre peut recevoir la grâce de Dieu.
Moi : Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Le chauffeur : Je vais vous raconter une histoire qui m’est
arrivée ce mois-ci et vous comprendrez pourquoi je dis ça.
Moi : Allez-y, je vous écoute.
Le chauffeur : Je suis tombé très malade durant 10 jours. Je
n’arrivais pas à quitter le lit. Et comme je vis au jour le
jour, à la fin de la semaine, il n’y avait plus un sou à la
maison. Je sais que ma femme me cache toujours ce genre de
choses. Je lui disais : Qu’allons-nous devenir, chère dame ?
Elle répondait : Nous ne manquons de rien, Abou-Hussein.
Alors qu’elle passait son temps à mendier de la nourriture
chez les voisins. Quant à mes enfants, ils n’arrivent pas à
joindre les deux bouts. L’un a marié une partie de ses
enfants et n’arrive pas à le faire pour le reste. L’autre a
un fils malade et il passe le plus clair de son temps dans
les hôpitaux. Bref, nous ne pouvons rien leur demander. Mon
devoir est de les aider, moi. Après dix jours, j’ai dit à la
Hagga que je dois aller travailler. Elle a juré de tous ses
dieux que je ne devais pas descendre. Elle hurlait que
j’allais mourir et qu’elle ne me reverrait plus.
Franchement, je n’avais pas la force de partir travailler.
Mais je me suis dit qu’il le fallait. J’ai menti en lui
disant que je partais une petite heure au café pour me
changer les idées. J’ai mis le moteur en marche et j’ai
demandé à Dieu de m’aider. A la hauteur du jardin Orman, je
passais près d’une Peugeot 504 en panne. Son conducteur m’a
fait des signes pour que je m’arrête. C’est ce que j’ai
fait. Le chauffeur s’est approché de moi et m’a mis dans le
coup ; il avait un client en provenance d’un pays arabe
qu’il ne pouvait pas conduire à l’aéroport à cause de la
panne de son auto. Il m’a demandé de le faire à sa place.
Vous comprenez les raisons de Dieu que nous ne connaissons
pas, n’est-ce pas ? Il conduisait une Peugeot en très bon
état, elle est tombée en panne pourtant ! J’ai accepté.
Le client changea donc d’auto. Il arrivait d’Oman, de chez
le sultan Qabous. Il m’a demandé : Combien tu veux prendre
pour me conduire à l’aéroport ? J’ai répondu : Je n’en
sais rien, payez ce que vous voulez. Il a insisté : Tu es
sûr que tu vas accepter ce que je vais te donner ? J’ai dit
: Oui, parfaitement.
En route, j’ai compris que sa destination était le village
des bagages, car il avait des choses à récupérer. Je lui ai
dit que mon petit-fils y travaillait. Il pouvait
certainement l’aider à dédouaner sa marchandise. Il a
acquiescé. J’ai donc demandé après mon petit-fils qui était
de permanence ce jour-là. Vous avez compris qu’il aurait pu
être absent ce jour-là. Nous avons terminé les formalités,
puis je l’ai reconduit à Doqqi.
Il m’a demandé : Combien tu demandes, Hag ?
Je lui ai rappelé que nous nous étions mis d’accord sur le
fait que c’était à lui de décider. Il m’a tendu un billet de
50 L.E. Je l’ai remercié et j’étais sur le point de partir
lorsqu’il m’a demandé : C’est bon, ça te va ? J’ai répondu :
oui, c’est bon comme ça.
Il m’a dit alors : Ecoute-moi, Hag, je devais payer 1 400
L.E. de douanes mais, je n’en ai payé que 600. Il y a 800
L.E. de différence. Cet argent est pour toi, je te le laisse
de bon cœur. Ajoute à cette somme 200 L.E. pour le trajet.
Je te dois donc mille livres. Les voici. Tu peux considérer
les 50 livres que je t’avais données au début comme un
cadeau de moi !
Vous voyez, Monsieur, j’ai touché 1 000 L.E. pour un seul
trajet. Des fois, je travaille un mois entier sans les
toucher. Vous voyez, Dieu m’a poussé à descendre de chez
moi, a mis en panne la 504, et a permis aux causes de
s’ordonner pour que je touche cette somme. Car ce que Dieu
nous accorde n’est pas à nous. Il est à Dieu. De même que le
blé. C’est la seule leçon que j’ai retenue de la vie.
Je quittais le taxi à contrecœur. J’avais envie de rester
plus longtemps, de passer des heures en compagnie de cet
homme. Mais il me fallait aller moi aussi à mon rendez-vous
de travail, dans cette course effrénée et continue à la
recherche des vivres et des grâces que Dieu nous accorde .
Traduction de Soheir Fahmi