Al-Ahram Hebdo, Visages | Mohamed Arkoun, Eloge de la critique
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 Semaine du 7 au 13 Février, numéro 648

 

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Visages

Mohamed Arkoun, professeur d’histoire à l’Université de Paris III, soumet la réflexion sur l’islam à la critique, pour le détacher des systèmes de construction de l’exclusion et de la violence. Une démarche appréciée. 

Eloge de la critique 

Forte organisation, chaleur singulière et vigueur du verbe peu commune, Mohamed Arkoun était l’invité à la Foire du livre du Caire pour présenter son ouvrage Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Age à nos jours. Il ne manque pas d’apprécier le privilège d’être en Egypte, « terre d’histoire et de pensée prééminente dans le monde arabe », à laquelle il doit le premier éveil de sa pensée. Il se souvient qu’en étudiant la langue et la littérature arabes à l’Université d’Alger, à la veille du déclenchement de la Guerre de libération, il a fait la découverte de la pensée du grand écrivain Taha Hussein dans son ouvrage L’avenir de la culture en Egypte. Ce dernier y situe l’Egypte, son histoire et sa personnalité dans l’ensemble de l’espace méditerranéen, traçant son parcours des dynasties pharaoniques à l’époque contemporaine, qu’il insère dans la perspective nouvelle de l’apport de l’islam dans le contexte méditerranéen. Appelée à devenir le ferment de la Nahda arabiya (Renaissance arabe), la pensée de Taha Hussein marque profondément Arkoun. Il partage sa vision engagée de lire l’histoire de l’Egypte et de la culture arabe dans la perspective de ce qu’il appelle espace méditerranéen, différent de l’espace géographique et géopilitique. Dès lors, il est amené à constater que « l’espace géopolitique est gouverné par des guerres successives que nous vivons et qui s’enracinent dans un défaut de lecture historique, discipline de connaissance des sociétés et arme intellectuelle nécessaire pour réfléchir sur la violence et dépasser les guerres ». Ainsi, à la différence de ses amis qui s’enrôlent dans le combat pour la libération, il marque son attachement à la cause de sa patrie en s’inscrivant dans un effort d’analyse et de compréhension de l’histoire des sociétés plutôt que dans un effort de guerre.

Il se trouve naturellement attiré par l’approche anthropologique de Saint-Augustin, qui a vécu dans son milieu berbère d’origine, et qui a théorisé le concept de « guerre juste ». Terme de théologie politique, il recouvre la notion de droit à la riposte face à l’agression, mais aussi une philosophie dure, généralisable à toutes les cultures. « Passée de l’ouverture à la justice entre humains au domaine de la croyance religieuse qui relève de notre adhésion à des articles de foi, cette notion est transformée en celle de guerre sainte, qui institue une situation de violence, élevant les adeptes d’une religion au-dessus des autres », explique Arkoun. La recherche le conduit à découvrir une relation structurelle intime et indéfectible entre trois forces de soulèvement historique dans toutes les sociétés. La première force est la violence présente dans toutes les sociétés humaines, des plus archaïques aux plus modernes. Elle est une donnée anthologique, non spécifique à une religion. « Aujourd’hui, imputer la violence au seul islam repose sur une ignorance des sociétés humaines », déplore Arkoun. Deuxième force en travail dans la société est le sacré que la langue arabe désigne par haram, mais que l’usage arabe a confisqué pour l’utiliser dans le couple juridique haram-halal (proscrit-autorisé). Ainsi devenu concept juridique, il cesse d’avoir la dimension englobante du sacré dans les autres religions. « Le sacré prend racine dans des moments de dépassement des intérêts de l’homme pour une cause juste. Or, la violence se sacralise pour se faire accepter comme violence salvatrice qui protège ». Quant à la troisième force, elle est celle de la vérité. Les trois théologies monothéistes le judaïsme, le christianisme et l’islam, se définissent chacune comme dépositaire de la dernière révélation de Dieu, de sa parole adressée aux hommes. Ainsi, elles s’érigent comme systèmes intellectuels construits par chaque communauté pour exclure l’autre de la religion vraie, pour faire les guerres justes et faire triompher une religion vraie sur toutes les autres. Pour sortir de cette impasse où la religion sert de référence aux luttes politiques et aux conflits, Arkoun adhère à l’analyse anthropologique du triangle de la violence, du sacré et de la vérité en travail dans toutes les sociétés humaines. Car « la pensée anthropologique nous ouvre tout l’espace de l’humain et prend en considération toutes les expériences des hommes d’appartenances religieuses et politiques différentes dans toutes les sociétés », précise-t-il.

Après avoir décroché avec brio un doctorat en histoire, il est recruté comme enseignant à la Sorbonne, où il conduit ses étudiants à changer leur manière de travailler. Notamment en mettant en avant cet argument : « La critique est la lumière, le plus beau des mouvements et de l’activité intellectuelle, qui permet à la raison d’être et de continuer à s’exercer ». Il sillonne la pensée arabe pour des retrouvailles avec des érudits de l’Ijtihad musulman, dans une volonté de faire renaître les exégèses, les mots à un sens de la critique et de la philosophie que les héritages culturels ont laissé se perdre. Il se livre désormais à son projet immense, qu’il appelle Critique de la raison islamique, auquel il consacre un ouvrage du même titre. Pour ce faire, il procède à un assemblage des catégories d’études de l’islam et des exégèses classiques pour certains érudits, surannés pour d’autres, pour mettre entre les mains des lecteurs des outils pour comprendre et expliquer l’évolution de la pensée islamique, aller au-delà des concepts analytiques figés pour scruter la force de la raison qui triomphe de l’obscurantisme et du repli. Il vénère Avéroès qui connaît ses classiques Aristote et Platon dont il emprunte l’accueil par la foi du logos, la philosophie grecque de la critique. Dès 1198, Avéroès pose à l’intérieur de la pensée islamique la question récurrente du rapport entre le logos et la religion, qui a abouti à son ouvrage Fasl al-maal fima bayn al-hekma wal charia men al-itissal (Distinction des objectifs entre la sagesse et la juridiction de la communication). Pour Arkoun, les grands hommes sont ceux qui savent interpréter l’intimité spirituelle que la foi et le logos entretenaient en continuité. « Ainsi, apprend-on à détacher le discours prophétique du moment de départ de ce qui se passe après. Les hommes transforment la réalité historique en récit mythologique qui mélange mythologie et histoire, au point que le reste des hommes vient à croire qu’il s’agit de l’histoire réelle et qu’il n’y a aucune part de mythologie », explique Arkoun. Il considère que les discours prophétiques et les réflexions dont ils procèdent n’échappent au temps, aux circonstances personnelles et générales et au biographique. Cependant, la pensée islamique interrompt la relation avec le logos grec après la mort d’Avéroès au XIIIe siècle. Au moment où le déclin de la souveraineté de l’islam politique dans l’espace méditerranéen coïncide avec la préparation par l’Europe de l’avènement de la renaissance et du siècle des Lumières.

Au lieu de suivre la manière de travailler d’Avéroès, frayant la voie à des successeurs potentiels, les théologiens ont contesté sa pensée, car la critique signifie pour eux le rejet, le mépris et le conflit. Aujourd’hui, Arkoun affronte les mêmes problèmes aggravés par les contraintes pesant sur la médiatisation de sa pensée et ses recherches. Cependant, déterminé à sortir du cadre étriqué des exégèses traditionnelles, il dénonce les attitudes des théologiens calquant leurs modes de pensée et leurs pulsions sur la répétition paresseuse de mots ritualisés. Dès lors, il s’entrouvre à ce qu’il nomme « Penser l’impensé », où le langage saisit le caché dans les réalités. « Car ce que l’on ne peut exprimer, on ne peut pas non plus le penser. L’ijtihad, du fait de la coupure de la raison au XIIIe siècle est devenue anéantie. Je cherche à outrepasser les bornes, pas à les fixer ». Et de poursuivre : « L’ijtihad prôné par l’islam dérive de la tradition de s’ouvrir sur les autres cultures et croyances et du respect du Coran de l’accumulation et de la continuité des enseignements prophétiques. C’est là une grande idée de l’islam ».

Mais alors qu’il se réjouit du commencement de la sortie du balbutiement et de l’émergence de la raison un peu partout dans le monde, il voit les Américains renouer avec le concept de « guerre juste ». Après le 11 septembre 2001, l’Amérique se pose en puissance agressée, en droit de défendre sa sécurité nationale. Dans son ouvrage De Manhattan à Bagdad, tout le talent d’Arkoun consiste à inscrire du doute dans l’enveloppe des apparences démocratiques de l’Amérique pour percer la vérité de la guerre qu’elle livre en Afghanistan, puis en Iraq, qui se déploie en se coulant dans le moule du triangle à l’origine du soulèvement de la violence. Cette guerre a perverti les idéaux de l’Amérique, sans aucun code d’honneur d’aucune sorte. « Fini le mythe de la renaissance, du nouvel homme. Le concept de guerre juste qu’adopte l’Amérique n’est que la face visible et finalement superficielle d’une profonde et terrible avancée vers la violence et son usage pour dominer les autres », dénonce Arkoun.

Plus méditatives, moins métaphysiques, ses œuvres restent hantées par la question du sort des humains, des civilisations se fondant dans une grande histoire des sociétés. Ce qu’il réussit avec une habileté incontestable. Rarement comme chez lui, on entend respirer plus bruyamment l’humanisme, la responsabilité citoyenne. Il appelle tous les peuples à se réunir sous l’universel du droit romain de la Res Publica, fondé sur le Socius qui consiste à vivre parmi les autres, au même titre que les autres, bénéficiant des mêmes droits et s’acquittant des mêmes devoirs. C’est la garantie de vivre ensemble dans le consensus et la solidarité collective. Il s’insurge contre la qualification de la presse de la laïcité comme antagoniste à la religion. « La laïcité serait de vivre dans un Etat où chacun réserverait pour le champ de son intimité sa confession ou son histoire propre. Seule garantie du particulier sous la prescription de l’universel ».

Jaloux de son intimité, refusant toute intrusion dans sa sphère privée, l’historien mène une vie consacrée à une œuvre vouée à l’évolution de la pensée par la pratique de la critique. Prodigieusement intelligent, il vient d’achever un ouvrage collectif, Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen âge à nos jours, qui repose sur un regard attentif de l’historien sur les liens profonds entre la France et les musulmans, mal gérés malheureusement par la politique et la recherche académique. « Cela exige une révision radicale parce que nous vivons sur des représentations de nous-mêmes et des autres qui reposent sur la mythologie », précise-t-il. Sans nier la terreur que l’impérialisme occidental a fait peser sur de nombreux peuples, donnant lieu au développement d’une conscience culturelle chez ceux-ci, que les Occidentaux voient comme invention de la tradition. Il pense que l’Occident et les sociétés arabes ont tout intérêt à confronter leur culture, intégrant chacun à sa manière ce qui vient de l’autre.

Quand l’urgence d’écrire le taraude, la poésie est un rythme qu’il entend : « Une mélodie de phrases, d’idées, juste cette voix intérieure du poète palestinien Mahmoud Darwich, dédiée à la cause de sa patrie, ce tempo de phrases me pousse à intervenir de manière urgente pour me situer dans le monde, dans la posture du témoin » .

Amina Hassan

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Jalons

1969 : Doctorat de la Sorbonne sur l’Histoire de la pensée islamique.

1970 : Ouvrage : L’Humanisme arabe aux IVe-Xe siècles.

1972 : Lectures du Coran.

2005 : Décoré de la médaille du Commandant de la Légion d’honneur.

2006 : Parution du livre Humanisme et islam - Combats et propositions.

 

 

 




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