Mohamed Arkoun,
professeur d’histoire à l’Université de Paris III, soumet la
réflexion sur l’islam à la critique, pour le détacher des
systèmes de construction de l’exclusion et de la violence.
Une démarche appréciée.
Eloge de la critique
Forte organisation, chaleur singulière et vigueur du verbe
peu commune, Mohamed Arkoun était l’invité à la Foire du
livre du Caire pour présenter son ouvrage Histoire de
l’islam et des musulmans en France du Moyen Age à nos jours.
Il ne manque pas d’apprécier le privilège d’être en Egypte,
« terre d’histoire et de pensée prééminente dans le monde
arabe », à laquelle il doit le premier éveil de sa pensée.
Il se souvient qu’en étudiant la langue et la littérature
arabes à l’Université d’Alger, à la veille du déclenchement
de la Guerre de libération, il a fait la découverte de la
pensée du grand écrivain Taha Hussein dans son ouvrage
L’avenir de la culture en Egypte. Ce dernier y situe l’Egypte,
son histoire et sa personnalité dans l’ensemble de l’espace
méditerranéen, traçant son parcours des dynasties
pharaoniques à l’époque contemporaine, qu’il insère dans la
perspective nouvelle de l’apport de l’islam dans le contexte
méditerranéen. Appelée à devenir le ferment de la Nahda
arabiya (Renaissance arabe), la pensée de Taha Hussein
marque profondément Arkoun. Il partage sa vision engagée de
lire l’histoire de l’Egypte et de la culture arabe dans la
perspective de ce qu’il appelle espace méditerranéen,
différent de l’espace géographique et géopilitique. Dès
lors, il est amené à constater que « l’espace géopolitique
est gouverné par des guerres successives que nous vivons et
qui s’enracinent dans un défaut de lecture historique,
discipline de connaissance des sociétés et arme
intellectuelle nécessaire pour réfléchir sur la violence et
dépasser les guerres ». Ainsi, à la différence de ses amis
qui s’enrôlent dans le combat pour la libération, il marque
son attachement à la cause de sa patrie en s’inscrivant dans
un effort d’analyse et de compréhension de l’histoire des
sociétés plutôt que dans un effort de guerre.
Il se trouve naturellement attiré par l’approche
anthropologique de Saint-Augustin, qui a vécu dans son
milieu berbère d’origine, et qui a théorisé le concept de «
guerre juste ». Terme de théologie politique, il recouvre la
notion de droit à la riposte face à l’agression, mais aussi
une philosophie dure, généralisable à toutes les cultures. «
Passée de l’ouverture à la justice entre humains au domaine
de la croyance religieuse qui relève de notre adhésion à des
articles de foi, cette notion est transformée en celle de
guerre sainte, qui institue une situation de violence,
élevant les adeptes d’une religion au-dessus des autres »,
explique Arkoun. La recherche le conduit à découvrir une
relation structurelle intime et indéfectible entre trois
forces de soulèvement historique dans toutes les sociétés.
La première force est la violence présente dans toutes les
sociétés humaines, des plus archaïques aux plus modernes.
Elle est une donnée anthologique, non spécifique à une
religion. « Aujourd’hui, imputer la violence au seul islam
repose sur une ignorance des sociétés humaines », déplore
Arkoun. Deuxième force en travail dans la société est le
sacré que la langue arabe désigne par haram, mais que
l’usage arabe a confisqué pour l’utiliser dans le couple
juridique haram-halal (proscrit-autorisé). Ainsi devenu
concept juridique, il cesse d’avoir la dimension englobante
du sacré dans les autres religions. « Le sacré prend racine
dans des moments de dépassement des intérêts de l’homme pour
une cause juste. Or, la violence se sacralise pour se faire
accepter comme violence salvatrice qui protège ». Quant à la
troisième force, elle est celle de la vérité. Les trois
théologies monothéistes le judaïsme, le christianisme et
l’islam, se définissent chacune comme dépositaire de la
dernière révélation de Dieu, de sa parole adressée aux
hommes. Ainsi, elles s’érigent comme systèmes intellectuels
construits par chaque communauté pour exclure l’autre de la
religion vraie, pour faire les guerres justes et faire
triompher une religion vraie sur toutes les autres. Pour
sortir de cette impasse où la religion sert de référence aux
luttes politiques et aux conflits, Arkoun adhère à l’analyse
anthropologique du triangle de la violence, du sacré et de
la vérité en travail dans toutes les sociétés humaines. Car
« la pensée anthropologique nous ouvre tout l’espace de
l’humain et prend en considération toutes les expériences
des hommes d’appartenances religieuses et politiques
différentes dans toutes les sociétés », précise-t-il.
Après avoir décroché avec brio un doctorat en histoire, il
est recruté comme enseignant à la Sorbonne, où il conduit
ses étudiants à changer leur manière de travailler.
Notamment en mettant en avant cet argument : « La critique
est la lumière, le plus beau des mouvements et de l’activité
intellectuelle, qui permet à la raison d’être et de
continuer à s’exercer ». Il sillonne la pensée arabe pour
des retrouvailles avec des érudits de l’Ijtihad musulman,
dans une volonté de faire renaître les exégèses, les mots à
un sens de la critique et de la philosophie que les
héritages culturels ont laissé se perdre. Il se livre
désormais à son projet immense, qu’il appelle Critique de la
raison islamique, auquel il consacre un ouvrage du même
titre. Pour ce faire, il procède à un assemblage des
catégories d’études de l’islam et des exégèses classiques
pour certains érudits, surannés pour d’autres, pour mettre
entre les mains des lecteurs des outils pour comprendre et
expliquer l’évolution de la pensée islamique, aller au-delà
des concepts analytiques figés pour scruter la force de la
raison qui triomphe de l’obscurantisme et du repli. Il
vénère Avéroès qui connaît ses classiques Aristote et Platon
dont il emprunte l’accueil par la foi du logos, la
philosophie grecque de la critique. Dès 1198, Avéroès pose à
l’intérieur de la pensée islamique la question récurrente du
rapport entre le logos et la religion, qui a abouti à son
ouvrage Fasl al-maal fima bayn al-hekma wal charia men
al-itissal (Distinction des objectifs entre la sagesse et la
juridiction de la communication). Pour Arkoun, les grands
hommes sont ceux qui savent interpréter l’intimité
spirituelle que la foi et le logos entretenaient en
continuité. « Ainsi, apprend-on à détacher le discours
prophétique du moment de départ de ce qui se passe après.
Les hommes transforment la réalité historique en récit
mythologique qui mélange mythologie et histoire, au point
que le reste des hommes vient à croire qu’il s’agit de
l’histoire réelle et qu’il n’y a aucune part de mythologie
», explique Arkoun. Il considère que les discours
prophétiques et les réflexions dont ils procèdent
n’échappent au temps, aux circonstances personnelles et
générales et au biographique. Cependant, la pensée islamique
interrompt la relation avec le logos grec après la mort d’Avéroès
au XIIIe siècle. Au moment où le déclin de la souveraineté
de l’islam politique dans l’espace méditerranéen coïncide
avec la préparation par l’Europe de l’avènement de la
renaissance et du siècle des Lumières.
Au lieu de suivre la manière de travailler d’Avéroès,
frayant la voie à des successeurs potentiels, les
théologiens ont contesté sa pensée, car la critique signifie
pour eux le rejet, le mépris et le conflit. Aujourd’hui,
Arkoun affronte les mêmes problèmes aggravés par les
contraintes pesant sur la médiatisation de sa pensée et ses
recherches. Cependant, déterminé à sortir du cadre étriqué
des exégèses traditionnelles, il dénonce les attitudes des
théologiens calquant leurs modes de pensée et leurs pulsions
sur la répétition paresseuse de mots ritualisés. Dès lors,
il s’entrouvre à ce qu’il nomme « Penser l’impensé », où le
langage saisit le caché dans les réalités. « Car ce que l’on
ne peut exprimer, on ne peut pas non plus le penser. L’ijtihad,
du fait de la coupure de la raison au XIIIe siècle est
devenue anéantie. Je cherche à outrepasser les bornes, pas à
les fixer ». Et de poursuivre : « L’ijtihad prôné par
l’islam dérive de la tradition de s’ouvrir sur les autres
cultures et croyances et du respect du Coran de
l’accumulation et de la continuité des enseignements
prophétiques. C’est là une grande idée de l’islam ».
Mais alors qu’il se réjouit du commencement de la sortie du
balbutiement et de l’émergence de la raison un peu partout
dans le monde, il voit les Américains renouer avec le
concept de « guerre juste ». Après le 11 septembre 2001,
l’Amérique se pose en puissance agressée, en droit de
défendre sa sécurité nationale. Dans son ouvrage De
Manhattan à Bagdad, tout le talent d’Arkoun consiste à
inscrire du doute dans l’enveloppe des apparences
démocratiques de l’Amérique pour percer la vérité de la
guerre qu’elle livre en Afghanistan, puis en Iraq, qui se
déploie en se coulant dans le moule du triangle à l’origine
du soulèvement de la violence. Cette guerre a perverti les
idéaux de l’Amérique, sans aucun code d’honneur d’aucune
sorte. « Fini le mythe de la renaissance, du nouvel homme.
Le concept de guerre juste qu’adopte l’Amérique n’est que la
face visible et finalement superficielle d’une profonde et
terrible avancée vers la violence et son usage pour dominer
les autres », dénonce Arkoun.
Plus méditatives, moins métaphysiques, ses œuvres restent
hantées par la question du sort des humains, des
civilisations se fondant dans une grande histoire des
sociétés. Ce qu’il réussit avec une habileté incontestable.
Rarement comme chez lui, on entend respirer plus bruyamment
l’humanisme, la responsabilité citoyenne. Il appelle tous
les peuples à se réunir sous l’universel du droit romain de
la Res Publica, fondé sur le Socius qui consiste à vivre
parmi les autres, au même titre que les autres, bénéficiant
des mêmes droits et s’acquittant des mêmes devoirs. C’est la
garantie de vivre ensemble dans le consensus et la
solidarité collective. Il s’insurge contre la qualification
de la presse de la laïcité comme antagoniste à la religion.
« La laïcité serait de vivre dans un Etat où chacun
réserverait pour le champ de son intimité sa confession ou
son histoire propre. Seule garantie du particulier sous la
prescription de l’universel ».
Jaloux de son intimité, refusant toute intrusion dans sa
sphère privée, l’historien mène une vie consacrée à une
œuvre vouée à l’évolution de la pensée par la pratique de la
critique. Prodigieusement intelligent, il vient d’achever un
ouvrage collectif, Histoire de l’islam et des musulmans en
France du Moyen âge à nos jours, qui repose sur un regard
attentif de l’historien sur les liens profonds entre la
France et les musulmans, mal gérés malheureusement par la
politique et la recherche académique. « Cela exige une
révision radicale parce que nous vivons sur des
représentations de nous-mêmes et des autres qui reposent sur
la mythologie », précise-t-il. Sans nier la terreur que
l’impérialisme occidental a fait peser sur de nombreux
peuples, donnant lieu au développement d’une conscience
culturelle chez ceux-ci, que les Occidentaux voient comme
invention de la tradition. Il pense que l’Occident et les
sociétés arabes ont tout intérêt à confronter leur culture,
intégrant chacun à sa manière ce qui vient de l’autre.
Quand l’urgence d’écrire le taraude, la poésie est un rythme
qu’il entend : « Une mélodie de phrases, d’idées, juste
cette voix intérieure du poète palestinien Mahmoud Darwich,
dédiée à la cause de sa patrie, ce tempo de phrases me
pousse à intervenir de manière urgente pour me situer dans
le monde, dans la posture du témoin » .
Amina
Hassan