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 Semaine du 7 au 13 Février, numéro 648

 

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Littérature

A travers une légèreté en trompe-l’œil, le Libanais Rachid Al-Daïf dépeint la rencontre entre l’Orient et la modernité. Dans cet extrait d’Inssi Al-Siyarah, un jeune Libanais, pour empêcher le remariage de son père, échafaude des stratagèmes pervers qui se retournent contre lui.

 Fais voir tes jambes, Leïla

Ma sœur ne s’opposait pas à ce remariage. Dans les faits, elle était même l’alliée de mon père dont la décision lui permettait à son tour de quitter sans remords l’appartement familial pour aller vivre avec son mari. A coup sûr, elle aurait mal vécu le fait de laisser mon père seul, sans personne pour s’occuper de lui. En vérité, elle admettait difficilement mon attitude et s’étonnait de mon entêtement à le faire changer d’avis. Bien entendu, elle était aveuglée par le désir de rejoindre son futur époux. Mon père se figurait que c’était par amour pour lui, parce qu’elle le comprenait. Il avait donc eu raison, il avait vu juste ! La naissance de sa fille lui avait procuré bien plus de joie que la nôtre, nous ses deux fils, au grand étonnement de bien de gens. Il s’entendait très bien avec elle, bien mieux qu’avec nous, les garçons, il lui consacrait plus de temps, plus d’argent qu’il ne le faisait pour nous. Elle l’accompagnait souvent, on aurait dit son ombre.

Quand elle avait grandi, et à la différence de la plupart des pères de sa génération, il s’était montré particulièrement complaisant quand elle sortait de la maison sans motif valable, quand elle rentrait tard le soir. Ma mère, qui n’ouvrait guère la bouche que pour manger, comme disent les gens, en arrivait même à lui reprocher d’être inexplicablement trop faible avec elle. Après la mort de ma mère, il lui était même arrivé de laisser ma sœur et son fiancé seuls à la maison. Il sortait ! Ma mère aurait été vivante qu’elle en aurait étouffé de rage ! J’essayais de le mettre en garde, pour éviter que le monde s’en mêle.

« Le monde, c’est moi ! », m’avait-il répondu.

Comment pouvait-il parler ainsi ? A croire que coulaient dans ses veines quelques gouttes du sang des grands califes d’autrefois, un de ceux qui s’étaient écriés un jour : « Le temps, c’est moi ! Celui que j’ai nommé a perduré, celui que j’ai élevé a prospéré ! ».

Il lui arrivait de se montrer tellement accommodant avec ma sœur que je me suis mis à l’appeler, sous forme de reproche, « Monsieur Tout-le-monde » !

Il laissait ma sœur batifoler à sa guise, à une époque où cela n’était plus de mise. C’est vrai qu’autrefois, on ne voyait guère d’étudiants jeûner à l’université par exemple, tout le contraire d’aujourd’hui. Moi-même, il m’arrivait de le faire, mais lui, jamais : vous imaginez une chose pareille ? Le fils respectait ses devoirs religieux quand le père les négligeait ! Et ce n’était pas un jeune écervelé, mais un homme de soixante-cinq ans, autrement dit quelqu’un qui aurait dû montrer l’exemple à ses enfants. Ma sœur était comme lui, mais il lui arrivait de donner le change. Chaque fois, mon père me répondait par cette même phrase, qu’il croyait définitive : « Mon Dieu à moi est tout petit, il est juste à la taille de mon cœur, tandis que le tien est trop grand pour toi ! Fais à ta guise ! ».

Ma sœur était au courant de cette relation qu’il entretenait avec une femme de trente ans. Quand cette dernière venait chez nous, elle lui faisait bon accueil mais mon père le lui interdisait, c’est-à-dire qu’il interdisait à sa fille, de le laisser seul avec sa visiteuse. Il lui disait : « Reste ici, ne sors pas tant qu’elle n’en a pas fait autant ». Mais il arrivait tout de même que ma sœur s’isole ailleurs dans l’appartement, et qu’elle les laisse tous les deux dans le salon.

Ce qui me mettait mal à l’aise, ce qui me préoccupait tellement en fait, dans cette relation, c’était leur différence d’âge. Trente-cinq années, ce n’est pas rien tout de même. Qu’est-ce qu’elle attendait donc de lui, cette jeune femme ? En était-ce seulement une jeune femme, était-elle vierge, intacte, oui ou non ? Est-ce qu’on pouvait encore trouver à Beyrouth, avant ce fameux 11 septembre, une « vraie » jeune fille ? Une vierge, qu’aucun homme n’aurait approchée alors qu’elle avait passé la trentaine ? Les hymens, on les donnait à manger aux chats tellement on en trouvait de nos jours !

Jamais je n’accepterai ce mariage ! Il y a un piège là-dessous, c’est certain !

Et je ne reviendrai pas sur ma décision de me suicider en m’exposant en plein soleil, la tête baignée d’huile, sauf s’il change d’idée.

Alertée par les appels de mon père, ma sœur m’a trouvé dans cet état. Elle n’a pas cherché à dissimuler sa stupéfaction, bien au contraire. A haute voix, elle s’est écriée :

  « T’es devenu fou ? Et qu’est-ce que ça peut te faire si ton père veut se marier ou s’il veut rester seul ? C’est ton père, et lui, il ne se mêle pas de tes affaires, tandis que toi, son fils, tu voudrais lui dire ce qu’il doit faire, comment il doit se comporter ! C’est le monde à l’envers !

  — Non, je ne me mêle pas de ses affaires, je veux juste ne pas avoir à payer les conséquences de ses actes ».

  Je lui ai dit encore que je n’en avais rien à faire, qu’il se remarie ou non, mais que ce qui m’inquiétait, c’était qu’il puisse avoir avec cette femme des enfants, parce qu’elle en aurait envie, c’était bien son droit, un droit que personne n’était en mesure de lui contester. « Tout le monde, homme ou femme, a bien le droit d’avoir des enfants, non ? Seulement, quand on les a faits, il faut les élever, ces enfants et pas le faire faire par les autres, pas par moi en tout cas ! Qui va leur donner de quoi vivre, aux futurs enfants de ton père ? Qui va les faire manger, boire, leur acheter des vêtements, leur payer des visites chez le médecin, leurs frais de scolarité ? C’est moi qui vais me crever la peau pour eux parce que toi, tu t’en sors tout juste, tout comme notre frère en Amérique, qui en plus, ne nous donne même pas signe de vie ! Je suis le seul à bien m’en sortir comme vous le dites tous, le seul à pouvoir prendre une responsabilité que vous ne pouvez pas assumer, vous autres ! Ou alors tu préfères qu’ils se mettent à mendier dans les rues ? Au mieux qu’ils travaillent comme apprentis chez les réparateurs de pneus, dans des garages de quatre sous ? Lis donc les journaux de ce matin ! Le monde va de mal en pis avec tous ces gosses. Trois milliards de personnes qui manqueront d’eau bientôt, un milliard et demi sans électricité, dans vingt ou trente ans au maximum. Tiens ! Juste quand les enfants de ton père seront devenus adultes ! Lis donc les journaux du matin, et tu verras le prix d’un terrain à Johannesburg, en Afrique du Sud ! ».

Par bonheur, pour elle comme pour moi, ma sœur ne m’a pas répondu ce que l’on dit en pareil cas : Dieu y pourvoira !

 Mon père non plus.

Parce que je leur aurais répété ce qu’ils avaient déjà pu entendre de ma bouche, à savoir que je détestais ce genre d’expression.

  « Vous savez combien je déteste ces parents qui ne s’en sortent pas pour élever leur kyrielle de gosses ! Et ceux qui ne s’en soucient même pas, et tant pis s’ils n’ont pas d’éducation ! Je déteste le mal qu’on se fait à soi-même, de ses propres mains ».

  Mon père ne pensait-il pas la même chose ? Qu’est-ce qui s’était passé pour qu’il change d’avis ? Il veut commencer avec cette nouvelle femme ce qu’il n’a pas eu de temps de ma mère ? N’est-ce pas lui qui répétait toujours que faire beaucoup d’enfants, cela pouvait aller autrefois mais plus aujourd’hui ? Est-ce pour cela qu’il n’en avait pas eu beaucoup lui-même, ou bien parce que ma mère ne voulait plus de lui tellement il était odieux avec elle ?

« Dis-moi donc, ma très chère sœur, comment tu fais pour digérer ce mariage ! Cela ne t’étonne pas qu’une femme d’une trentaine d’années accepte d’épouser ton père, qui a bien trente-cinq ans de plus qu’elle ? Tu prends ton père pour un nouveau Rudolph Valentino ? » .

Trad. d’Yves Gonzalez-Quijano, Actes sud, 2006.

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Rachid Al-Daïf

Né au Liban en 1945, professeur de langue et de littérature arabe à l’Université de Beyrouth, il a commencé son œuvre par la poésie, puis s’est tourné vers le roman dans les années 1980. Il s’enfonce dans le quotidien et les mœurs d’un Liban perdu entre toutes les identités et ne cesse de manipuler son sens de l’humour qui oscille entre optimisme et pessimisme. Il a écrit une dizaine de romans, dont huit sont traduits vers le français : Azizi Al-Sayed Kawabatta (cher Monsieur Kawabatta, Actes Sud, 1998), Testeffel Meryl Streep (que Meryl Streep aille au diable, Actes Sud 2002).

 

 

 




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