A travers une légèreté en trompe-l’œil, le Libanais
Rachid Al-Daïf
dépeint la rencontre entre l’Orient et la modernité.
Dans cet extrait d’Inssi Al-Siyarah, un jeune Libanais, pour
empêcher le remariage de son père, échafaude des stratagèmes
pervers qui se retournent contre lui.
Fais
voir tes jambes, Leïla
Ma sœur ne s’opposait pas à ce remariage. Dans les faits,
elle était même l’alliée de mon père dont la décision lui
permettait à son tour de quitter sans remords l’appartement
familial pour aller vivre avec son mari. A coup sûr, elle
aurait mal vécu le fait de laisser mon père seul, sans
personne pour s’occuper de lui. En vérité, elle admettait
difficilement mon attitude et s’étonnait de mon entêtement à
le faire changer d’avis. Bien entendu, elle était aveuglée
par le désir de rejoindre son futur époux. Mon père se
figurait que c’était par amour pour lui, parce qu’elle le
comprenait. Il avait donc eu raison, il avait vu juste ! La
naissance de sa fille lui avait procuré bien plus de joie
que la nôtre, nous ses deux fils, au grand étonnement de
bien de gens. Il s’entendait très bien avec elle, bien mieux
qu’avec nous, les garçons, il lui consacrait plus de temps,
plus d’argent qu’il ne le faisait pour nous. Elle
l’accompagnait souvent, on aurait dit son ombre.
Quand elle avait grandi, et à la différence de la plupart
des pères de sa génération, il s’était montré
particulièrement complaisant quand elle sortait de la maison
sans motif valable, quand elle rentrait tard le soir. Ma
mère, qui n’ouvrait guère la bouche que pour manger, comme
disent les gens, en arrivait même à lui reprocher d’être
inexplicablement trop faible avec elle. Après la mort de ma
mère, il lui était même arrivé de laisser ma sœur et son
fiancé seuls à la maison. Il sortait ! Ma mère aurait été
vivante qu’elle en aurait étouffé de rage ! J’essayais de le
mettre en garde, pour éviter que le monde s’en mêle.
« Le monde, c’est moi ! », m’avait-il répondu.
Comment pouvait-il parler ainsi ? A croire que coulaient
dans ses veines quelques gouttes du sang des grands califes
d’autrefois, un de ceux qui s’étaient écriés un jour : « Le
temps, c’est moi ! Celui que j’ai nommé a perduré, celui que
j’ai élevé a prospéré ! ».
Il lui arrivait de se montrer tellement accommodant avec ma
sœur que je me suis mis à l’appeler, sous forme de reproche,
« Monsieur Tout-le-monde » !
Il laissait ma sœur batifoler à sa guise, à une époque où
cela n’était plus de mise. C’est vrai qu’autrefois, on ne
voyait guère d’étudiants jeûner à l’université par exemple,
tout le contraire d’aujourd’hui. Moi-même, il m’arrivait de
le faire, mais lui, jamais : vous imaginez une chose
pareille ? Le fils respectait ses devoirs religieux quand le
père les négligeait ! Et ce n’était pas un jeune écervelé,
mais un homme de soixante-cinq ans, autrement dit quelqu’un
qui aurait dû montrer l’exemple à ses enfants. Ma sœur était
comme lui, mais il lui arrivait de donner le change. Chaque
fois, mon père me répondait par cette même phrase, qu’il
croyait définitive : « Mon Dieu à moi est tout petit, il est
juste à la taille de mon cœur, tandis que le tien est trop
grand pour toi ! Fais à ta guise ! ».
Ma sœur était au courant de cette relation qu’il entretenait
avec une femme de trente ans. Quand cette dernière venait
chez nous, elle lui faisait bon accueil mais mon père le lui
interdisait, c’est-à-dire qu’il interdisait à sa fille, de
le laisser seul avec sa visiteuse. Il lui disait : « Reste
ici, ne sors pas tant qu’elle n’en a pas fait autant ». Mais
il arrivait tout de même que ma sœur s’isole ailleurs dans
l’appartement, et qu’elle les laisse tous les deux dans le
salon.
Ce qui me mettait mal à l’aise, ce qui me préoccupait
tellement en fait, dans cette relation, c’était leur
différence d’âge. Trente-cinq années, ce n’est pas rien tout
de même. Qu’est-ce qu’elle attendait donc de lui, cette
jeune femme ? En était-ce seulement une jeune femme,
était-elle vierge, intacte, oui ou non ? Est-ce qu’on
pouvait encore trouver à Beyrouth, avant ce fameux 11
septembre, une « vraie » jeune fille ? Une vierge, qu’aucun
homme n’aurait approchée alors qu’elle avait passé la
trentaine ? Les hymens, on les donnait à manger aux chats
tellement on en trouvait de nos jours !
Jamais je n’accepterai ce mariage ! Il y a un piège
là-dessous, c’est certain !
Et je ne reviendrai pas sur ma décision de me suicider en
m’exposant en plein soleil, la tête baignée d’huile, sauf
s’il change d’idée.
Alertée par les appels de mon père, ma sœur m’a trouvé dans
cet état. Elle n’a pas cherché à dissimuler sa stupéfaction,
bien au contraire. A haute voix, elle s’est écriée :
« T’es devenu fou ? Et qu’est-ce que ça peut te faire si ton
père veut se marier ou s’il veut rester seul ? C’est ton
père, et lui, il ne se mêle pas de tes affaires, tandis que
toi, son fils, tu voudrais lui dire ce qu’il doit faire,
comment il doit se comporter ! C’est le monde à l’envers !
— Non, je ne me mêle pas de ses affaires, je veux juste ne
pas avoir à payer les conséquences de ses actes ».
Je lui ai dit encore que je n’en avais rien à faire, qu’il
se remarie ou non, mais que ce qui m’inquiétait, c’était
qu’il puisse avoir avec cette femme des enfants, parce
qu’elle en aurait envie, c’était bien son droit, un droit
que personne n’était en mesure de lui contester. « Tout le
monde, homme ou femme, a bien le droit d’avoir des enfants,
non ? Seulement, quand on les a faits, il faut les élever,
ces enfants et pas le faire faire par les autres, pas par
moi en tout cas ! Qui va leur donner de quoi vivre, aux
futurs enfants de ton père ? Qui va les faire manger, boire,
leur acheter des vêtements, leur payer des visites chez le
médecin, leurs frais de scolarité ? C’est moi qui vais me
crever la peau pour eux parce que toi, tu t’en sors tout
juste, tout comme notre frère en Amérique, qui en plus, ne
nous donne même pas signe de vie ! Je suis le seul à bien
m’en sortir comme vous le dites tous, le seul à pouvoir
prendre une responsabilité que vous ne pouvez pas assumer,
vous autres ! Ou alors tu préfères qu’ils se mettent à
mendier dans les rues ? Au mieux qu’ils travaillent comme
apprentis chez les réparateurs de pneus, dans des garages de
quatre sous ? Lis donc les journaux de ce matin ! Le monde
va de mal en pis avec tous ces gosses. Trois milliards de
personnes qui manqueront d’eau bientôt, un milliard et demi
sans électricité, dans vingt ou trente ans au maximum. Tiens
! Juste quand les enfants de ton père seront devenus adultes
! Lis donc les journaux du matin, et tu verras le prix d’un
terrain à Johannesburg, en Afrique du Sud ! ».
Par bonheur, pour elle comme pour moi, ma sœur ne m’a pas
répondu ce que l’on dit en pareil cas : Dieu y pourvoira !
Mon père non plus.
Parce que je leur aurais répété ce qu’ils avaient déjà pu
entendre de ma bouche, à savoir que je détestais ce genre
d’expression.
« Vous savez combien je déteste ces parents qui ne s’en
sortent pas pour élever leur kyrielle de gosses ! Et ceux
qui ne s’en soucient même pas, et tant pis s’ils n’ont pas
d’éducation ! Je déteste le mal qu’on se fait à soi-même, de
ses propres mains ».
Mon père ne pensait-il pas la même chose ? Qu’est-ce qui
s’était passé pour qu’il change d’avis ? Il veut commencer
avec cette nouvelle femme ce qu’il n’a pas eu de temps de ma
mère ? N’est-ce pas lui qui répétait toujours que faire
beaucoup d’enfants, cela pouvait aller autrefois mais plus
aujourd’hui ? Est-ce pour cela qu’il n’en avait pas eu
beaucoup lui-même, ou bien parce que ma mère ne voulait plus
de lui tellement il était odieux avec elle ?
« Dis-moi donc, ma très chère sœur, comment tu fais pour
digérer ce mariage ! Cela ne t’étonne pas qu’une femme d’une
trentaine d’années accepte d’épouser ton père, qui a bien
trente-cinq ans de plus qu’elle ? Tu prends ton père pour un
nouveau Rudolph Valentino ? » .
Trad. d’Yves Gonzalez-Quijano, Actes sud, 2006.