Croyant dur comme fer à la force du théâtre, la metteuse en
scène palestinienne
Imane Aoune
résiste à sa manière. L’Association Ishtar, qu’elle a
fondée avec son mari, organise un premier Forum
international sur le théâtre de l’opprimé.
Planches du salut
Elle est satisfaite d’incarner Oum Al-Ezz dans Al-Chohadaa
yaoudoune (les martyrs reviennent), Mona dans Hikayet Mona
(l’histoire de Mona) ou encore Sarah Bernhardt dans Salas
nissaa taht al-adwaa (trois femmes sous les feux de la
rampe) … Imane Aoune est une artiste qui a élu domicile sur
les planches. Elle a signé notamment la mise en scène de
Gababerat al-ard (les titans de la terre), Abnaa Héracle
(les fils d’Hercule), Magnoune saytara (avide d’hégémonie).
C’est entre le jeu théâtral et la mise en scène que se
déroule la vie de cette femme palestinienne. « A travers le
jeu, l’interprète voyage vers d’autres mondes, corps et âme.
On devient comme un derviche de la scène et on entre dans un
état de soufisme et de transe. Ce qu’on n’arrive pas à
exprimer par les mots, on l’exprime par le corps. La mise en
scène relève plutôt du leadership, c’est le travail d’un
visionnaire, d’un créateur qui veut concrétiser son rêve sur
scène », précise Imane Aoune sur un ton sincère et jovial. «
Le metteur en scène, malgré lui, se trouve contraint à
rester en coulisses ».
Cet amour pour le théâtre, elle l’exprime aussi différemment
en faisant un travail de formatrice, entraînant les jeunes
comédiens et créateurs, à travers l’Association Ishtar,
qu’elle a fondée à Ramallah en 1991 avec son mari le
comédien Edward Al-Moallem. Tous deux anciens membres de la
compagnie palestinienne Al-Hakawati (le narrateur) qui a
perdu son théâtre lors de l’Intifada, ils se sont lancés
dans le monde de la production théâtrale et de la formation.
« Avec la fondation Ishtar, nous avons pensé nous
spécialiser dans les programmes d’entraînement et d’études
théâtrales, vu que cela fait défaut en Palestine. On a voulu
transmettre notre expérience aux nouvelles générations »,
déclare-t-elle. Ishtar propose, en effet, un programme
d’entraînement de trois ans, lequel a été introduit dans les
écoles non gouvernementales. Il s’agit de former les
étudiants dès l’âge de 10 ans et de les doter en fin de
cursus scolaire d’un certificat leur permettant de faire des
études théâtrales hors du pays ou de se joindre à leurs
maîtres d’Ishtar. Dans ce dernier cas, les diplômés suivent
deux ans de formation supplémentaire afin de devenir acteurs
professionnels ou formateurs.
Pour Aoune, répandre l’art de la scène dans les villes et
villages palestiniens, déclencher le rire du public, fêter
la vie, sont toutes des manières de lutter contre
l’occupation. Parle-t-elle d’un théâtre de la résistance ?
Sans doute. Pourtant, dans son théâtre il n’est guère
question de clichés, ceux de la guerre, des blessés, de
l’Intifada … La directrice artistique d’Ishtar opte plutôt
pour un genre sociopolitique. Une forme théâtrale qui
s’inspire du Théâtre de l’Opprimé (TO), lancé par Augusto
Boal à partir des années 1970. « Les lois injustes abondent
dans notre société, on cherche alors à provoquer le public.
Celui-ci est invité à réagir, à entrer en interaction avec
les événements de la pièce, afin de dicter ses propres lois
ou modifier celles déjà existantes. On rassemble toutes les
propositions, et on vote. En fait, c’est une procédure à
trois étapes : le jeu théâtral, l’interaction et enfin la
législation », indique Aoune qui croit dur comme fer à la
force du théâtre. L’histoire de Mona fut donc l’un des
premiers spectacles du genre ; il se donne depuis 2005 en
Palestine comme ailleurs. « Nous sommes, dans Ishtar, des
jokers au sens positif du terme. On joue là où on se
retrouve, on entraîne les jeunes en Palestine et ailleurs en
organisant des ateliers de formation. Notre travail ne se
limite pas aux frontières du pays ni à celles du monde
arabe. On invite les spécialistes à venir de partout pour
partager leurs expériences », lance Imane Aoune.
L’appellation Ishtar recèle une histoire d’amour, de force
et de féminité. Car c’est le nom d’une déesse des
civilisations phénicienne, cananéenne et calédonienne,
déesse de l’amour, de la guerre et de la fertilité. « C’est
une déesse paradoxale qui regroupe en elle pas mal de
contradictions tout comme le théâtre ». Avant de fonder son
association théâtrale, Aoune avait nommé sa fille aînée
Ishtar, en 1990. Un modèle à suivre ? Elle l’avoue
ouvertement. « Dès que j’ai étudié l’épopée de Gilgamesh, je
suis tombée amoureuse de la déesse Ishtar. Elle est un
symbole féminin très marquant. Je sens que je lui ressemble
en quelque sorte », dit-elle.
Au lycée, Imane Aoune ne faisait pas de théâtre. Elle se
contentait de chercher, dans son ancienne maison de
Jérusalem, les habits des anciens de la famille. Devant le
miroir, elle mimait les différents personnages, avec ses
costumes en main. Sa grand-mère l’encourageait. Et d’une
manière inconsciente, elle lui apprenait à jouer. « Elle
nous racontait pas mal d’histoires, à mon frère et à moi. Et
de temps en temps, elle nous demandait de jouer le rôle d’un
cow-boy fusillé … Comment il tombe par terre, comment il
réagit … C’était à nous de jouer et d’imiter » .
A l’école des garçons, où étudiait son frère, Imane
découvrit son talent de comédienne. Il fallait monter un
spectacle théâtral et trouver une fille pour jouer la
fiancée d’un guerrier blessé. « Mon frère a dit tout de
suite à ses amis et professeurs : Ma sœur pourra
assurer ce rôle. Sur les planches, j’étais terrifiée. La
salle était pleine. La lumière des projecteurs éblouissante.
J’ai pris une grande bouffée d’air et me suis mise à réciter
mon texte. Je ne savais pas si je jouais bien, mais les
applaudissements du public sont venus me rassurer ». C’est
ainsi qu’Imane Aoune est entrée dans le jeu. Elle
participait aux spectacles scolaires, ceux donnés dans les
clubs avec des amis durant les années 1970.
A l’époque, c’était difficile qu’une jeune fille, provenant
de l’ancienne ville de Jérusalem, fasse des études
théâtrales. Il fallait en plus voyager hors du pays ! Aoune
a donc étudié la sociologie et le psychodrame, en continuant
à jouer avec les troupes d’amateurs.
Mais avec Al-Hakawati, la compagnie de théâtre
palestinienne, c’était le début d’une carrière
professionnelle. « Al-Hakawati était une grande école de
drame ; j’ai appris les techniques du jeu, le respect des
horaires, l’importance des répétitions ... ». Mais un
problème familial s’y opposait. « Mon père, qui
m’encourageait autrefois à jouer en tant qu’amatrice, a
complètement rejeté l’idée de voir sa fille se transformer
en une vraie comédienne. Il n’assistait plus à mes
spectacles et me répétait tout le temps : Avec cette
profession, qui voudra t’épouser ? Je lui répondais : Ne
t’inquiète pas, j’épouserai le théâtre ». En travaillant
avec Al-Hakawati, Imane Aoune est tombée amoureuse de
son collègue Edward Al-Moallem. Quelques années plus tard,
ils se sont fiancés. De quoi avoir réconforté le père.
C’était, selon lui, l’indice d’un bel avenir. « Sur scène,
j’ai besoin d’avoir en face, un acteur sensible comme
Edward. Mais à maintes reprises, nos devoirs familiaux nous
ont privés de jouer ensemble. Il fallait que quelqu’un de
nous reste à la maison pour s’occuper des enfants ». En
gérant ensemble l’Association Ishtar, les deux partenaires
se partagent les rôles de façon à promouvoir leurs projets
artistiques. Ils cherchent à obtenir la grâce de leur
déesse, Ishtar.
Jusque-là, elle ne les a guère abandonnés.
May
Sélim