Chercheur, militant et rédacteur en chef,
Mohamad Al-Sayed Saïd est
resté fidèle à ses convictions de gauche. Ses contradictions
n’affectent pas son intégrité.
Un combattant en habit de chercheur
Un homme à paradoxes. D’où son charme. Très fidèle au
socialisme sans pour autant perdre son admiration pour la
démocratie et les libertés, il maintient le calme et le
recul du chercheur au Centre des Etudes Politiques et
Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram et la dureté du militant de
gauche. « Un rêveur jusqu’à l’utopie, bien qu’il soit
toujours présent sur le terrain parmi les gens. Pour ce, il
a consacré toute une page dans le journal Al-Badil dont il
est rédacteur en chef aux problèmes sociaux des démunis »,
témoigne Karima Kamal, chef de la rubrique Société dans le
même journal et journaliste à l’hebdomadaire Sabah Al-Kheir.
Pour dresser une liste des paradoxes, il suffit de parcourir
son évolution. Car son cheminement idéologique s’en ressent.
Comme pas mal de militants de la gauche égyptienne, il est
loin de dénigrer l’importance du religieux dans la vie du
peuple. Il a écrit dessus une suite d’articles dans le
quotidien Al-Ahram, faisant le lien entre socialisme et
islam. Et au sein des milieux journalistiques, il a une
sacrée réputation de « polygame », étant chercheur et
rédacteur en chef du plus récent organe de presse, Al-Badil
(alternative). D’ailleurs, cette double appartenance avait
suscité pas mal de remous et de contestations, parmi les
journalistes, lorsqu’il a été désigné à la tête d’une
rédaction alternative, nettement située à gauche. Pendant de
longues années, il a signé des articles dans le quotidien
national Al-Ahram et a réussi à faire passer ses idées ne
faisant pas forcément l’unanimité. De quoi lui avoir valu
des négociations ardues avant d’aborder un sujet en
particulier ou de tenir tête à la censure.
« Dans les années 1970-1980, il était proche de
l’organisation clandestine des ouvriers, alors
qu’aujourd’hui il s’engage différemment. N’adhérant à aucun
parti politique, il n’est pas le marxiste intransigeant
d’autrefois. Il lutte encore et toujours pour la justice,
l’égalité, la cause palestinienne et le progressisme.
Cependant, son évolution s’observe dans la manière dont il
exerce ses idées », précise Samer Soliman, économiste de
gauche.
L’esprit socialiste marque les moindres détails de sa vie,
sa tenue, sa maison, son mode de vie. Ainsi, préfère-t-il
recourir au « nous » à la place du « je », en parlant. Et
pour reprendre l’idée des contrastes, il donne lui-même une
justification familiale. « Je suis né dans une grande
famille qui se distingue par deux contradictions : des
ressources économiques maigres et une vaste culture. Mon
père était un pêcheur qui a travaillé plus tard à
l’Organisme du Canal de Suez. Il avait une longue histoire
syndicale derrière lui. Ceci dit, il avait une conscience
politique très développée ». Et d’ajouter : « Nous vivions à
Port-Saïd, ayant témoigné de l’agression tripartite en 1956.
Je suivais mon père qui a livré bataille, défendant sa
patrie. Un moment historique qui a beaucoup influencé mes
convictions », ajoute Mohamad Al-Sayed Saïd dans sa maison à
Agouza. Le choix du quartier n’est pas gratuit. Une
boulangerie, un café et une épicerie forment le décor de sa
« résidence ». Une cacophonie de vie est au rendez-vous.
C’est ici qu’il préfère être parmi les gens simples pour «
palper le pouls ». Sa bibliothèque bien garnie compte des
milliers d’ouvrages, cependant, il est loin de s’isoler dans
sa tour d’ivoire. « Ma mère aussi avait une large culture.
Elle apprenait le Coran par cœur et le psalmodiait
parfaitement bien, respectant les règles de la grammaire et
de la récitation. De même, elle retenait une centaine de
hadiths (dires du prophète) », raconte Al-Sayed Saïd. Et de
poursuivre : « La culture traditionnelle de ma mère
m’éblouissait. C’était un amalgame de mythes, de proverbes
et de contes. Elle avait une large connaissance orale, alors
qu’elle ne savait ni lire ni écrire, incarnant véritablement
la culture populaire égyptienne ».
Et dès son âge tendre, il a appris sa première leçon de
socialisme. Sa famille a dû vendre les meubles de la maison,
un par un, afin de financer l’éducation de son frère aîné,
installé au Caire. « On a même vendu le lit sur lequel on
dormait. Ma famille visait à changer la réalité via
l’éducation de ses fils ». Et ce fut ainsi. Une fois que son
frère et sa sœur ont terminé leurs études, ils ont pris en
charge le reste de la famille.
Pauvreté, prison, hauts et bas, la vie se déroule ainsi. La
chute de l’Union soviétique a ébranlé son existence, sans
pour autant lui faire perdre conviction. « En 1989, Mohamad
Al-Sayed Saïd a été arrêté, et en prison il a connu des
tourments. Torturé et humilié, il a révisé sa pensée. A
l’époque, j’étais stagiaire au Centre des études politiques
et stratégiques. Rumeurs et calomnies faisaient monnaie
courante. On disait qu’il allait être renvoyé aux Etats-Unis
pour lui faire changer d’idées. Il est quand même resté
ferme dans sa position », témoigne une journaliste d’Al-Ahram
lui vouant un grand respect.
Tout jeune, il avait fréquenté les milieux ouvriers, faisant
de petits boulots à gauche et à droite. Pour longtemps, il a
par exemple travaillé comme menuisier. « Apprendre à son
fils un métier est un moyen digne empêchant les enfants de
milieux modestes de vagabonder ». Cela est, il a touché de
près aux maux des ouvriers, leurs soucis, leurs rêves. Plus
tard, il n’a pas raté une occasion pour se joindre à leurs
rangs. En 1989, la police a envahi une usine de la banlieue
de Hélouan et tué un ouvrier devant sa machine. Al-Sayed
Saïd était fou de rage. Il publia bilans et rapports à
travers l’Association égyptienne des droits de l’homme, dont
il a été l’un des fondateurs en 1987. Et il en a payé le
prix. La torture qu’il a subie fut intolérable, dit-on. «
C’étaient des conditions inhumaines, mais ce qui me faisait
mal au cœur c’était de voir des vieux hommes délirer sous
pression ». Il se tait un moment puis continue : « En
prison, j’ai connu de près l’idéologie des Frères musulmans.
Je sentais que l’Egypte balançait entre deux mondes : le
premier, celui de l’Egypte des années 1970, et le second,
celui du fanatisme, du pessimisme qu’on tentait d’imposer ».
Les longues journées de prison étaient « formidables »,
selon ses termes. Il n’a pas raté une occasion pour tenir
des colloques avec les ouvriers détenus. Les cellules
témoignaient de soirées bien animées. « J’ai connu Mohamad
Al-Sayed Saïd en prison vers 1989. Et c’est là que j’ai
compris qu’il agit comme il écrit. Malgré la prison, c’était
la chance d’or de connaître ce grand homme. Son corps était
couvert de blessures, mais il nous inculquait les droits de
l’homme, alors une nouvelle conception qui n’avait pas
encore le vent en poupe », confie Saber Barakat, un ancien
de l’usine de sidérurgie et leader du mouvement ouvrier.
Le choc de la défaite de 1967 a secoué sa génération.
C’était terrifiant, dit-il. « Les jeunes étaient très ancrés
dans le nassérisme. D’un coup, on s’était réveillé et c’est
le cauchemar. La rogne estudiantine fut détonnante, et la
déception trop amère. On a organisé des manifestations
contre Nasser pour la première fois en 1968 », ajoute
Mohamad Al-Sayed Saïd qui, durant les quatre ans qui s’en
suivront, a œuvré à implanter la gauche au sein de
l’université. « Ma génération est celle des plus fidèles aux
préceptes de la gauche. On croyait à la capacité des
étudiants à opérer une prise de conscience. J’ai même publié
un premier magazine accroché au mur à l’université appelant
à nos idées ».
Malgré son admiration pour l’expérience nassérienne, il
avait un certain recul lui permettant de voir les choses en
face. Pour ce, le choc était moins dur à comparer avec les
autres collègues. « De même, j’ai vite retrouvé mon
équilibre après la chute de l’ex-Union soviétique. Car je
voyais les points faibles de l’Etat totalitaire, policier et
bureaucratique. L’exemple de l’Etat césarien est pour moi
inacceptable », indique Al-Sayed Saïd, affirmant que c’est
surtout la renaissance qui le préoccupe le plus. « Celle-ci
a commencé en Egypte dès 1805, bien avant celle du Japon.
Pourquoi n’est-on pas parvenu à atteindre le même succès ?
», répète-t-il sans cesse.
Cet homme fort éprouve une certaine faiblesse devant son
fils unique, Marwan. Il a d’ailleurs choisi son prénom,
après un séjour au Maroc, son pays de prédilection. « Mon
fils aspirait à vivre dans une famille traditionnelle. Mais
c’est rarement le cas des enfants d’intellectuels », dit
l’intellectuel menant une vie de militants avec sa seconde
épouse également journaliste. Nour Al-Hoda Zaki, sa
bien-aimée. Lors des dernières élections du Syndicat des
journalistes, on les trouvait côte à côte ; il ne manquait
pas d’appuyer la candidature de sa femme ainsi que la
présence féminine au sein du conseil. Le couple respire par
l’écriture et le droit à l’expression libre.
Dina
Darwich