Au 96e anniversaire de Naguib
Mahfouz, cette
trouvaille qui remonte à 43 ans est un rare témoignage
littéraire et critique sur le roman et les enjeuxauxquels
l’écrivain a fait face.
Mon écriture et l’avenir du roman
A la conférence des écrivains de Moscou, Alain Robbe-Grillet
déclara que le roman avait exploité tous ses sujets et qu’il
ne restait à l’écrivain qu’à s’occuper de la forme. Ainsi,
Robbe-Grillet présentait une justification pour cette
nouvelle forme qu’il avait choisie dans ses romans et que
certains critiques nomment l’école des choses. Robbe-Grillet
décrit les choses ordinaires avec beaucoup de détails comme
s’il était un archéologue ayant découvert un objet rare et
qui s’évertue à le décrire sous toutes ses formes. Il décrit
ainsi le poignet d’une porte ou une fenêtre sur plusieurs
pages avec précision et longueur incitant à la monotonie, et
peut-être même à quelque chose qui va au-delà de la
monotonie. Car ces nombreux détails sont insignifiants et
mettent le lecteur dans l’embarras ne sachant pas ce que
veut démontrer l’écrivain.
Robbe-Grillet, dans cette manière de décrire en long et en
large les objets en les couvrant de tout cet étonnement et
de toute cette curiosité, voudrait supprimer cette
communication qu’a l’être humain avec les objets qu’il
utilise tous les jours. Il voudrait créer une distance et un
sentiment d’étrangeté entre la nature, l’univers et l’homme,
et plus encore entre les choses de la nature les plus
proches de l’homme, à savoir les objets qu’il utilise
quotidiennement et les endroits où il a l’habitude de se
déplacer. Il voudrait dire que l’homme est unique dans
l’univers et qu’il n’y a aucune relation avec ce qui se
passe en dehors de lui. Il s’évertue tellement à dénier
tout, qu’il en arrive à accuser Jean-Paul Sartre d’être
croyant !
Cette nouvelle forme qui s’est propagée entre les écrivains
du nouveau roman vient de la pauvreté des sujets qu’ils
veulent traiter. Des accusations critiques sont lancées
contre le roman en tant qu’art. Elles touchent l’art du
roman dans son essence même de forme littéraire.
En effet, le roman a épuisé tous les sujets imaginables. Il
a traité de l’individu, de la société et de la famille. Il a
traité des rues et des villes et mêmes des continents. Il a
même dépassé les continents et la terre pour aller s’occuper
des planètes. Tous les sentiments humains ont fait l’affaire
de nombreux romans sur de longues périodes.
Ceux qui regardent le roman de ce point de vue peuvent
évidemment penser qu’il n’a plus de nouveau à avancer. Cette
manière de voir crée une crise pour de nombreux romanciers
qui se sont aperçus que tous les sujets auxquels ils pensent
ont déjà été traités !
Ils ont pris ainsi le chemin de la forme. Tout comme pour
les arts plastiques qui s’occupent uniquement de la forme,
alors que le sujet est devenu secondaire.
Cependant, si nous prenons cet argument en considération, il
nous faudrait enterrer la littérature dans son entier de
même que tous les arts. Mais les choses ne sont pas aussi
simples. Car même si les sujets ont été épuisés, le
consommateur lui se renouvelle, comme c’est le cas pour la
vie même. La nouveauté ne résidant pas dans le sujet qui n’a
pas été traité auparavant, mais dans l’artiste lui-même. Ce
dernier est un être humain, une époque et une civilisation.
Chaque génération a son avis à donner sur des sujets
semblables à toutes les époques.
En regardant à partir du hublot de l’avion, tous les hommes
se ressemblent mais en nous approchant d’eux, nous arrivons
à déceler les différences.
Lorsqu’on parle d’art, on ne parle pas de nouveau et
d’ancien mais de l’objectif même de l’art. Cette manière
d’approfondir la vie en l’enrichissant par l’expérience.
Cette richesse qui permet de mieux comprendre la vie dans
son évolution de manière générale. Je pense qu’il ne faut
pas juger l’art par sa nouveauté mais par ce qu’il permet de
réaliser d’agréable et d’utile. Ainsi n’y a-t-il aucun
danger pour le roman comme genre littéraire. Il restera un
genre qu’on aime approcher tant que l’homme portera un désir
pour la littérature et en ressentira le besoin pour cet art
et tant que la lecture sera possible. André Gide disait : «
Nous écrivons avec l’espoir que le lecteur n’a pas lu les
œuvres qui nous ont précédés ».
Toutefois, la crise du roman n’est pas une crise générale.
Dans d’autres pays comme l’Union soviétique, l’Inde et la
Chine, aucun écrivain ne se plaint d’un problème pareil.
C’est le cas uniquement pour la France, l’Angleterre et
l’Italie. Le fait de dire qu’il n’y a pas de sujets cache
une crise encore plus grande. Elle signifie que nous n’avons
pas de valeurs auxquelles nous croyons. Si l’homme perd ses
valeurs, tous les sujets perdent automatiquement de leur
valeur. Lorsque l’être humain n’a plus de valeur, la vie
perd son sens et devient quantité négligeable. Elle ne
mérite plus qu’on s’en occupe. La crise de l’Europe provient
de ce qu’elle ne croit plus en rien. Elle ne croit plus en
la vie et elle ne croit en rien derrière la vie ni avant la
vie. Sans croire en quelque chose, l’écriture devient un
exercice dans le vide. Et lorsque l’envie littéraire
s’active dans une atmosphère semblable, elle se perd dans la
nouveauté de la forme. Nous pouvons ainsi parler de l’art
pour l’art qui a trouvé un écho qu’il n’avait pas trouvé
dans aucune période de l’art en Europe comme on peut le
ressentir actuellement. Et cela pas uniquement pour la
littérature, mais également pour la musique, et les arts
plastiques.
En ce qui concerne l’art du roman actuellement, il y a un
autre phénomène qui attire l’attention, c’est sa tendance
métaphysique. Bien que le roman ne se soit jamais départi
des sujets traitant de philosophie, la place qu’occupe la
métaphysique est devenue de plus en plus grande.
Ce phénomène est un nouvel argument qu’on peut ajouter à la
crise de la civilisation européenne. Dans les périodes
d’épanouissement et de stabilité industrielle qu’a vécue
l’Europe avant d’être frappée par ses contradictions
contemporaines, elle fut habitée par la science
expérimentale. Elle s’épanouit et écarta les valeurs
spirituelles. De la même manière que le corps humain
traverse des moments de crises biologiques ou
psychologiques, la civilisation traverse des crises. Et de
la même manière que l’homme essaie de résoudre sa crise en
cherchant une issue dans les valeurs spirituelles, la
civilisation fait de même. Lorsque l’homme et la
civilisation perdent leurs repères, ils se souviennent de
Dieu.
L’Europe croyait en la science, puis elle perdit sa foi en
elle. Ainsi chercha-t-elle le chemin de la métaphysique.
S’il revenait à un écrivain de parler de ses expériences
personnelles en abordant un sujet général comme l’avenir du
roman, je me permettrais de donner l’exemple de mon roman
Les Fils de la médina, car c’est un écho de la crise des
temps modernes.
Dans ce roman, la science crut qu’elle pouvait se passer de
Gabalawi et elle mit fin à sa vie. Cette fin lui fit
ressentir le vide et l’amertume de la vie. C’est ce qui
arriva à Albert Camus lorsqu’il pensa que la vie n’avait pas
de sens et que l’absurde était son unique vérité.
L’homme crut en la société et apparut alors le roman
réaliste et naturaliste. Mais lorsqu’advint l’ère du doute
dans la société et dans la raison, toutes les questions
qu’on croyait révolues et oubliées apparurent à nouveau et
insistèrent pour trouver des réponses adéquates. (…)
L’avenir du roman dans le contexte de l’époque peut être un
problème pour les écrivains aux valeurs effondrées. Le choix
d’une nouvelle technique peut être une nécessité pour eux.
En ce qui concerne mon expérience pour l’art du roman, je
n’ai pas ressenti le problème technique de manière aussi
aiguë. Je le résous de manière aisée. Le contenu qui me
préoccupe et ce qu’il cache derrière d’émotion me précise,
sans effort, la forme à adopter sans me préoccuper de sa
nouveauté ni de son ancienneté. La question que je pose :
est–elle adéquate ou pas ?
Traduction de Soheir Fahmi