Professeur émérite de civilisation française à la faculté
des langues, Amin Sami Wassef
continue à prôner ses principes libéraux. A 86 ans, il vient
de lancer un dictionnaire Clé des sigles, publié, en
premier, au Liban, en 2006.
Laic, catesien et recalcitrant
« Le peuple est l’âme d’un pays. Ses convictions et son
esprit forment la conjoncture socio-politique des Etats ».
Tel est l’adage d’Amin Wassef et la clé de sa philosophie de
vie, humaine, libérale et surtout laïque. A 86 ans, il a une
mémoire d’éléphant et une intelligence rare. Toujours à
l’heure, il continue à enseigner à la faculté des langues (Al-Alsun,
Université de Aïn-Chams) et depuis 1985, il est aussi
délégué à la faculté de pédagogie, de la même université, et
à l’Institut de linguistique et de traduction, à
l’Université d’Alexandrie. « La langue française ne mourra
jamais. Elle est l’expression de la liberté, de la dignité
et du droit ». Ce sont ces trois valeurs qu’il tente
d’inculquer à ses étudiants.
Né à Tahta, en Haute-Egypte, Amin Sami Wassef, d’un
militaire laïque, un garde-côtes, sous le régime monarchique
de Fouad 1er et d’une mère orthodoxe, soumise à la règle
liturgique et ne donnant aucune place à la raison. Quinze
jours après sa naissance, sa famille s’installe à Alexandrie
où a été muté son père. A l’âge de 16 ans, après la mort du
père, Amin s’est retrouvé face à deux familles, à
convictions religieuses différentes. Une laïque et l’autre
très attachée à la religion, bien sûr celle de sa mère. Mais
c’est la famille du père qui avait le plus grand impact.
Elle comptait 23 oncles et tantes, dont le fameux Wissa
Wassef. Ce dernier était non seulement un défenseur de la
culture française, mais aussi un fin politicien, du temps du
leader de la révolution de 1919, Saad Zaghloul. Ensemble,
ils revendiquaient, avec les autres membres du parti Al-Wafd,
l’indépendance de l’Egypte. Wissa Wassef, devenu président
de la chambre des députés sous le règne de Fouad 1er, a
orienté le parcours éducatif de son neveu, mais aussi a
piloté sa pensée et sa culture. « Mon oncle avait un culte
pour la France, vu qu’il a fait des études de droit à l’Ecole
normale supérieure de Saint-Cloud. Mon grand-père l’a envoyé
en France pour parachever ses études et suivre le modèle de
Réfaa Al-Tahtawi. Un symbole libéral de modernisme en
matière d’idées, lequel a libéré l’Egypte de son
obscurantisme. C’est lui qui a fondé l’Ecole supérieure des
langues, (actuelle faculté d’Al-Alsun). C’était un institut
de haute culture intellectuelle, fréquentée par des jeunes
savants polyglottes », raconte ce professeur de civilisation
française, qui a obtenu en 1938 son baccalauréat en
philosophie, du collège Saint-Marc d’Alexandrie. Puis, en
1942, il a eu une licence ès lettres de l’Université Fouad
1er au Caire. « Mon oncle a tenu à ce que ses jeunes frères
donnent à leurs enfants une éducation purement française.
Comme c’était l’esprit de famille qui existait autrefois, je
n’ai pas pu tenir tête à l’autorité parentale, très
conservatrice. J’ai dû, sans contestation, suivre la filière
française ». Et d’ajouter : « Mon oncle trouvait que la
formation française convenait plus à la formation des
jeunes, leur inculquant un sens civique très poussé et une
forte tendance à la laïcité ».
Le germe de la laïcité a trouvé terre. Amin Wassef est parti
en France, en 1950, pour une bourse de deux ans, à l’Ecole
normale supérieure de Saint-Cloud. « Etudier en France était
un rêve. En 1948, le gouvernement français proposait des
bourses de stage en France. Le gouvernement égyptien l’a
accusé de décerner ces bourses aux ressortissants juifs.
Alors et pour trouver une solution, ces bourses ont été
cédées au ministère de l’Education publique et ont été mises
en concours. J’ai passé le concours et j’ai pu décrocher une
bourse à l’école de Saint-Cloud ».
Amin Wassef a alors réussi à obtenir un diplôme d’études
supérieures, avec mention Très bien et félicitations du
jury, de cette école prestigieuse. « Le retour en Egypte en
1952 était l’une des périodes noires de mon existence. Ils
ont prétendu que j’avais été classé premier, simplement car
mon nom commençait par la lettre A ». Ces années passées en
France l’ont aidé à acquérir un esprit de précision et une
méthodologie de recherche. Ainsi a-t-il pu rédiger autant
d’ouvrages didactiques et a réussi à obtenir un diplôme dans
l’histoire générale de l’art de l’Ecole du Louvre. A
l’époque et en guise d’appréciation de la valeur
intellectuelle du boursier, une lettre a été envoyée par l’Ecole
normale supérieure de Saint-Cloud, au bureau des missions à
Paris. Cette lettre le désignait pour poursuivre des cours
d’agrégation. « Le gouvernement égyptien n’a pas admis ces
cours. Car l’agrégation est un diplôme national et un titre
qu’on n’attribue pas aux étrangers. J’étais choisi à ces
cours d’agrégation, vu que j’étais le seul Egyptien, à
l’école de Saint-Cloud, ayant des dispositions cartésiennes
».
Sous le titre L’Information et la presse officielle en
Egypte, durant la campagne française, de 1798 à 1802, il
rédigea sa thèse de doctorat. Ses recherches à la
Bibliothèque nationale de Paris et aux archives militaires
du château de Vincennes ont abouti et sa thèse a été publiée
en 1975, par l’IFAO. C’est depuis cette date, et pendant 15
ans de travail quotidien ininterrompu que Wassef a élaboré
son projet de dictionnaire : Clé des sigles, des
abréviations et acronymes. Ce dictionnaire renferme 50 000
sigles multilingues dans tous les domaines.
La France était, à ce boursier, une terre féconde d’énormes
possibilités d’études. C’est en France qu’il est parvenu au
comble de la laïcité et des idées libérales. « La laïcité
n’est pas comme le prétendent d’aucuns à l’esprit obtus et
fanatique une tendance d’irréligion. Loin d’être un athéisme
dissolvant, elle préconise l’adhésion à un humanisme
exaltant l’épanouissement de l’individu et vise à la
consolidation du lien social dans un esprit de franche
fraternité. Les convictions religieuses de chacun d’entre
nous sont intangibles et ne doivent pas être un ciseau
d’ostentation. Il ne faut pas accepter d’emblée les
orthodoxies dogmatiques. Vous êtes libre de choisir vos
croyances mais vous n’êtes pas libre de les imposer aux
autres ». Ces idées ont clairement influé la raison de ce
professeur émérite de la civilisation française qui a trouvé
en « l’affaire Dreyfus » l’événement le plus émouvant de la
civilisation française. « On n’a pas le droit de persécuter
un homme pour ses convictions religieuses. J’ai beaucoup
apprécié la démarche de l’ex-président Jacques Chirac qui, à
l’occasion du centenaire de l’affaire Dreyfus où un
capitaine juif a été accusé d’espionnage, a envoyé une
lettre d’excuse aux membres de sa famille », dit Wassef,
ajoutant : « L’idéologie occidentale est basée avant tout
sur l’esprit cartésien. C’est-à-dire, le culte de la raison,
alors que les valeurs orientales s’en tiennent au fatalisme.
D’après moi, l’Occident et l’Orient ne se rencontreront
jamais ». Ce tiraillement entre la voie de la raison et
celle de la religion a-t-il affecté la douceur de la vie
conjugale, de ce partisan de la laïcité ? En fait, sa femme
aimée, qui était elle aussi professeure à la faculté
Al-Alsun, était comme toutes les personnes qui vivent en
Orient se pliant à la norme liturgique. « Pour conserver la
paix au sein de notre mariage, on s’était promis de ne pas
aborder, à la maison, le problème de la religion. Ma femme
avait un tempérament à la fois autoritaire et diplomatique.
On s’entendait parfaitement, bien que chacun possède ses
propres convictions religieuses. D’après moi, la véritable
religion est l’amour de l’homme pour l’homme, abstraction
faite de son ethnie, de sa couleur et de ses croyances »,
évoque l’époux fidèle au souvenir de sa femme décédée, il y
a 7 ans, suite à un accident de voiture. Père d’une fille
qui réside aux Etats-Unis, à qui, il a voulu donner une
éducation purement laïque, Amin Wassef n’a pas pu s’adapter
à la « monotonie » de la vie américaine. Il a préféré
continuer sa vie, dans son pays natal. Et tient à occuper
son temps au maximum. Une manière de se délivrer de sa
solitude. « La victoire d’un homme est de vaincre une
difficulté et la plus grande victoire d’un homme, c’est de
se vaincre soi-même ». Pour ne pas se replier sur lui-même,
Amin Wassef s’est lancé dans un tas d’activités. Le soir,
dans sa maison très modeste, entre ses bricolages, ses
recherches, ses papiers désordonnés et les thèses de
doctorat, il aime entendre les grandes symphonies classiques
et surtout les chansons de l’entre-deux-guerres, avec leurs
aspirations, à la jouissance de la vie et à l’optimisme. «
La vie, c’est le mouvement. Si l’on ne peut pas bouger,
c’est comme si l’on était mort ». Mais il ne craint pas la
mort. Avec assiduité, il se réveille très tôt le matin. Se
dirige à son travail et à tout moment, il se voit entouré
d’étudiants et de collègues dont il a été témoin des
promotions. A cœur dévouant, Wassef est cet enseignant
libérateur qui dédaigne le snobisme. Il a réussi sa carrière
en gardant une bonne entente avec les étudiants. «
L’enseignement de nos jours est basé sur l’autorité de
l’enseignant et ne laisse aucune initiative à l’étudiant.
Tous mes étudiants sont au même pied d’égalité. Car la
valeur morale de l’individu est dans sa personne, loin de sa
position sociale et matérielle », affirme le professeur.
Connu par son bonnet noir sur la tête, Wassef n’admet pas
qu’on l’appelle khawaga (l’européen ou l’étranger). « Ce
bonnet n’est pas un style occidental. Il n’est que pour
protéger ma tête contre le froid », se défend-il, tout en ne
reniant, pour autant, ses appartenances nationales. Pour ce
vétéran de la civilisation française, témoin de plusieurs
périodes de l’histoire de l’Egypte, le régime nassérien est
la meilleure période qu’a parcourue le pays. « C’est au
temps de Nasser que le peuple égyptien a acquis le sens de
la dignité. Il a eu ses droits imprescriptibles à
l’enseignement et aux soins médicaux. Le slogan de Nasser a
été : Lève la tête mon frère, le temps du servage est révolu
». Parallèlement, Amin Wassef admire les principes libéraux
de la Révolution française ayant mis fin au féodalisme et à
l’absolutisme. En défendant farouche des droits du peuple,
il a publié en 1978, un ouvrage sur Le Problème politique du
monde contemporain, traitant des problèmes de la faim, du
sectarisme et des troubles causés par le racisme. « C’est le
contrecoup de l’impérialisme du siècle dernier qui a réduit
les Etats sous tutelle à la mendicité. Ces impérialistes
essayent vainement de se faire absoudre par des projets
humanitaires, mais l’amertume reste profondément ancrée dans
l’esprit et le cœur des peuples qui ont obtenu leur
indépendance ». C’est ainsi que ce savant encyclopédiste
dresse un état des lieux du monde contemporain.
Névine Lameï