Photographie.
Le photographe est-il un peu magicien ? Sans doute. Il a
toujours su embellir ses modèles. Dans les quartiers
populaires, l’on aime bien se prendre en photo et sous
toutes les coutures. Reportage.
Captiver un moment eternellement
Au
fin fond d’une ruelle dans un immense quartier populaire du
Caire, Dar Al-Salam, se trouve le studio de Am Awad, un
photographe originaire d’Assouan qui exerce le boulot depuis
les années 1960 et toujours dans ce même endroit où le
peuple est roi. Il tient toujours à préserver ses vieux
outils et aussi sa technique que d’aucuns diraient surannée.
Pour lui, c’est un métier artistique qu’il maintient bien
qu’il soit entouré par plusieurs studios qui utilisent les
nouvelles techniques. Am Awad fait partie de ce monde
bigarré où règnent une diversité de cultures et des
contradictions entre la pauvreté et les aspects de la vie
moderne.
Dans son studio modeste au milieu d’un décor composé de
tableaux qu’il déplace et qui servent d’arrière-plan pour
les prises de vue, il passe des heures à attendre un client.
Les choses allaient mieux avant, c’est sûr, lors des années
1960 où les gens appréciaient ce genre d’art. Alors qu’il
parcourait avec nostalgie un de ses albums en noir et blanc
où s’étalait sa gloire première, Chaïmaa, 13 ans, fait
irruption dans son studio, vêtue d’un pyjama et chaussant
des pantoufles. Elle lui demande de la prendre en photo en
tenue indienne. Am Awad a compris ce qu’elle voulait, car
c’est l’une de ses fidèles clientes. En effet, Chaïmaa se
rend au moins une fois par semaine dans ce studio pour se
faire prendre en photo chaque fois avec un nouveau look. Par
la même occasion, elle va récupérer sa dernière photo, prise
avec un voile. Cette fois-ci, Am Awad lui remet les
accessoires qu’il faut. « Un accoutrement indo-nubien que
j’ai constitué pour aguicher toutes celles qui adorent se
déguiser ou se prendre en photos. Avec la nouvelle
technologie qui a envahi le marché, je dois avoir mes moyens
de défense », dit Awad tout en aidant la petite à mettre le
collier, fixer une boucle au nez et aux oreilles, sans
commenter le fait qu’elle s’est rendue à son studio habillée
en pyjama. Car cela ne semble guère le gêner. Sans même ôter
son pyjama, ni ses pantoufles, Chaïmaa enfile le châle qui
ressemble au sari et se met en place devant la caméra de Am
Awad. Satisfaite et sûre de son photographe, elle quitte le
studio non sans avoir changé de poses plusieurs fois. Mais
avant de s’en aller, elle lui fait part de son désir d’être
photographiée la prochaine fois en galabiya à la bédouine.
Chaïmaa explique qu’elle adore se prendre en photos et son
album en est rempli. Il y a celle où elle porte le voile,
une autre où elle est sans maquillage, une troisième où ses
cheveux sont lâchés, une autre où elle est bien maquillée et
la toute dernière, où elle sera à l’indienne. A chaque fois,
elle doit trouver quelque chose de nouveau. Alors que
Chaïmaa est restée fidèle à Am Awad, puisqu’elle a confiance
en son talent, d’autres préfèrent recourir à des studios
plus modernes pour profiter des nouvelles techniques qui
permettent d’obtenir des photos de rêve avec les simulations
qu’offre la nouvelle technologie.
Avec
les moyens du bord, Am Awad tente de répondre aux besoins de
ses clients en diversifiant le décor, les déguisements et
les accessoires qui vont avec. « J’ai acheté, il y a
plusieurs années, des tenues traditionnelles, des keffiehs,
des turbans et d’autres accessoires à l’indienne pour les
filles du quartier d’Al-Hussein et Khan Al-Khalili, mais
tout a commencé à s’user, et je n’ai pas les moyens de tout
renouveler, car cela coûte trop cher. En outre, les studios
des alentours utilisent le système de Photo Shop par
ordinateur. Moi, je pense qu’il y a toujours une différence
entre ce qui est naturel et ce qui a été créé
artificiellement. Aujourd’hui, n’importe qui peut exercer le
métier », assure Am Awad qui, malgré la récession, refuse de
recourir à cette technologie. Il se contente de quelques
clients fidèles et de voisins qui se rendent chez lui au
moment des fêtes, des mariages, des anniversaires et de la
rentrée scolaire. D’après lui, les filles aiment se prendre
en photo lorsqu’elles portent de nouveaux vêtements ou se
sont faites une nouvelle coupe. Certaines adorent même avoir
leurs photos en vitrine et sont fières de cela, alors que
d’autres le refusent. Am Awad respecte l’avis de ses
clients, sauf si cela transgresse ses règles et ses
principes. « Je ne mettrais jamais une photo de fille
habillée en décolleté ou portant un body trop court. Je
n’accepte jamais la commande d’un garçon qui vient faire
développer une photo sans la permission de la fille ou faire
un montage de photos qui risquent d’être mal exploitées ».
La modernité sert la tradition
Des codes, des habitudes et une culture différente qui
rendent le travail du photographe plus difficile quand son
studio se trouve dans un quartier populaire. C’est ce
qu’explique Mohamad Kamal, un photographe plein de talent et
qui a passé une grande partie de sa vie dans les quartiers
populaires. Mohamad travaille dans un studio plutôt moderne
et composé de deux étages au centre du quartier Boulaq, à
Wékalet Al-Balah, cette célèbre artère commerçante. Les
vitrines reflètent toute une culture des gens du quartier
qui aiment être pris en photos à l’instar des stars, à
l’exemple d’un poster de Mohamad Fouad ou d’une scène de
clip de la sulfureuse Nancy Agram. Les souhaits et exigences
des clients n’en finissent pas, comme le confie Ahmad
Abdel-Dayem, propriétaire du studio.
La
scène dans le studio Gentil est complètement différente de
celle de Am Awad. Les clients ne cessent d’affluer dans ce
studio qui dispose d’ordinateurs. Là, tout est possible avec
le système du Photo Shop : embellir un visage, camoufler des
rides ou des balafres, faire un montage. Pour les gens,
l’ordinateur fait des miracles. Mohamad Kamal explique que
les gens des quartiers populaires, du moins pas tous, ne
savent pas comment poser, même s’ils en raffolent. Et pour
eux, avec un procédé artificiel on peut faire comme les
vedettes. « Un homme mal habillé et mal rasé voulait se
prendre en photo. Quand je lui ai demandé d’aller se changer
et se raser de près, il m’a répondu que ce n’était pas
nécessaire, puisque l’ordinateur est capable de le faire. Un
autre m’a demandé de le photographier au volant d’une moto
qu’il n’avait pas. Je me souviens de cette femme qui est
venue me demander d’avoir la photo de son enfant sur la
paume de sa main, ou le cas de ces jeunes filles qui veulent
à tout prix ressembler à Nancy Agram, Elissa, Haïfaa Wahbi
ou Chérine. Elles ne comprennent pas que l’ordinateur est
incapable de changer les traits d’un visage », dit Kamal.
Celui-ci ne semble pas en paix avec lui-même, contrairement
à Am Awad qui savait plaire à ses modèles. « C’est difficile
d’avoir leur confiance, les convaincre que tel ou tel cadre
leur convient mieux. Certains m’obligent à refaire la photo
parce qu’elle n’a pas répondu à leurs aspirations »,
explique Kamal. Des malentendus qui créent parfois des
problèmes, surtout quand Mohamad demande à une jeune fille
de prendre une certaine pose pour que sa photo soit plus
belle et qu’elle refuse de le faire. « Une fois la photo en
main, on a droit à des grimaces », dit Mohamad en prenant
des photos de deux fiancés, Hicham et Doaa, venus
accompagnés d’amies et proches habillés en soirée. Autre
situation embarrassante que cite Kamal : le cas d’un nouveau
marié ou d’un fiancé qui refusent que l’on touche à sa
dulcinée lors de la prise de photos-souvenirs. Ceci
l’empêche de faire correctement son travail. « Dans ce cas,
je fais ce qu’il veut, même si je ne suis pas convaincu de
mes cadres. C’est leur problème », explique-t-il. « Beaucoup
de couples entrent dans le studio alors qu’ils viennent de
se chamailler, ils veulent être pris en photo dans cet état,
les visages en colère. Ce que je refuse. Dans ce cas,
j’essaye de détendre l’atmosphère ou de résoudre leur
problème pour que la photo soit plus belle », dit Kamal, qui
confie qu’acquérir la confiance de certains clients le
comble de joie. « Ainsi, je peux prouver mes talents et
créer de nouvelles idées pour les satisfaire ».
Une confiance qui fait que des filles viennent faire 70 à 80
photos en une fois. Et cela arrive deux ou trois fois par
mois au moins.
Un miroir parfois décevant
Selon Kamal, il y a des gens pour qui la photo est la
nécessité absolue. Une nouvelle photo, un nouveau look est
une folie chez certains et la nouvelle technologie l’a bien
soutenu, surtout avec des appareils numériques et des
ordinateurs. En fait, la photographie numérique présente
l’avantage des possibilités de retraitement et de retouche
des images avec un ordinateur et un logiciel de traitement.
D’où cette confiance absolue qu’ont les clients.
Mais pour notre photographe, le numérique n’est pas une
magie opérante à cent pour cent, d’où les malentendus : une
femme est fâchée car le photographe a gâché sa dernière
photo. « Comment veux-tu qu’on la répète ? J’étais en une
belle robe que j’ai louée pour les noces de mon amie ».
D’autres filles sont toujours tirées à quatre épingles pour
les photos, mais ont toujours leurs demandes d’avoir des
yeux colorés ou un visage blanc ou avoir une photo avec un
des stars.
Kamal, bien qu’il soit doué pour la technologie moderne,
pense que son usage de manière aussi systématique n’est
qu’une question de gagne-pain. Il reconnaît ce que dit Am
Awad, à savoir que l’art authentique est bien proche du
naturel, même si l’ordinateur peut apporter des facilités. «
Mais il ne fait pas de miracle comme on le croit. Il faut
que les gens apprennent comment se font de belles photos …
naturelles », dit le photographe. Le saura-t-on un jour ?
Deux phrases résument la problématique. Un célèbre
photographe mondial a dit : « Si la photographie n’était pas
bonne, c’est que tu n’étais pas assez près ». Ce à quoi a
rétorqué un autre : « Si la photographie n’est pas bonne,
c’est qu’on est trop près ».
Doaa
Khalifa