Al-Ahram Hebdo, Littérature | La prison
  Président Morsi Attalla
 
Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 3 au 9 Octobre 2007, numéro 682

 

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Littérature

Dans Al-Riwaïyoun (les romanciers, 1988), Ghaleb Halasa, écrivain jordanien installé en Egypte, décrit l’univers d’une génération de militants communistes, dont leurs expériences en prison. Il a obtenu cette année, à titre posthume, le prix d’Encouragement de l’Etat en Jordanie.

La prison

Le cauchemar de tout prisonnier politique, c’est qu’il ne sait pas quand il sera libéré. Ça peut durer des mois, comme ça peut durer dix ans, ou plus. Aucun critère précis ne définit la durée de sa détention. Un prisonnier, Mohamad Halabi, avait été arrêté parce qu’il portait le même nom qu’un suspect. Il avait été arrêté plusieurs fois pour la même raison. Un an après l’arrestation de Mohamad Halabi numéro un, le suspect originel a été arrêté, et placé dans le même dortoir que le Halabi emprisonné par erreur. Ce dernier a contacté l’administration de la prison pour exposer son cas. L’administration lui a fait savoir qu’elle ne pouvait rien faire. Il rédigea une requête dans laquelle il expliquait la situation. L’administration a refusé de l’étudier ; il était interdit d’étudier les requêtes des prisonniers.

Un jour a eu lieu l’impossible : le suspect originel a été libéré, tandis que Halabi numéro un restait prisonnier. Les nerfs de l’homme flanchèrent. Il se mit à raconter son histoire à tous ceux qu’il rencontrait. Tout le monde était au courant. Puis, ils arrêtèrent d’en parler. Quand les prisonniers commencèrent à se montrer agacés par son histoire qu’il répétait sans cesse, il se mit à se la raconter à lui-même. On le voyait marcher dans le couloir, se parler à lui-même, avec forces mimiques.

L’homme était en fait comme un avertissement hantant le cœur de tout prisonnier. Tous tentaient d’oublier cette obsession en bougeant perpétuellement, en se concentrant sur les problèmes quotidiens. Au moment du coucher du soleil, juste avant l’appel, le silence enveloppait la prison. On pouvait alors voir les prisonniers marcher dans le couloir, un par un, silencieux, le visage absent. Au fond d’eux-mêmes, ils se répétaient la question de tous les jours : quand viendrait enfin la fin de ce cauchemar monocorde ? Ces interrogations s’appliquaient aussi à leur vie à venir à l’extérieur.

En prison, l’image du monde extérieur était celle d’un monde qui tournait le dos au prisonnier, un monde où les sentiments et les rapports des gens avaient changé. Les maisons des amis et des proches semblaient abandonnées, occupées par des étrangers. Même Le Caire semblait devenu une autre ville, qui ne reconnaissait plus le prisonnier, qui l’exilait.

Pendant les premières heures de la nuit, quand les prisonniers sont enfournés dans leurs dortoirs et que les portes se referment sur eux, cette sensation écrasante libère une nostalgie vaporeuse, qui touche tout le monde, en empruntant un chemin précis. Le programme prévu pour la soirée des communistes ce jour-là était que chacun raconte ce qu’il comptait faire au moment où il sortirait du ministère de l’Intérieur et se retrouverait libre. Walid dit qu’il prendrait le premier taxi pour rentrer à la maison.

— Tu ne vas même pas marcher un peu dans la rue pour voir ce qui s’est passé dans le monde ?, demanda Ihab, réprobateur.

— Je verrai le monde par la fenêtre du taxi. Et toi, Ihab ?

— Moi ? J’achèterai un paquet de cigarettes entier, un paquet entier, vous entendez les gars, et je m’installerai chez Isaevitch pour boire quatre verres de thé. Pas l’un après l’autre. Non, je les alignerai devant moi.

— Tu n’iras pas te changer et te laver d’abord ?, demanda Moustapha.

— D’abord les cigarettes, lui répondit Ihab, ensuite le thé. Le reste viendra après.

Puis dans une ambiance blagueuse, se pointèrent les rêves : « Se laver, mettre des habits propres, le thé et la cigarette ». On demanda aux hommes mariés : « Et après ? ». Tout le monde se mit à rire. Tous parlaient du Caire comme si c’était une ville familière, mais en leur for intérieur, ils la voyaient comme une ville étrangère, dans laquelle ils entreraient en touristes.

Avec la fin de la soirée, des petits groupes se formaient, plus intimes, et les conversations s’adoucissaient, les sentiments s’exprimaient sans retenue. Ils racontaient des petites histoires qui semblaient exceptionnellement belles, avec en eux-mêmes un étonnement : dans quel monde exceptionnel vivions-nous ? ! Est-ce vraiment la vie que nous vivions ? Ils étouffaient de désir et de regret. Commençaient alors les allers et venues dans cet étroit couloir qui séparait les corps endormis, à remâcher des souvenirs et des rêves éveillés.

Le matin, les prisonniers étaient plus optimistes. Des rumeurs sur une prochaine libération circulaient, qu’ils croyaient sans discuter. Il y avait un groupe que l’on pourrait qualifier d’« optimistes chroniques ». Adli par exemple, avec son uniforme de prison blanc, taillé dans le tissu rêche des voiles de bateaux, sans manche ni col (Worldrobe), son petit corps trapu, était debout dans le soleil du matin, pour se réchauffer. Il souriait à Ihab et ce sourire envahissait son visage tout entier, emplissant de larges rainures éclatantes comme de l’or, et chuchota : « mabrouk ».

Ihab se sentit envahi d’un sentiment de désir impatient : mabrouk pour quoi ?

Le sourire de Adli se transforma en un désir impatient découvrant des dents bien alignées :

— On va être libérés.

— Libérés ? Quand ça ?

— Plus vite que tu ne le crois, répondit Adli.

Il rit, puis ajouta qu’il avait appris cela d’un officier dans l’administration de la prison, dont il ne pouvait divulguer le nom. Il demanda à Ihab de ne pas diffuser cette nouvelle.

— C’est donc du sérieux, dit Ihab.

— C’est sérieux, mais n’en parle à personne.

Ihab murmura la nouvelle à plusieurs personnes. A midi, un des prisonniers des Frères musulmans s’approcha de lui et chuchota :

— On sera libérés bientôt. C’est sûr. N’en parle à personne.

Un matin, les communistes découvrirent que les Wafdistes avaient rangé leurs affaires et les avaient alignées dans le couloir, devant la porte de leur dortoir. Certains étaient installés sur leurs affaires, d’autres restaient debout, silencieux, ou parlaient avec les prisonniers. Ils étaient tous rasés. Ismaïl s’approcha de Fattah et lui demanda :

— Que se passe-t-il ?

— On va être libérés aujourd’hui, lui répondit Fattah.

— Quelqu’un vous a prévenus ?, lui demanda Ismaïl.

En général, les libérations sont annoncées dans le micro de la prison, et tous les prisonniers entendent la nouvelle. Ceux qui sont libérés sont convoqués à l’administration de la prison.

— Non, mais aujourd’hui on est mardi et on est le quatre du mois.

— Oui, oui, c’est le rêve de Saïd bey, répondit Ismaïl.

Environ deux semaines après l’arrivée des Wafdistes en prison, Saïd bey avait rêvé qu’il voyait un calendrier accroché au mur, sur lequel était inscrit « mardi », et le chiffre quatre, très clair. Ce rêve, pour les Wafdistes, ne pouvait avoir qu’une seule signification : ils allaient être libérés quand le quatre du mois tomberait un mardi. Et quand arriva ce jour, ils considéraient que leur libération ne faisait aucun doute. Ils restèrent donc debout près de leurs affaires. Ils étaient tellement convaincus qu’ils avaient repris les traits qui étaient les leurs à l’extérieur. Saïd bey avait pris un air réservé pour s’adresser aux prisonniers. Il regardait au loin quand ils lui parlaient. Fattah était devenu nerveux et avait giflé Morsi, qui avait été emprisonné avec les Wafdistes et faisait office de domestique dans leur dortoir.

Au coucher du soleil, les geôliers passèrent dans le couloir en criant : « l’appel ». Tous regagnèrent leurs dortoirs, à l’exception des Wafdistes. Le geôlier Saleh Adwan s’approcha d’eux et hurla : « l’appel ».

— On va être libérés, dit Saïd bey.

— Comment ça, libérés, cria Saleh. Entrez, tous.

Mais ils ne voulaient rien entendre. Eleiwa se retira alors et revint en compagnie d’un officier de l’administration. Il leur ordonna fermement d’entrer et de se préparer pour l’appel.

— On va être libérés, mon commandant, dit alors Fattah.

— Arrêtez vos enfantillages, et entrez.

— On est sûrs qu’on va être libérés, répéta Saïd bey.

Là, l’officier s’emporta et se mit à hurler :

— Comment ça ? ! Une libération annoncée par les prisonniers, alors que l’administration n’est même pas au courant !

Il ne restait plus aux Wafdistes qu’à regagner leur dortoir. Une heure après la fin de l’appel, au moment où le dîner était distribué dans le dortoir des communistes, on entendit des coups sur la porte du dortoir des Wafdistes, et des voix qui appelaient de l’intérieur : « soldat ! ». La porte du dortoir des Wafdistes fut ouverte. Peu après, la porte du dortoir des communistes s’ouvrit à son tour. Eleiwa apparut :

— Un médecin pour le dortoir des Wafdistes.

Parmi les prisonniers communistes, il y avait trois médecins. L’un d’entre eux se leva et suivit le geôlier. Les responsables de la distribution du repas continuaient à se déplacer entre les groupes. Ceux qui étaient assis gardaient les yeux fixés sur la porte ouverte du dortoir, sans interrompre leur discusson. Certains se remettaient à manger après des soupirs.

— Ils ont les nerfs fragiles, dit Zaki.

Il ne s’adressait à personne en particulier. On entendit des rires çà et là. Tous s’imaginaient que quelque chose de très drôle devait avoir lieu en ce moment même dans le dortoir des Wafdistes.

Le docteur Mohamad revint assez vite. Il avait la tête inclinée et un sourire aux lèvres.

— Rien de spécial, répondit-il aux questions qui fusaient de partout. Saïd bey s’est évanoui.

Traduction de Dina Heshmat

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Ghaleb Halasa

Ghaleb Halasa est né le 18 décembre 1932 dans un village situé au sud d’Amman, en Jordanie. Il est mort le même jour de l’année 1989, à Damas. Halasa a vécu en exil la majeure partie de sa vie, dans le monde arabe. Il a fait des études de journalisme à l’Université américaine de Beyrouth, et a été emprisonné au Liban, en Jordanie et en Iraq pour ses activités politiques et son appartenance à différents partis communistes arabes. Il a très longtemps vécu au Caire (de 1953 à 1976, date à laquelle il a été expulsé par le gouvernement égyptien pour son opposition aux accords israélo-égyptiens). La présence de l’Egypte est ainsi centrale dans la plupart de ses romans, dont Al-Khamassine (les vents du khamassin, 1975, Dar Al-Saqafa al-gadida), Salasat wogouh min Bagdad (trois visages de Bagdad), Al-Riwaïyoune (les romanciers), Al-Souäl (la question, Dar Al-Nadim, à Damas), ainsi que deux recueils de nouvelles. Ghaleb Halasa est le premier à avoir traduit Gaston Bachelard en arabe.

 

 

 




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